Est-ce d’ouvrir ce lundi le chalet d’alpage, au-dessus de Briançon, où resplendissent les couleurs de l’automne, et d’affronter dans cette maison que Françoise et Brieuc aimaient tant leur double spectre ?… Je suis seul, les mélèzes n’ont pas totalement viré à l’orange ni les trembles au jaune vif, mais les cerisiers sont d’un rouge éclatant. Nous célèbrerons dans une semaine le Jour des morts, et je me répète pourtant devant tant de couleurs que « l’automne aussi est une chose qui commence », qu’il ne faut pas s’identifier aux disparus, macérer dans leur perte, qu’eux-mêmes n’auraient pas voulu ça…
Il se trouve que j’ai (re)vu avant de partir Vertigo, l’un des chefs d’œuvre incontestables d’Hitchcock, titre plutôt mal traduit par « Sueurs froides », et que je viens de relire l’analyse qu’en donna Jean-Pierre Dupuy, complètement obsédé lui-même par ce film qu’il vit plus de cinquante fois ! (On trouve son texte à la fin de La Marque du sacré, Carnets nord 2008.)
Vertigo traite d’une hantise, donc du spectre, mais qu’a-t-il pour nous fasciner tellement en retour ? Quel est le ressort, le spin ou le pitch de cette ténébreuse intrigue qui semble dès le générique s’enrouler sur elle-même en spirale ? Boileau et Narcejac étaient déjà à l’origine d’un film, Les Diaboliques tourné par Clouzot, dans le style d’une intrigue policière, un genre que Vertigo survole d’assez haut. Scottie (James Stewart) est un ancien policier de San Francisco mis sur la touche pour cause d’acrophobie, ou mal des hauteurs ou vertige (il a côtoyé de près le vide dans une course-poursuite sur les toits, qui ouvre le film, et son collègue qui lui tendait la main en est mort) ; il se laisse approcher et décider (non sans mal) par un ancien ami, Gavin Elster, de prendre en filature sa femme Madeleine (merveilleuse Kim Novak). Celle-ci a d’étranges absences (physiques et mentales), au point que son mari craint qu’elle ne se suicide. Scottie commence donc à espionner la douce et séduisante Madeleine, qui l’entraîne dans son sillage au musée de San Francisco, où elle contemple longuement le portrait de sa supposée ancêtre Carlotta Valdès, dont ses cheveux reproduisent le même chignon noué en spirale ; elle se rend de même chez un fleuriste acheter un bouquet ressemblant à celui du tableau, puis sur des tombes, ou devant un hôtel dont elle loue une chambre, ou au pied du pont du Golden Gate où, d’un seul coup, elle se jette à l’eau. Scottie la sauve de la noyade et la ramène inconsciente (et nue) dans son propre lit, en mettant son linge à sécher. A partir de là, une inclination amoureuse se déclare entre les deux protagonistes ; Madeleine avoue à son poursuivant qu’elle ne peut aimer que dans la mort, qu’elle est la proie d’une possession par son aïeule Carlotta et qu’elle doit pour cela se rendre en un certain village, San Juan Bautista, où elle entraîne Scottie pour se jeter sous ses yeux du haut du clocher : en la poursuivant dans les marches, son amoureux pris de vertige n’a pu empêcher ce geste désespéré. Fin de la première partie, dont nous allons bientôt apprendre qu’elle est entièrement fausse ou « manipulée ».
Faut-il raconter la suite ? Je supposerai que mon lecteur connaît bien tout cela. Attardons-nous plutôt sur la double identification : Scottie s’identifie à « Madeleine » qui s’identifie à Carlotta, il tombe amoureux d’une femme elle-même amoureuse d’une morte, cette aïeule qui lui renvoie sa propre image. Il aime (assez désespérement) « Madeleine » pour ses absences, ses dérobades. Plusieurs critiques ont posé la question de savoir si Scottie la déposant nue dans son lit avait fait, hors champ, l’amour avec elle. Car après tout lui-même l’a déshabillée… Hypothèse ridicule ! L’impuissance de Scottie est soulignée dans le film où Jame Stewart incarne (à merveille) un timide, un homme battu par sa propre infirmité. Et la présence à ses côtés d’une « fiancée » qu’il n’épousera pas, la robuste dessinatrice de soutiens-gorges (!), tout à tour maternelle et pratique, et qui aimerait tellement le séduire, souligne ce trait fatal : les amours de Scottie ne sont pas de ce monde.
Revenu à une vie d’errance après un sévère épisode dépressif, Scottie hallucine : il croit reconnaître partout Madeleine. Or celle-ci inopinément ressurgit, dans la rue et sous l’aspect d’une femme plutôt vulgaire ; Scottie la suit dans sa chambre, il ne veut que le plus possible « la regarder ». L’intrigue atteint ici l’un de ses climax : la fausse Madeleine (appelée Judy) a été forcée de jouer précédemment son rôle de rêveuse et suicidante bourgeoise par l’époux devenu son amant, et désireux de se débarrasser de sa femme en jetant son corps (aux habits identiques) du haut du clocher… Or elle voit revenir l’homme qui l’a aimée, et qu’elle aime (alors qu’Elster n’a fait que la manipuler), mais qu’elle ne peut d’abord que repousser… La tension culmine admirablement dans les scènes d’habillage, par lesquelles Scottie exige de Judy qu’elle endosse au détail près la toilette de la morte, et nous voyons par amour celle-ci se soumettre à ce caprice, acceptant (non sans réticence) de rémunérer le fantasme de cet homme amoureux d’une autre, et dont le fétichisme la brutalise.
Hitchcock, je crois, aura rarement filmé quelque chose d’aussi fort. Une critique venue des féministes a dénoncé la conception très machiste, voire sadique de l’amour de Scottie, reflet de l’érotisme supposé du réalisateur qui n’est pas tendre avec ses actrices, et qui livrera bientôt la malheureuse Tippi Hedren au tournage cauchemardesque des Oiseaux (1963)… Hitchcock ne filmerait-il que des femmes-objets ? Or ces scènes tournées dans les salons des magasins de couture, ou dans la chambre éclairée de vert de l’hôtel Empire, reflètent assez précisément les conditions d’un tournage : Scottie y est la proie d’un film dans lequel il instruit sa partenaire en conséquence, son amour s’apparente à la direction d’actrice ! Mais la même critique oublie qu’Hitchcock filme simultanément, sans les édulcorer si nous savons entendre, les affres de l’amour de « Madeleine », son désespoir quand elle doit dire adieu (dans sa tenue bourgeoise et pour toujours ?) à l’homme qu’elle aime avant la mascarade funèbre du clocher, puis son immense désarroi devant la reconstitution de leur couple : doit-elle, ne doit-elle pas se laisser poursuivre par un Scottie aussi bouleversé qu’elle ? Mais elle, qui est-elle ? Assurément pas Judy, mais pleinement Madeleine aux yeux d’un Scottie qui n’a de désir que pour la disparue, qui aime « d’entre les morts » (titre du livre-tuteur de Boileau et Narcejac) comme « Madeleine » aimait le tableau de Carlotta. Le vertige identitaire qui frappe Judy, au fil de cette poignante seconde partie, et la tragédie de la femme-objet, deux fois manipulée ou soumise au funeste désir de l’homme, élève ce film au rang des chefs d’œuvre de l’analyse psychologique où ni l’homme ni la femme ne sont spécialement flattés, mais fouillés et disséqués avec tendresse et compassion, pris qu’ils sont dans cette machine infernale initiée par le désir d’Elster qui ici les entraîne.
Il faut en effet, à côté de James Stewart, relever l’interprétation hors pair de Kim Novak, tour à tour rêveuse et respectable bourgeoise, puis fille à demi putain. Son jeu vulgaire de la seconde partie, où elle bouge librement un visage et un corps animal, aux hanches et aux seins généreux (dépourvus de « brassière », un détail qu’on remarque à l’écran et qui, paraît-il, tracassait Hitchcock)…, contraste tellement avec la rêveuse résille qui enserrait « Madeleine » dans la première partie ! Et que dire de ses expressions quand cette résille la reprend et qu’elle assiste, muette de confusion, à la jubilation de Scottie qui la voit enfin revenir à lui, fausse Madeleine rediviva « d’entre les morts », au sortir de la salle de bain de l’hôtel dont l’enseigne verte noie toute la scène d’une couleur d’outre-tombe ?
Dans son zèle pour coller au désir (pervers ?) de l’homme, Judy en fait maladroitement trop en ajoutant à sa toilette le pendentif de Carlotta, provoquant aussitôt le dessillement du regard de Scottie, et la double défaite de leur amour : d’un coup l’homme comprend toute l’histoire, et à quel point on s’est joué de son désir, un désir qui a somnambuliquement reproduit celui d’Elster déguisant et instrumentant « Madeleine », le mari a fait la même chose que lui, but better ! Ce cri de désespoir signe l’effondrement de l’homme frappé au cœur de sa passion ; mais la femme, deux fois victime du même procédé, a perdu de son côté tout espoir de faire valoir son identité de Judy, elle n’est littéralement rien aux yeux de Scottie, qui aime décidément « ailleurs ».
Le dénouement, très brutal, s’accorde parfaitement à cette pulsion de mort que Freud appelait aussi pulsion de répétition, « Wiederholungszwang » ; mais aussi à l’infernale logique de ce film spiralé ou mimétique, tout entier consacré à ce démon nommé désir mimétique. Gardons-nous d’aimer dans la mort, ou d’endosser le rôle d’une morte, nul ne joue impunément avec ça, semble nous dire Vertigo.
Il se trouve que je dois prononcer à partir de novembre plusieurs conférences sur le roman Aurélien d’Aragon, mis cette année au programme des khâgnes. Le scénario de ce livre (de 1944) très différent de ce film (de 1958) le recoupe pourtant sur un point essentiel : Aurélien comme Scottie a été « battu là, bien battu par la vie » (au sortir de la Grande guerre), et il s’éprend de Bérénice dans-la-mort : à travers des monuments funéraires, une citation de Racine, le masque de l’Inconnue de la Seine…, ces étayages d’un amour foncièrement morbide révélant, à la dernière page, leur infernale logique de répétition.
Et moi, en ces splendides journées de Toussaint, qui aimer et vers qui me tourner ? Il semble que ce film autant que ce livre dressent au carrefour d’Eros et de Thanatos un signal sans ambiguïté.
Laisser un commentaire