Mes amis me reprochent le goût immodéré que je porte à Laurent Gerra, imitateur qui hisse son art à un degré qui confine pour moi au hold up des identités, au trafic des âmes, à la magie : comment peut-on à ce point s’emparer du plus intime de l’autre, de sa voix ou de son visage ? S’approprier cette façon particulière de chuinter, de pencher la tête, de sourire niaisement en pointant son fessier ?
J’y songeais de nouveau en regardant vendredi dernier sur la 8 la retransmission de son spectacle donné au Châtelet en 2014, qui n’est peut-être pas son meilleur (« Laurent Gerra flingue la télé », vu en live au Théâtre Marigny, m’avait paru plus décapant, plus étoffé) ; ce dernier show souffre paradoxalement d’un excès de moyens, l’orchestre démesuré dont il s’entoure nuisant à la performance de l’imitation, qui gagnerait à demeurer nue. Ce qui captive dans son art ne tient pas aux cordes ni aux cuivres qui accompagnent Gerra jusqu’à l’écrasement, mais à ce que lui peut faire à mains nues devant un simple micro, soutenu dans ses imitations de chanteurs (en général excellentes, « Ma cabane au fond du jardin » !) par le piano de David Mignot. Less is more, c’est bien le cas de le rappeler aux artistes qui, parvenus à une certaine assise ou notoriété, jouent justement aux parvenus en étalant des moyens d’une richesse disproportionnée.
Avec le grand orchestre de Fred Manoukian Gerra s’est fait plaisir, mais mon propos n’est pas là ; je voudrais relever dans ce spectacle un morceau particulièrement remarquable, dont toute la performance s’étire au contraire sur dix minutes d’un très paradoxal silence. J’ai dit que l’imitateur tient sa proie par la voix, dont il semble capter le grain et le phrasé jusqu’aux moindres intonations : qu’il chante Gainsbourg, Montand ou Cabrel, qu’il pérore « en » Jacques Lang ou Léon Zitrone, nous tenons devant nous le personnage ressuscité de pied en cap, recomposé et tout entier présent dans son spectre sonore. Expérience en effet spectrale, ou d’identification magique je le disais : par la métonymie de la voix, qu’il excelle à voler – et comme Cuvier se vantait de reconstituer le brontosaure à partir de quelques osselets – Gerra rebâtit sa victime en chair et en os, il nous la donne à halluciner, et c’est mieux que tordant, c’en est troublant, inquiétant…
Oui, victime car je me demande comment ses modèles reçoivent le spectacle de cette sidérante capture, de ce casse radical. Les politiques ainsi « mis à poil » sont bien forcés d’en rire ; les artistes de leur côté y trouvent sans doute une démultiplication bienvenue de leur présence sur les plateaux, les écrans. Quel honneur après tout d’avoir sa marionnette aux Guignols, on se bouscule paraît-il pour l’obtenir ! De même Gerra honore nécessairement ceux qu’il caricature, et dans le cas de Johnny Hallyday, sur lequel il s’est littéralement acharné (avec quel brio !), on dit que le sujet en redemande, et que l’original et sa copie sont désormais liés d’amitié (pour Cabrel, Eddie Mitchell ou Dutronc, je ne sais pas…).
Mais revenons au Président : on aura rarement assisté sur scène à un tel assassinat, tout en douceur, à petites touches. L’arrivée sur le plateau d’un Hollande hilare, précédé d’un bruit rageur de scooter retour de la rue du Cirque, la tête encapuchonnée d’un casque intégral qu’il dépose précautionneusement comme il ferait de la malette nucléaire, est un grand moment de théâtre : car d’un seul coup c’est lui ! Gerra s’est inexplicablement accaparé son visage alors qu’il ne parle pas encore, et que pendant de longues minutes la marionnette en costume étriqué, cravate de travers et lunettes humides, va nous sourire niaisement, multipliant ses baisers en direction du parterre, fessier bombé, démarche hésitante de pingouin autour d’un micro qu’il semble esquiver. Ces dix minutes de parade silencieuse constituent la charge la plus drôle, et la performance la plus éloquente pour un artiste dont la réussite, je l’ai dit, repose d’abord sur le travail de la voix. Sans parler, tout est dit : la confusion du privé et du public, l’autosatisfaction de celui qui, en nous souriant, se conforte lui-même dans un paternalisme désuet, n’a-t-on pas dit de Hollande qu’il n’avait jamais été meilleur que dans la gestion post-traumatique des attentats, trouvant les mots qui rassurent, les gestes qui apaisent ? Débarrassé de son casque, un Président ici tout sourire et parfaitement normal nous prodigue ses mamours et semble nous murmurer à l’oreille « Bonne nuit les petits »…
Quand « Hollande » parvient enfin à l’exercice du micro, une autre facette du personnage apparaît, avec cette voix pas toujours sûre d’elle-même qui monte dans les aigus comme une plainte, voix fragile d’amant trompé ou d’homme mal-aimé décidé à jouer son va-tout en exhibant son « bilan », en protestant de sa bonne volonté. L’enfant affleure dans ce François-le-petit écrasé par la figure tutélaire de l’Autre, dans ce fiancé mal-aimé d’une France qui se détourne. Avec beaucoup de perspicacité, et non sans tendresse, Gerra dans ce numéro unique excelle à peindre la solitude du pouvoir, le narcissisme désespéré d’un faux-chef, sa stature étriquée, sa quête pathétique d’une popularité qui ne peut venir à celui qui ainsi la quémande…
« Pas à la hauteur ! », martèlent en chœur les opposants de droite et tous les prétendants au seuil des primaires. Avec ce sketch (très accessible sur Youtube) pauvre en moyens ou en effets sonores et visuels, Laurent Gerra nous donne à voir et à sentir dans nos corps le terrible déficit d’incarnation de cet homme pas plus méchant qu’un autre mais tellement inégal à sa tâche, ou aux circonstances. Je me rappelle avoir enseigné, à Lyon, dans un DEA où celui qui n’était pas encore le meilleur de nos imitateurs se mêlait à la cinquantaine d’étudiants alors candidats au Troisième cycle en sciences de l’information et de la communication : j’ai eu Laurent Gerra (mon maître) pour étudiant ! Quel rôle pourraient jouer dans nos filières, ou à Sciences po, ses délectables captures de têtes qui, très au-delà de la rigolade, analysent avec finesse et piété les ressorts du pouvoir, de l’influence, de la présence à soi et aux autres…
Un bon spectacle vaut mieux que de longs discours, et jamais l’amphithéâtre universitaire (ou ce qu’il en reste) n’égalera le théâtre. Si j’enseignais encore, je proposerais dix bonnes minutes de Gerra à l’ouverture de chaque cours !
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