Aurélien, le roman-phare d’Aragon, se trouve donc par la grâce de l’Inspection générale inscrit cette année au programme des concours des ENS, à côté des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, de Bérénice de Racine et des Complaintes de Jules Laforgue. Coïncidence, il se trouve qu’Aragon entretient un lien particulier avec ces trois œuvres : dans Les Communistes, il prête au personnage qui le représente, le lieutenant Armand Barbentane, un goût si fort pour d’Aubigné qu’il en emporte le volume dans sa musette de combattant en 1940 ; la préface (1966) du roman Aurélien s’ouvre en Folio par l’exergue d’une citation de Bérénice, « Voici le temps, enfin, qu’il faut que je m’explique » (khâgneux, faites gaffe, Aragon ne s’explique jamais ! Ou plutôt ses soi-disants éclaircissements sont des embrouilles, son discours préfaciel ne surplombe pas l’histoire qu’il feint d’introduire, mais constitue un roman de plus…) ; concernant Bérénice d’ailleurs, prénom de son héroïne, le chapitre 1 (interpolé sur le manuscrit) constitue une superbe ré-écriture, carnavalesque, du texte de Racine qu’Aragon se plaît à travestir, à dégrader en prose triviale… Quant à Laforgue, nous apprenons par Adrienne Monnier que sa librairie de la rue de l’Odéon, qui abrita la première rencontre (non suivie d’effets) d’Aragon et de Breton aux débuts de 1917, montrait dans le futur auteur d’Aurélien un grand jeune homme sage, à la lèvre ornée d’une ombre de moustache (comme son personnage à venir), et qui gardait toujours dans la poche, pour tout signe de révolte, un volume de Laforgue…
Aragon à l’époque d’Adrienne Monnier
On m’a demandé plusieurs interventions sur ce roman, que j’ai eu le bonheur d’éditer au volume trois des Œuvres romanesques complètes de notre auteur dans la Pléiade, et auquel Cécile Narjoux et moi avons aussi consacré un « Foliothèque », désormais bien connu de tous les khâgneux j’espère… Un collègue de Lakanal m’assure que ses étudiants « mordent » à ce texte situé dans les années 1922-1924, paru en 1944 mais qui déborde de toutes parts les circonstances de sa publication. Tant mieux, Aurélien a tellement à dire aux jeunes gens de toutes les époques ! Il peut leur apprendre à mieux aimer, selon l’aveu d’Aragon qui déclarait n’écrire que pour « savoir aimer », en précisant qu’il n’employait jamais ce verbe au sens faible… Voici donc au plus bref un petit résumé en dix points des propos que je ferais tenir en une conférence d’une heure, ces remarques pouvant servir aussi, hors programme, à attirer l’attention du lecteur curieux sur l’un des plus beaux romans qu’on puisse lire dans notre langue.
- Réalisme / irréalité
Un réalisme conséquent (genre fort élastique dont Aragon s’est fait le champion) ne peut qu’inclure la description des conduites par lesquelles nous fuyons l’insupportable réel. Qui, dans Aurélien, s’appelle notamment la guerre. De fait, ce roman très peu conforme aux canons du « réalisme socialiste », avec ses héros positifs et son obligatoire optimisme historique, ne rencontrait pas les espoirs nés des luttes de la Résistance et de la Libération, mouvements peu concernés par les errances amoureuses d’un rentier dans le Paris des années vingt. La publication d’Aurélien ne put donc que décevoir : 1500 exemplaires vendus en 1945 ! L’illusion, le mensonge d’aimer et les mille formes de projections, d’idéalisation, d’identification, de réminiscences, de leurres, les atermoiements et les doutes identitaires qui en résultent sont au cœur de cette intrigue étonnamment vide, ou peu consistante. Comme le personnage d’Aurélien nous flottons, nous lisons à la dérive : le bruit assourdissant de la guerre a tout emporté. On a beaucoup loué, aux alentours des mêmes années, le roman d’un jeune débutant, L’Etranger d’Albert Camus dont l’écriture, « blanche », semblait placer pareillement notre conscience « derrière la vitre » (selon l’analyse fameuse de Sartre). Les mêmes remarques s’appliqueraient mieux à Aurélien, roman autrement épais, et orchestré. Mais la roue de l’histoire avait tourné, l’existentialisme détrônait au sortir de la deuxième guerre les tenants anciens du surréalisme, et l’extrême sophistication de l’œuvre romanesque d’Aragon ne méritait aucune considération.
- Méconnaissance
Les précédents romans du « Monde réel » nous ont menés chacun au bord de la guerre : au congrès de Bâle (1912) où les socialistes ont l’illusion d’arrêter sa menace (Les Cloches de Bâle) ; en 1913 pour Les Beaux-quartiers ; au jour même de la mobilisation d’août 14 pour Les Voyageurs de l’impériale… Dans chaque cas, les protagonistes de ces intrigues collaborent en somnambules à une Histoire qui les broiera ; ils préparent le pire sans le voir. Aurélien nous déporte très logiquement au sortir de 14-18, pour nous montrer les ravages de l’après-guerre et les tourments de l’indicible : comment raconter ? Faute de dire, ses protagonistes montrent (obliquement, à leur insu) l’ampleur du trauma, et leur retour inégal à la conscience de soi.
- Idéalisation
C’est le grand motif d’Aurélien : comment ne pas aimer dans la mort, ou éviter de statufier son amour ? Nous lisons dans Le Paysan de Paris (1926) « C’est de la statuomanie qu’elle périra, l’humanité », dans un chapitre ironiquement consacré aux monuments de nos parcs, mais aussi à l’irrépressible narcissisme amoureux qui érige la femme aimée sur le même socle. Or dans les années quarante ce narcissisme amoureux redouble, quand nous voyons dans son cycle poétique de la Résistance Aragon transformer Elsa en véritable mythe. Comment aimer « en avant » et non rétrospectivement, ou idéalistement ? La fin des Cloches de Bâle formulait ce programme ou prenait cette résolution, vite démentie dans la suite de l’œuvre. « C’est un bonheur d’aimer une morte, on en fait ce qu’on veut ». Cette terrible leçon formulée dans l’Epilogue dit l’essentiel je crois, et donne un profond commentaire au choix du masque de l’Inconnue de la Seine. Ce masque à lui seul constitue d’ailleurs une trouvaille géniale d’Aragon ; on sait qu’il s’en proposait depuis longtemps l’emploi, narratif ou romanesque, puisque nous le voyons chicaner Céline de l’avoir, en 1933, placé en illustration de couverture de son texte L’Eglise. Lui en ferait meilleur usage, et de fait ce masque, moteur de l’intrigue autant que la citation (également funèbre) de Racine qui lui sert d’incipit (« Je demeurais longtemps errant dans Césarée… ») fonctionne comme étayage d’un amour rétrospectif, embourbé ou mal orienté vers la vie. Si nous ajoutons qu’en 1942, en pleine rédaction d’Aurélien, Aragon perd sa mère à Cahors, nous mesurons l’un des enjeux de ce roman, qui est de mieux cerner et démêler Eros d’avec Thanatos, ou de comprendre comment la passion qui nous rend passifs et rétrospectifs, en proie à tous les « objets perdus » de l’enfance, nous enfonce dans le passé. Or Bérénice rémunère ce fantasme du masque et cette erreur sur sa personne quand elle se prête au jeu du second moulage (j’ai commenté sur ce blog la même erreur commise, par amour, par l’héroïne du si beau film d’Hitchcock Vertigo, cf supra « Aimer d’entre les morts ». Et il faudrait aussi parler de Gradiva sans doute).
- Posséder Bérénice ?
La lecture d’Aurélien ennuyait Jean Paulhan (qui avait ardemment défendu Les Voyageurs de l’impériale), au point qu’il s’en plaignait auprès de je ne sais quel correspondant, sept cents pages pour ne pas coucher ensemble c’est trop barguigner, qu’il la saute et qu’on n’en parle plus ! Jugement expéditif, et qui ne s’appliquerait pas moins à L’Education sentimentale (dont Aragon fera un si merveilleux usage dans Blanche ou l’oubli). Le dilemme est plusieurs fois posé dans ce roman, coucher avec Bérénice serait la faire entrer dans la série, la banaliser – mais l’amour sans la possession n’est que sottise, comme Paul Denis ne l’envoie pas dire à Aurélien dans leur dure conversation de la place Blanche. Et comme énonce sentencieusement l’oncle Blaise, « les femmes avec lesquelles on couche, ce n’est pas grave, le chiendent c’est celles avec lesquelles on ne couche pas ! ». Toute une méditation s’enclenche à partir de là sur l’amour courtois, la distance propice au désir et la vertu des représentations (poétiques, plastiques, oniriques) relayant la présence. Breton écrivit un « Discours sur le peu de réalité », Aragon nous donne ici le sien sur le peu de possession (où il interroge des notions philosophiques voisines comme la propriété, la propreté, la proximité…). Il faudrait verser à ce fil de pensée le « Poème à crier dans les ruines » de La Grande gaîté (1929) où nous lisons « L’amour salauds l’amour pous vous / C’est d’arriver à coucher ensemble / Et après / Ah ah Tout l’amour est dans ce / Et après ».
- La femme arrache l’homme à ses songes ?
Telle semble du moins la leçon de quantité de poèmes d’amour d’Aragon, qu’Elsa aurait à neuf façonné, tiré d’un monde précédent de nuées… (Il suffit sur ce point d’écouter chanter Ferré ou Jean Ferrat.) L’amour principe de réalité ? Toute La Mise à mort (1965), mais Aurélien déjà (ou, dès 1922, le savoureux petit roman des Aventures de Télémaque) permettent fortement d’en douter : l’amour nous trompe, ce qui nous berce nous berne, ce sentiment engendre la jalousie, donc la guerre (cf ici Decoeur, « Rose… ma grande guerre à moi ! »). Et de fait tous les protagonistes de ce roman sont sujets à la jalousie (liste récapitulative dans Foliothèque page 66), à commencer par Edmond, premier moteur de toute l’histoire : c’est parce qu’il a surpris un baiser furtif entre Aurélien et sa femme Blanchette que, pour plonger celle-ci dans des affres de jalousie et l’humilier publiquement, il conçoit le stratagème de rendre Aurélien amoureux de son insignifiante cousine Bérénice, qualifiée pour intriguer son rival d’ « enfer chez soi »… La suite montrera cependant la chute du manipulateur (qui endosse au bal Valmondois le costume d’Othello, un Othello mâtiné de Iago), ou Edmond pris à son propre piège.
- L’envers du temps ?
Une question revient depuis le retentissant éloge que fit de ce roman Claudel, Aurélien est-il prose ou poème ? Au tome IV de son Œuvre poétique (1974), Aragon a posé cette définition, « J’appelle poésie cet envers du temps ». Et de fait dans cet envers Aurélien nous propulse. Impossible par exemple de reconstituer la simple chronologie des actions successives, les personnages flottent nous l’avons dit, comme fait leur conscience du temps ; et pour aggraver ce brouillage, Aragon récrivant son texte pour l’édition de 1966 a décalé son intrigue d’un an : 1922 devient 1923, 1923 1924, sans tout-à-fait corriger les « bougés » que cela entraîne du côté de repères extra-diégétiques… Le personnage comme l’auteur sont bien ce rêveur définitif qu’Aragon célébrait déjà dans « Une Vage de rêves » (1924). Plus précisément, il s’agit avec cette histoire de rendre compte des jours de stupeur, d’accablement, d’inconscience ou d’attente amoureuse auxquels se limitera à jamais la vie de ce couple paradoxal ; par exemple avec le jeu des parenthèses qui s’ouvrent, se chevauchent, cascadent mais ne se referment jamais tendrement sur la prison des bras. Le trouble identitaire abonde, à commencer par le jeu (virtuose) du discours indirect libre, tellement libre parfois qu’on ne sait plus clairement qui parle. Ni tout-à-fait démêler les fictions du simple cours des choses, comment comprendre par exemple « Bérénice, la vraie » au chapitre 1 ? Ces décompositions primaires, et les farandoles de la mondanité suggèrent un moi émietté, bien difficile à (re)construire (voir Foliothèque pages 113-114).
- Un roman cacophonique
Le bariolé, l’infini ou l’inachevé sont des catégories familières, appliquées par Aragon au roman. Un Carnaval, dira La Mise à mort à propos de Schumann ; ou, comme rappelé ici par la préface de 1966, « l’écriture indirecte du roman ». Cette indirection (errance, mais aussi paroles croisées, substituées, endossées, discours indirect libre, etc.) semble constitutive de l’art d’Aragon. C’est l’envers du journalisme, auquel simultanément notre auteur se consacra avec passion. Mais c’est aussi bien la pratique du « Mentir-vrai » (titre d’une importante nouvelle de 1964), qu’Aragon opposera à Sartre à l’occasion des Mots ; lui ne croit pas à l’autobiographie, à ce strip-tease mental qui prétendrait sauter avec grâce dans la nudité, dans la vérité… Ni davantage à l’autocritique qu’on lui réclame alors de plusieurs côtés, « je ne me donnerai pas les gants de cette boxe devant le miroir » ! Très conscient des jeux d’opacification, de différance (Derrida), de construction ou de masque liés à l’écriture, Aragon s’en remet à la confusion des genres, « tout m’est également paroles » comme il écrit très jeune à Jacques Doucet. Cette confusion ou ce brouillage (savamment maîtrisés) ont pour vertu de capter les nuances infinies de l’interlocution, les méandres de la pensée intérieure ou du flux de conscience, les chevauchements des identifications croisées. Qui parle ? Quelle suite dans les idées ? Notre roman illustrerait plutôt leur fuite, ou (dans l’enchaînement souvent désinvolte des chapitres successifs) le fameux « Hop ! » d’Aurélien suivant diverses femmes dans la rue (chapitre XVI), on change de main, art de chasseur ou drague légère de séducteur.
- L’ironie
Cette figure peut consister, je le rappelle, à dire sans dire ou à raturer sa propre énonciation, sans marque extérieure ni « point d’ironie » (comme il existe à l’écrit des points d’exclamation ou d’interrogation), car il serait contradictoire de marquer l’ironie, de la souligner par une explicitation de métaniveau (l’ironie suspend les indications « méta »). De même disais-je, Aragon ne s’explique pas, et dans ce domaine ne nous tend jamais que de fausses perches, ou clés, « débrouillez-vous ! ». Le roman, les discours de fiction, de « mentir-vrai » sont un terrain propice pour cette figure sans limites franches ni d’avance assignées, comme ils sont un terreau fertile de contrebande. Cet art de la contrebande, pratiqué avec passion dans les années de plomb de la Résistance, consistait à suggérer des idées interdites avec des mots autorisés ; après-guerre la contrebande change de main, ou s’applique dans l’écriture d’Aragon à son propre parti : quantité de choses, de sujets touchant par exemple le stalinisme sont pour lui indicibles mais, dans Le Roman inachevé ou Le Fou d’Elsa, plusieurs aveux ou plaintes s’entendent, formulés entre les lignes. Aurélien de même contient un discours crypté en direction de Denise Naville, le « pilotis » de Bérénice, ou de ses anciens camarades et de la personne de Breton – pour ne rien dire de Drieu. « Suprême synthèse intellectuelle » selon le mot de Milan Kundera, l’art du roman permet de disséminer la croyance, l’adresse au lecteur ou différents types d’engagement énonciatifs. On a pu dire dans cette mesure que le roman est plus intelligent que son auteur – que les intentions déclarées de celui-ci, ou qu’il nous invite de fait à toujours lire un peu au-delà.
- L’amour contre le théâtre ?
Les mondanités dont notre roman fait grand étalage ou usage proposent un théâtre, bien marqué comme tel (réception Perseval, soirée du vernissage Zamora), auquel l’amour fait en principe barrage : les rencontres « intimes » d’Aurélien et de Bérénice autour du feu dans la garçonnière demeurent aux antipodes de ces brillantes représentations. Aimanté par cette présence de l’Autre, le héros éprouve cependant le trouble qu’elle apporte, voire son impossibilité ; et au cœur de cette intimité le masque réintroduit une manière de théâtre, de même que le prénom même de Bérénice nomme une pièce de Racine prestigieuse entre toutes, et source de cette histoire. « Que l’amour est aussi un théâre », énoncera non sans amertume Théâtre/roman (1974, coll. Gallimard « L’Imaginaire » page 33).
- Des mots qui touchent
L’épreuve de l’amoureux passe par la parole, d’où le pathétique particulier de l’Epilogue quand, dix-huit années après, Aurélien et Bérénice constatent au jardin que le dialogue entre eux s’est rompu. Ou ne fonctionne qu’au passé, « Vous avez été tout ce qui chante dans ma vie », ils étaient la romance l’un de l’autre… La romance, le chant substitués au roman ? La poésie aux dialogues de la prose ? Car si les protagonistes se chantent, ils ont échoué à simplement se parler (comme fait à Giverny, plein du triomphe de la possession amoureuse, Paul Denis au lit avec « Petit beurre »). Et cela en dit long sur l’idéalisation amoureuse, ses pièges, son écueil. Il y aurait trop à dire sur les ambivalences du chant, auxquelles Aragon consacrera le roman très noir de La Mise à mort ; mais on méditera au passage sur deux usages de la parole, celle du dialogue opposée aux mots qui touchent mais n’embrayent pas, n’entraînent pas d’interlocution ou de « roman ». D’histoire, ou d’Histoire. Alors derechef, Aurélien poème ou roman ? Un livre qui se développe en résonnant sur lui-même (Cécile Narjoux)… Et qui hantera longtemps son lecteur.
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