Hanter/chanter : Charles Trenet à deux voix

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Anne Calas récidive. Après un formidable Bobby Lapointe (chroniqué ici même), elle nous chante à présent Charles Trenet – pas seule, et pas forcément le fou chantant que nous étions accoutumés d’entendre.

Le phénomène Trenet est complexe, et bien digne d’une analyse (qui peut prendre la forme d’une interprétation décapante). En scène, si j’en crois quelques enregistrements car je ne l’ai jamais vu live, il recherchait le mouvement, et une irrésistible gaîté : par la logique de la paronomase, Trenet entraînait. La plupart de ses chansons (il y a quelques exceptions notables) édulcorent le chagrin, la souffrance dans le staccato permanent d’une boîte à rythme ; Trenet se danse, Trenet bouscule et étourdit. Au point que, à l’écoute d’un air aussi propre à mettre en transe que « Je chante », nous ne percevons pas le fond de mélancolie, voire de poignante misère du vagabond qui, las d’errer « de fermes en châteaux », se pend et doit à une ficelle de continuer à chanter (un verbe où s’entend la sous-rime hanter) : « Un fantôme qui chante / On trouve ça rigolo »… Oui, nous trouvions Trenet rigolo – jusqu’à l’interprétation pleine de tact que vient de nous proposer Anne.

Trenet accélère (oxymore !), il passe en force et du même coup l’auditeur superficiel trouvera que toutes ses chansons se ressemblent. Débitées à l’allure du « débit de lait » (un texte que n’aurait pas renié Bobby Lapointe), elles tourbillonnent et elles enchantent, sans assez fixer notre attention sur leur éventuelle gravité, sur l’interlocution aussi qu’elles contiennent. On sait que Trenet déguisa son homosexualité dans des mises en scènes d’amourettes qui tournent toujours un peu à la convention, ou ne dépassent pas le cliché, « Bonsoir jolie Madame » ou « Fleur bleue ». Le couple formé à la scène par Anne Calas et son accompagnateur virtuose, Patrick Reboud (« et son grand orchestre », accordéon, piano), redonne aux petites scénographies de Trenet leur virtualité de dialogue, ici le masculin et le féminin s’affrontent, ils se cherchent et se parlent.

Tous deux s’affublent en passant de quelques détours par l’animal – on voit le cheval de la chanson « Monsieur, Monsieur, vous oubliez votre cheval », ou la peau du python dont Anne se revêt vraiment ; on devient sensible également à l’irruption d’éléments comme le vent (« Boum ! ») ou les gouttes de pluie (« Il pleut dans ma chambre »). Anne et son complice ne se contentent pas de dire, ils miment, et rendent ainsi à la chanson son espace de jeu, ou une fantaisie incarnée. Le corps de Trenet avait beau bondir, il ne montrait pas vraiment, il ne jouait pas. Comme les comédiens du Français mettant en scène Brassens, ou Anne Bobby Lapointe (voir chronique supra), ces interprètes redonnent aux chanteurs un corps qui leur manquait.

Ne prenons que « Boum ! », Trenet disait l’onomatopée, il ne la mimait pas. Anne se laisse traverser par la déflagration, tout son corps se convulse passagèrement, elle éructe la secousse qui du même coup nous atteint ; et le même don d’incarnation s’entend, merveilleusement, autour du mystère proposé par « Une noix », oui qu’y a-t-il à l’intérieur ? Cette question enfantine, traitée avec délicatesse et un voile de tristesse, ouvre tout un monde de suppositions et d’associations sur les ailes du rêve.

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La dualité du corps chantant (partagé entre sa ligne musicale et son texte) est également bien suggérée, par exemple lors de l’entrée en scène où Anne se dissimule presque entièrement derrière Patrick, comme si l’accordéon et sa mélodie archi-connue (« Longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu… ») retenaient encore les paroles prisonnières, le déroulé d’une phrase enchanteresse. Des saillies pittoresques viennent encore du phrasé de Patrick, qui voudrait tellement placer « La Mer » du bout des doigts sur ses touches, mais le tube reste à l’état d’ébauche, nous ne l’entendrons pas. Pas plus que « La Folle complainte », chef d’œuvre qui donne pourtant son titre à ce récital.

Dans une séquence très touchante, l’homme conduit les doigts de sa partenaire, qui l’enlace par derrière, sur le clavier de l’accordéon comme pour lui apprendre le b a ba de l’instrument ; dans une autre (« Bidons de l’eau bidons de lait »), les corps se jettent impatiemment l’un sur l’autre et se déshabillent mutuellement, comme pour mimer l’union frénétique de Babeth et du beau Bobby. Mais le plus inattendu, ou mémorable, vient avec l’exécution (le mot n’est pas trop fort) du « Jardin extraordinaire », chanson plutôt mièvre mais jouée ici avec l’abattage d’un Johnny ivre de déchaîner son pouvoir sur les foules : hurlé, démembré, passé à la moulinette des bras, ce « Jardin » piétiné nous rappelle que les chansons ne demandent pas à être sagement interprétées mais parfois violentées, ou sauvagement détournées. C’est aussi le sort qu’Anne, avec plus de douceur, fait subir à « Y’a d’la joie », aux paroles traduites dans un sabir incompréhensible où surnagent malgré tout à l’oreille « station Javel », ou « percepteur ».

Car notre mémoire résonne de tous ces airs familiers qui nous accompagnent, qui veillent sur nous mais auxquels chacun fait correspondre son monde propre au prix de tant de transformations, d’adaptations… Anne Calas et son délicieux complice (mis en scène par Denis Bernet-Rollande) nous rappellent ce bariolage, cette plasticité infinie des chansons que nous accommodons à nos propres scénarios et qui ainsi nous hantent, qui chantent en sourdine nos vies.

 

PS : J’ai vu deux fois ce spectacle, à l’Entrepôt de Paris où se donnait une unique performance, et dans un appartement privé de Grenoble. Puis-je suggérer aux lecteurs de ce blog qu’ils peuvent louer ce récital, ou lui trouver des points de chute : il est très difficile d’attirer l’attention des responsables de salle sur des produits de cette qualité, et c’est à nous de proposer… Je transmettrai à Anne et Patrick toutes les suggestions d’offres que vous voudrez bien poster en commentaire sous ce billet.

10 réponses à “Hanter/chanter : Charles Trenet à deux voix”

  1. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Cordialement à tous les visiteurs du blog ! Et souhaits d’un Noël paisible avec ou sans le clinquant qui nous entoure. Pour ma part, je me donne un espace de respiration avec le livre de Christiane Singer :  » Où cours-tu ? … Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ( Éditions Albin Michel).
    Daniel … Pour faire suite à votre demande .
    Je suggère que vos amis proposent leurs talents pour animer le repas festif offert aux séniors, à chaque nouvelle année, par la municipalité. Autre possibilité, il leur faut prendre contact avec le directeur de la Culture pour la programmation théâtrale de la ville.

  2. Avatar de thomas
    thomas

    je n’ai strictement aucun avis et n’en ai jamais eu sur Charles Trenet et je compte bien ne pas en avoir, même dans un avenir lointain.

  3. Avatar de Corentine
    Corentine

    Mon commentaireI ignorer Charles Trenet c’est ne pas aimer la vie c’est refuser le bonheur c’est vivre sans joie sans amour sans entrain c’est se fermer comme une huître aux refflets dorés de la mer qu’on voit danser le long des golfes clairs! Quelle tristesse !

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Corentine ! Et, à l’attention de Thomas, je remplacerai dans votre commentaire Trenet par Aragon !

  4. Avatar de thomas
    thomas

    Corentine rassurez vous côté bonheur, amour je suis blindé j’ai lu tout matthieu ricard et là j’attaque frédéric lenoir; n’ayez donc aucun souci!

  5. Avatar de thomas
    thomas

    et pour résumer, lorsque Cohen, Brassens , Brel sont partis j’ai pleuré alors que pour Trénet j’ai repris deux fois du cassoulet! Carcassone peut être? allez savoir!

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Un homme qui pleure à Cohen, Brassens, etc. ne peut être entièrement mauvais. Dommage pour Trenet, et Aragon mon cher Thomas…

  6. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    3 janvier … déjà ! L’Ile-de-France se réveille dans un brouillard cotonneux et humide. Cependant, il fait doux sous la couette tandis que le roumain Konstantin ( en rupture de famille avec épouse et 4 enfants ) cherche dans un recoin d’une station- sévice Esso à se protéger du froid. Misères … miséres ! Les services de la ville sont alertés, mais il refuse la mise au chaud de l’hébergement d’urgence préfectoral. « Trop de violences et de pouilleux » !
    Au bout d’un appel Viber, j’entends la voix angoissée de Alassane du Sénégal : « Ma carte bleue ne fonctionne pas, et si je n’ai pas d’argent pour la case, ce sera terrible ». Avec ses 7 euros 50 de l’heure pour un travail d’ouvrier agricole en Italie, il nourrit 13 personnes.  » C’est mon devoir  » dit-il toujours sobrement.

    Ici , petit matin paisible … J’écris sous la lampe avec un bon café à portée de main. Que dire en guise de souhaits pour cette année 2017 qui commence ? Pour moi, ce sera encore …
    Mais sûrement dans l’inattendu de la quotidienneté des jours, l’art d’être de bonne compagnie pour moi-même. Œil et oreille ouverts sur le monde ?

    Encore merci à Daniel Bougnoux pour les randonnées sur le blog. Et souhaits de vaillance à chacun …

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Vaillance, confiance… et bienveillance, oui chère Cécile il y a tout cela dans vos voeux et je ne peux que vous les retourner. Le Randonneur fait actuellement une petite pause, pris par d’autres occupations, mais il sera bientôt de retour sur son blog pour de nouvelles rencontres !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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