Li Chang, Temple solitaire (Musée de Kansas City)
J’ai eu au cours de l’année dernière un dialogue public avec François Jullien, au Musée de Grenoble, dans le cadre des préparatifs à l’opération « Paysage-Paysages » lancée par Philippe Mouillon et le Conseil général. En voici la transcription partielle, assurée par la revue Local-contemporain qui va éditer dans quelques semaines sur ces questions un important dossier. Et je signale que son dernier livre, Une seconde vie, vient de paraître chez Grasset ; je l’avais chroniqué ici même sans attendre, il suffit de cliquer : https://media.blogs.la-croix.com/quelle-seconde-vie/2016/09/08/
DB : Dans ton parcours, le paysage ne s’imposait pas. Peux-tu nous dire ce qui t’a particulièrement et initialement accroché pour faire ce livre : Vivre de Paysage ou L’impensé de la raison ?
FJ : Je ne suis pas en effet un spécialiste du paysage et si je me suis intéressé à cette question, c’est parce qu’elle me renvoie aux concepts que j’aime travailler : « l’entre », l’évasif, l’inassignable, le spirituel… À ces justifications, j’en rajoute une qui est centrale. Je pense « entre » l’Europe et la Chine, et il y a justement deux grandes cultures du paysage dans le monde. Non pas trois. Seulement deux. L’européenne qui s’est développée à partir de la Renaissance et qui vient de la peinture ; la chinoise qui, elle, a vu le jour mille ans plus tôt et qui a également pris naissance dans la peinture. Je tiens dès à présent à le souligner, mon intention n’est pas comparatiste. Je ne compare pas, je mets en vis-à-vis la pensée du paysage en Europe et en Chine. J’essaie de faire en sorte que l’une se réfléchisse dans l’autre et explore dans l’autre ses propres a priori. De façon à faire quoi ? Eh bien à dégager un concept de paysage qui, dérangeant notre propre intelligence du paysage, puisse donner lieu à une appréhension nouvelle puisant à ces deux sources. Il faut rappeler que ces cultures, l’européenne et la chinoise, se sont développées indépendamment l’une de l’autre, sans se connaître. C’est ça qui m’intéresse dans l’ailleurs chinois : que ce ne soit pas un ailleurs dont on pourrait soupçonner des influences ou des contaminations historiques. La culture du paysage commence en Chine vers le IVème, Vème siècles, dans sa propre logique. Et l’on voit parallèlement en Europe, mille ans plus tard, une autre culture du paysage se déployer. Ces deux cultures s’ignorent et c’est à nous, aujourd’hui, de les mettre en regard pour repenser à nouveaux frais la question du paysage, c’est-à-dire remettre en chantier cette pensée en la sortant de notre propre histoire et en essayant de la réfléchir à travers cet écart entre la culture européenne et la culture chinoise, l’enjeu étant de s’appuyer sur l’une et l’autre pour produire du commun.
DB : En Occident, le paysage commence « en mineur », donc « en minable ». Le paysage, c’est ce qui se situe derrière l’action principale. C’est le fond derrière la figure, le décor derrière les personnages et les grandes actions historiques. Ce paysage-décor est un subalterne inaperçu, accessoire. L’intéressant dans l’histoire du paysage en Europe, c’est que ce fond va monter dans le plan de composition. Il a une énergie qui s’anime tellement qu’il va progressivement devenir l’acteur principal du tableau, ou dans certains films le personnage central. Il est assez émouvant d’assister à cette promotion d’un fond dont tu nous dis qu’il est non seulement vivant, mais qu’il est aussi une ressource de « vivre ». Il se passe là quelque chose d’important vis-à-vis d’un objet qui n’est pas un objet parce que le paysage c’est un milieu, une ambiance, un tissu de relations dont nous sommes parties prenantes et parties prises. Comme tu le dis dans ton livre, il y a là des connivences qui dépassent ou qui précèdent toute connaissance. Je rappelle ici quelques-uns de tes mots-clés pour situer le paysage à l’intersection de concepts importants qui déportent notre pensée, qui nous décramponnent de la culture égocentrée, ethno-centrée qui est la nôtre. Ce qui m’a importé dans ton livre, c’est que ce « déport » touche à l’essentiel du geste philosophique que tu proposes. Pour apprécier un paysage, il faut nous déprendre des questions de sujet, d’objet, de cadre… Est-ce que tu pourrais repréciser cela, parce qu’il faut repasser sur chacun de ces mots, insister, pour que ce fond qu’est le paysage remonte à notre plan de conscience, lui-même étant comme tu le dis très bien un impensé de la raison, voire de la philosophie.
FJ : Il y a d’abord une chose à souligner, c’est que la notion de paysage est une « affaire » européenne. Le mot est né simultanément dans les différentes langues européennes et selon le même principe : par composition. Plus tôt au Nord et en Italie, mais toujours de la même façon : on a tiré du mot « pays » le terme de « paysage ». L’intérêt d’en passer par la Chine, c’est que l’on sort de cette langue. Il existe deux façons de dire paysage en chinois, la plus ancienne étant « Montagne(s) eau(x) ». J’introduis ici un pluriel qui n’existe pas en chinois, c’est pourquoi je le mets entre parenthèses, parce que la langue chinoise ne marque pas le pluriel. Ici, je ne peux même pas dire que « Montagne(s) eau(x) » est au singulier ou au pluriel. Notre langue est une langue qui choisit parce qu’elle a une grammaire, le chinois n’a pas ça, il ne choisit pas. Lorsque le Chinois dit « Montagne(s) eau(x) » il pose une corrélation. C’est le haut (la montagne) et le bas (l’eau), ce qui a une forme (la montagne) et ce qui n’en a pas (l’eau), c’est ce qui est immobile (la montagne) et ce qui s’écoule (l’eau), c’est ce qui se voit (la montagne) et ce qui s’entend (l’eau). Qu’est-ce que cette langue nous dit si bien ici ? Quel est son geste pour nous parler du réel ? Ce que le chinois nous dit, c’est qu’il n’y a pas de « substance » à l’endroit du paysage, mais une pluralité de corrélations.
Mettons à présent en vis-à-vis cette appréhension du paysage avec celle qui infuse dans les différentes langues européennes et qui rapproche le paysage de la notion de pays. On retrouve ce rapprochement dans la définition donnée par le dictionnaire (en l’occurrence Le Petit Robert). « Paysage : partie de pays que la nature présente à un observateur ». Définition absurde si l’on y pense, la nature vous offrirait, à vous observateur, une partie de pays ? Heureusement, la littérature et la peinture ont fait tout autre chose que ce que cette définition circonscrit abusivement !
M’importent néanmoins les partis-pris impliqués dans cette définition : ce rapport donné d’emblée entre la partie et le tout. Il est très grec de penser la partie et le tout. Platon le dit lui-même : analyser, c’est décomposer en parties pour ensuite recomposer un tout. Qu’est-ce qu’il y a là-derrière ? Platon le dit aussi : l’alphabet. Notre langue est composante. Les lettres composent la syllabe, puis le mot, la proposition, la phrase et finalement le discours. On retrouve cette logique compositionnelle en physique. Comme dit Lucrèce : « les corps sont faits d’atomes comme les mots sont faits de lettres ». Ce schéma – la composition alphabétique des parties en un tout – a informé notre conception du paysage : cette fameuse « partie de pays ». Première chose. Et puis, il y a l’observateur. Le paysage, ce serait en somme un objet visuel saisi par le regard. On est, comme on dit, « devant » un paysage. Chose étrange. Comme si le paysage était une sorte de scène et le spectateur, un sujet extérieur à la scène qui, depuis cette position, le « voit ». On pense le paysage dans ce rapport sujet/objet avec une prévalence initiale pour l’objet. On a d’abord abordé le paysage par la géométrie, puis par la science et ensuite le balancier a basculé du côté du subjectif avec le romantisme. Il y a là des choix qui ont « informé », qui ont donné forme à notre approche du réel à travers le paysage. On le voit bien avec la notion d’horizon, cette ligne qui sépare le visible de l’invisible et que l’on associe à la limite qui enserre le paysage. Ces choix, nous les prenons comme des évidences. De fait, j’aurais toujours pensé, avant d’aller en Chine, qu’un paysage ça se regardait et que l’attribut le plus idoine pour dire le paysage c’était « beau ». Un beau paysage. Maintenant, je n’en suis plus sûr du tout. Dire d’un paysage qu’il est beau, c’est se débarrasser de la difficulté d’accéder au paysage.
Je ne dis pas que la langue chinoise sait mieux dire et penser le paysage que ne l’ont fait les choix occidentaux, mais elle a pensé le paysage à partir d’autres choix et ces choix différents nous donnent à penser. Je retire tout de suite le terme « différent » pour le remplacer par celui d’écart. La différence est une notion qui « range » en créant des typologies ou à des panoplies. En tant que philosophe, je cherche ce qui « dérange ». Et précisément, l’écart « dérange ». Ce qui m’intéresse, c’est jusqu’où peut aller l’écart entre la pensée européenne du paysage et la pensée chinoise du paysage. Faire travailler les écarts pour produire du commun, le commun d’un nouveau concept de paysage qui soit ouvert à ce qui se pense entre l’Europe et la Chine.
Justement, revenons-y, à la Chine. Il y a une autre façon de dire paysage en chinois, ultérieure à la première, mais qui repose toujours sur une corrélation et non sur une composition : « Vent Lumière ». Le Vent, c’est le diffus, ce qui passe, qui n’est pas assignable et qui nous traverse. Remarquons que dans ce cas comme dans « Montagne(s) eau(x) », il n’y a pas de sujet en train de regarder le paysage. Le sujet est ici impliqué, il est dans ce jeu de relations, traversé par lui. Le Vent est ce qui passe, imprègne, et la Lumière rend perceptible. On a là un rapport très subtil, délicat, entre ce qui passe et ce que la Lumière fait apparaître. Le paysage est à comprendre dans cette coïncidence-là, coïncidence de ce qui traverse et de ce qui accède à la visibilité.
DB : Tout cela est peut-être difficile à saisir à la première écoute. Moi, il m’a fallu du temps pour assimiler ce que tu as écrit.
FJ : Je te rassure, moi il m’a fallu trente ans !
DB : Eh bien justement, j’aimerais que les auditeurs qui vont sortir de cette salle aient pu saisir certaines de tes formulations parfois abruptes, parfois difficiles voire enveloppées et qu’ils puissent les développer en se disant : « Là j’ai compris quelque chose. » J’en pointe une, qui repose sur la distinction entre jardin et paysage. Selon toi, un paysage n’a pas d’horizon. Par définition, un jardin est un lieu clos. Dis-nous en quoi il y a non seulement distinction, mais aussi et surtout disjonction entre un jardin et un paysage.
FJ : Tu as raison, la philosophie oblige à ruminer. Une formule ne dit jamais la chose, il faut la prendre, la reprendre, la faire varier, la laisser décanter… Et la tension, l’écart entre jardin et paysage sont intéressants à ruminer. Le jardin est clos. Le paysage, lui, non seulement n’est pas clos mais n’est pas « clôturable ». Un paysage est toujours en expansion. Si l’on revient à ce rapport pays-paysage que nous évoquions tout à l’heure, le pays peut lui aussi être clos. Il se délimite, notamment par ses frontières, alors que le paysage, lui, n’a pas de frontière. Il est un lointain. Il s’ouvre toujours sur du plus loin, du là-bas et c’est pour cette raison qu’il peut inscrire de l’infini dans ce fini qui constitue la physicalité des éléments qui le composent, les rochers, les arbres, etc.
Quant au jardin, il se possède. Un paysage non, parce qu’il est expansif. Il y a toujours chez lui ce que j’appelle un essor que j’oppose à l’étale. L’essor échappe à l’étale en ce qu’il est inappropriable, il est une ouverture sur l’infini. De là, on pourrait dit que le paysage, c’est du pays en essor. Ce qui produit cet essor, c’est la capacité d’un paysage à mettre en tension des éléments. Là encore, la pensée chinoise est intéressante à mobiliser dès lors qu’elle ne pense pas seulement le lointain là-bas, mais elle pense aussi le lointain ici. C’est-à-dire que le lointain ne se pense pas à l’horizon. La Chine ne pense pas l’horizon comme une distinction entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas, mais comme ce qu’il y a d’enfoui à proximité. Pour elle, il y a des choses qu’on voit et des choses qu’on ne voit pas et qui, à proximité, dégagent ou décantent une dimension d’inépuisable, une ressource qui n’en finit pas. Cet enfouissement du lointain à proximité me paraît essentiel parce qu’il décrit assez bien notre expérience. Même si la notion d’horizon la masque, nous percevons bien qu’un paysage ne se joue pas entre du visible et de l’invisible, il se joue plutôt dans un essor qui ne tarit pas.
DB : Cette notion, tu la travaillais déjà dans ton livre sur l’intime quand tu disais que l’intime est une sorte de lointain quasi domestique, un lointain que l’on a à côté de soi. C’est un infini proche, un infiniment proche. La ressource de l’intime ne tarit pas : on se dit des bêtises, on n’arrête pas de se parler et la ressource de la relation n’en finit pas. Tu dis du paysage la même chose. Ceci nous branche directement sur le « vivre », ce verbe mystérieux. Peux-tu sur ce point nous en dire plus ?
FJ : Pour moi, quelque chose d’essentiel se joue en effet entre l’intime et le paysage. Ce qui les rapproche, c’est la notion que j’évoquais tout à l’heure, l’ « entre ». L’intime dérange notre pensée du sujet. Le paysage aussi. Dans l’amour, il y a des sujets. La langue, en tout cas, le dit. « Je t’aime » est à entendre comme le rapport qu’un sujet désigne vis-à-vis d’un autre sujet. Si je dis « je t’aime », tu peux ne pas m’aimer. Il y a une dissymétrie possible. L’intime dissout cette dissymétrie. « Nous sommes intimes » veut dire que l’intimité est tout autant attribuable à toi qu’à moi. La question ne se pose plus. L’amour est bavard, il multiplie les déclarations amoureuses, l’intime non. Ceux qui sont intimes n’ont pas besoin de le dire. Ils laissent passer, et cette notion est pour moi aussi centrale dans l’intime que dans le paysage.
C’est une chose qu’on a du mal à penser en Europe, parce que notre pensée est dominée par le verbe « être », par l’ontologie et l’assignation. Assigner, c’est donner un lieu à une chose, et lui donner une propriété. Notre pensée est assignante. Ce qui m’intéresse dans la langue et la pensée chinoises, c’est qu’elles n’utilisent pas le verbe « être », mais seulement la prédication. La langue chinoise peut dire « je suis fatigué » ou « je suis à Grenoble ». Mais elle ne sait pas dire : « je suis ». Elle dit : « il y a moi » ou « j’existe ». Elle ne manipule pas le sens absolu du verbe « être ». En bref, c’est une pensée qui n’assigne pas et qui nous aide à penser ce « laisser passer ». Tout ce que je dis dans une relation intime avec quelqu’un n’énonce rien, mais laisse passer l’intime, ce qui passe et qui se passe entre nous. De même, le paysage est entre les éléments qu’il met en tension, entre moi et le monde, entre le perceptif et l’affectif. Nous avons une difficulté en Europe à penser cet « entre » parce qu’il est sans « en soi ». Il n’est ni l’un, ni l’autre. Ce qui n’a pas de propriété, ni d’essence et qui se signifie seulement par où ça passe…
DB : Ce dont tu parles ici fait écho à ce que j’ai souligné tout à l’heure, il y a paysage quand le fond remonte au niveau de la figure et qu’il devient aussi important qu’elle. Le fond(s) justement, il arrive que tu l’écrives sans ou avec un « s ». Ce qui ne veut pas dire la même chose en français. Ça me paraît très riche comme bifurcation lexicale, parce que du côté du « s » il y a la fontaine, la ressource. Il y a aussi l’humus, c’est-à-dire ce foncier qui est sous tous les sujets végétaux, et plus largement sous tous les sujets vivants que nous sommes. Nous participons de cette nature physique qui pousse à partir d’un foncier inimaginable, indéfinissable, notre humus commun. J’aimerais que tu reviennes sur cette notion de « fonds », sur son enjeu pour différentes performances vitales.
FJ : Fond sans « s » c’est fundus, comme on dit le fond d’un tiroir. Avec un « s », c’est fons : la source, la ressource en latin, comme on dit le fonds d’un musée. Ce qui m’intéresse en liant les deux, c’est de pointer ce foncier, ce fonds sans fond, cette ressource qui n’en finit pas.
Je suis de plus en plus amené dans mon travail à penser en termes de ressource. En quoi puis-je dire que l’intime ou le paysage sont des ressources ? Eh bien, une ressource je peux passer à côté. Je peux passer à côté de l’intime. Je peux vivre toute une vie sans savoir ce que c’est que l’intime, sans l’avoir vécu. Certaines personnes me l’ont dit. En revanche, si je connais l’intime, je fais l’expérience d’une ressource inépuisable. Le paysage, c’est pareil. Je peux passer ma vie entière sans m’ouvrir à cette possibilité, à cette ressource, à ce fonds du paysage. Et puis, si j’entre dedans, ce fonds devient là-aussi inépuisable. C’est cela qui m’intéresse dans la notion de fonds : l’inépuisabilité, l’infini au sens de n’en avoir jamais fini avec lui.
DB : Cette notion de ressource met à l’écart celle de beauté ou de vérité. On ne va pas au paysage parce qu’il est beau. De même, une relation ne se caractérise pas par le fait qu’elle soit plus vraie qu’une autre. Une relation, ça advient ou ça n’advient pas. C’est comme le vent sur lequel tu écris de très belles pages, cet évasif à l’état pur. L’évasif est une notion qui compte pour toi, tu parles de sa présence en peinture, dans la parole poétique, en philosophie ou dans la simple conversation, comme une façon de détourner ou de déjouer l’ontologie qui est la nôtre. Est-ce que sur l’évasif tu pourrais là encore nous apporter quelques précisions, notamment au regard de cet idéal de clôture et de propriété qui encombre notre philosophie occidentale ?
FJ : Il faut ici prendre en compte le fait que notre philosophie ne s’est pas limitée à cet idéal de clôture. La force de la philosophie occidentale, c’est qu’elle n’a cessé de se donner des concepts et des définitions, sans jamais non plus cesser de combattre ce souci de clôturer, de déterminer. C’est là une des grandes singularités de la pensée européenne, sa capacité à se dire non à elle-même, à se mettre elle-même en procès, à vouloir toujours faire table rase et recommencer. Recommencer la peinture, recommencer la pensée, dire la révolution. C’est là une idée vraiment européenne, celle d’un nouveau début toujours possible. Nous avons magnifié la rupture, le négatif actif, le grand début possible. Il faut maintenant penser cette chose difficile qu’est l’évasif comme étant l’inassignable, donc ce que notre outil ontologique ne peut pas saisir. Comment faire ? Selon moi, en nous reportant, dans la pensée européenne, à ce qui a contesté l’ontologie. Je prendrai deux références. D’abord Mallarmé, dans Crise de vers. Mallarmé a pensé le statut de l’évasif en utilisant son corollaire poétique, l’évocation. Suggérer dit-il. L’évasif, vous ne pouvez pas l’énoncer, vous ne pouvez que l’évoquer, le suggérer. Et puis je citerai Lacan, sachant que l’évasif est le nom qu’il donne à l’inconscient. Essayons d’avoir une prise indirecte, oblique sur l’évasif en nous référant à ces figures de la modernité, en pensant l’évasif comme ce qui a échappé, évasivement, à la pensée ontologique européenne et que le paysage nous fait apparaître. Le paysage, c’est de l’évasif en ce qu’il reste inassignable. Il est dans ce qui nous traverse et qui n’est pas seulement du « devant », « devant moi le paysage ». C’est là que je distingue la vue et le paysage. Il faut penser le paysage « par écart » d’avec la vue. Si vous dites « une vue de la Seine » ou « un paysage de Seine », ce n’est pas la même chose. Une vue de la Seine, c’est à tel endroit. Le paysage de cette Seine, c’est autre chose, c’est le tout du monde sur un bord de rivière.
DB : Voilà une des formulations les plus mystérieuses de ton livre, dire du paysage qu’il nous « montre un monde ». Peux-tu revenir sur cette opération cruciale de « faire monde » que tu rapproches aussi de cette notion enthousiasmante de l’essor ?
FJ : J’entends « monde » au sens de faire un tout. Intégrer et totaliser. Un paysage, c’est un tout qui n’est pas contenu, qui ne se résume pas à la partie. Une vue est locale. Un paysage, c’est une totalité dans le local. C’est-à-dire qu’il y a de tout dans un paysage, c’est un tout du monde à un endroit donné. La pensée chinoise l’a très bien pensé. Pour elle, le paysage ce n’est jamais un coin du monde, c’est le monde tout entier qui est « là » dans son dynamisme propre, dans sa tension active et qui n’est pas « cantonnable ». On découpe une vue, on ne peut pas découper un paysage.
Autre point, l’essor. Cette notion m’intéresse parce qu’elle m’a demandé d’approfondir mon chantier philosophique actuel qui est de développer une philosophie du « vivre », pas de la vie mais du « vivre ». Et le « vivre » est là encore quelque chose de difficile à penser parce que ça échappe au concept, ça lui résiste. Comme je suis philosophe, j’essaie malgré tout de trouver des prises conceptuelles qui puissent m’aider à saisir cet insaisissable. L’essor est une prise de ce genre. L’essor m’intéresse parce qu’il peut être mis en réseau avec d’autres termes, comme celui « d’alerte », à comprendre ici comme ce qui s’oppose à « l’inerte ». Alerte, c’est être vigilant à ce qui arrive. L’essor, de la même façon, s’oppose à l’étale, autrement dit à ce qui se limite, se cantonne, ce qui s’attribue, ce dont on a la maîtrise. L’essor échappe à l’étale en ce qu’il se maintient en tension, il ne s’étale pas. La peinture, dans sa modernité, a cherché à peindre l’essor. Kandinsky abandonne la figuration pour tenter de peindre ce qu’il y a d’essentiel à peindre : l’essor, autrement dit ce qui surgit sans s’étaler, ce qui se saisit en amont de sa propre limitation.
DB : A cet égard, tu as dans ton livre de très belles pages sur l’esquisse qui, selon toi, peut être plus forte que le tableau achevé.
FJ : L’esquisse nous renvoie à cette phrase de Baudelaire qui dit qu’ il y a « des tableaux qui sont faits et qui ne sont pas finis » – ce sont les tableaux de l’essor, et des tableaux « qui sont finis et qui ne sont pas faits ». Au final, qu’est-ce qu’une œuvre ? Eh bien précisément ce qui est à l’oeuvre, autrement dit ce qui n’est pas achevé. La pensée chinoise nous prête des outils pour penser cet inachèvement. Lao Tseu le dit : « Le grand carré n’a pas d’angle, le grand œuvre évite d’advenir, la grande image n’a pas de forme »… « Grand » signifie ici « en essor ». Le grand carré est celui qui ne se limite pas à sa nature de carré, qui ne se contient pas dans l’exiguïté de son assignation, qui ne se laisse pas prendre au piège de la définition du carré. « Le grand œuvre évite d’advenir » doit être compris de la même manière, au sens où le grand œuvre se garde d’advenir. C’est ce qu’on peut dire de l’esquisse. Les peintres envoyaient au Salon les tableaux finis, léchés, pour obtenir des prix et ils gardaient pour eux ce qui était précieux à leurs yeux, à savoir les esquisses. Il faut penser l’essor, comme ce qui se maintient en amont ; comme on dit communément : la fête est avant la fête. Lorsqu’on dit « c’est la fête », c’est que l’on peut enfin désigner quelque chose qui n’est plus aussi drôle, aussi exaltant que lorsque ça prenait forme et que nous n’avions pas encore les moyens, ni le réflexe de l’identifier. Il faut selon moi distinguer le stade de l’effectif du stade du déterminatif, le stade où ce qui se joue est « à l’oeuvre » et le stade où « c’est fini ». La Chine nous l’apprend en nous rappelant qu’il faut un « au-delà des mots ». En Chine, cet « au-delà » n’a rien de symbolique, cette parole est capable de commencer à dire, à mettre sur le seuil, à rester dans l’impulsion première. Selon moi, c’est cette capacité qu’il nous faut apprivoiser pour penser le « vivre », être capable de penser l’amont et de s’y tenir au lieu de verser dans la satisfaction d’en avoir fait le tour. Se retirer de la détermination pour s’intéresser au stade de « l’effectivation ».
DB : Passons de l’esthétique à l’éthique. Tu évoques souvent les paradoxes de la vertu : dire de quelqu’un qu’il est vertueux, c’est le renvoyer à une définition plutôt basse de son humanité. Par ailleurs, celui qui cherche à être vertueux, voire prétend l’être, rate la vertu…
FJ : Justement, pour moi il n’y a pas de distinction entre l’éthique et l’esthétique. Ce que je dirais du bien ou du beau, c’est la même chose. A mes yeux, quand on dit « c’est bien » ou quand on dit « c’est beau », on dit dans les deux cas : c’est mort ! C’est une étiquette que l’on colle sur quelque chose dont on se débarrasse par cette appellation. On en reste au stade du déterminatif. Ce qui m’intéresse, c’est de remonter au stade de l’effectif qui ne se laisse pas saisir sur le mode de l’appellation. En esthétique comme en éthique, il faut remonter du stade de la détermination – c’est bien, c’est mal, c’est beau, c’est laid, stade qui est celui des critères de détermination et du rangement – au stade de ce qui, en amont, ouvre des possibles. Pourquoi dit-on des artistes qu’ils sont en avance sur leur temps ? Précisément parce qu’ils se placent en amont, à un stade qui n’a pas encore saisi ses repères, qui n’est pas encore déterminable, reconnaissable, attribuable. Ce qui m’intéresse c’est justement, en éthique comme en esthétique, ce stade en amont du beau ou de la vertu, ce stade où ça se passe, où c’est à l’oeuvre, où c’est actif, celui de l’infime infini, de l’indice du « compossible ». Voilà un terme que j’aime parce qu’il signifie se tenir à un stade où les possibles restent ouverts. C’est cela, vivre. Vivre effectivement, c’est vivre au stade du possible, un stade qui ne retombe pas dans les limites de la détermination, du borné, etc.
DB : Eh bien nous allons rester « à l’œuvre » et ne pas en dire trop. Nous avons ici précisé quelques notions qui balisent ta philosophie, il faut en garder d’autres ouvertes pour ne pas vous gâcher le plaisir de la lecture. Ouvrons plutôt le débat afin de faire fructifier ce qui vient d’être dit.
FJ : J’aimerais avant cela préciser la raison pour laquelle, en tant que philosophe, je me suis intéressé au paysage alors que rien ne m’y conduisait. Ce qui m’a marqué dans la pensée du paysage, c’est qu’elle défait nos oppositions et notamment le rapport entre perceptif et affectif. Le paysage, c’est une physicalité, des rochers, des arbres, c’est du non-humain par excellence. Et en même temps, tout paysage ouvre la possibilité de construire de l’intime avec cette pure physicalité. Cette possibilité défait, selon moi, ce qui traîne dans notre littérature européenne, à savoir l’idée de communion avec la nature. Pour moi, cette idée de « communion » est déstabilisée par les formes de connivences que nous entretenons avec certains paysages, et ceci nous oblige aujourd’hui à déplier notre pensée européenne pour la plier autrement. La pensée chinoise m’aide à faire ça, à dé-catégoriser ma langue pour la re-catégoriser. Cela étant dit, nous pouvons à présent débattre ensemble d’un tel parti pris et de bien d’autres choses.
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