Du paysage, suite

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A la fin de l’entretien sur le paysage que j’ai eu avec François Jullien, retranscrit plus haut, trois questions ont été posées par la salle, dont les réponses méritent d’être ici recueillies.

Robert Briatte : J’aimerais faire une remarque, pas trop polémique je l’espère, pour réintroduire la question du politique dans ce que vous nous avez dit sur le paysage. Si l’on aborde sous cet angle notre histoire occidentale, on peut voir deux tendances s’affirmer. Je prendrai deux exemples. Quand le pouvoir se veut absolu, il essaie de réduire le paysage à son jardin. Louis XIV a tout fait pour que son propre jardin s’élève à la hauteur du paysage. La culture occidentale a aussi créé la théorie des droits et la possibilité d’« association » pour les défendre. De là, on a vu des associations se construire pour sauvegarder les droits du passage ou notre droit au paysage. Les parcs régionaux, nationaux, les conservatoires en témoignent. Je ne suis jamais allé en Chine, mais j’ai cependant l’impression que là-bas, les paysages sont à l’inverse sérieusement mis à mal. Je m’interroge sur la possibilité, pour cette pensée chinoise de l’essor, de résister à cet « arraisonnement ». Si je reviens en France à présent, en pratiquant l’aller-retour que vous préconisez, je me demande : qu’est-ce qui se passe aujourd’hui sur nos territoires ? Qu’est-ce que la pensée chinoise pourrait nous apporter ? Et je m’aperçois que finalement, ceux qui devraient lire votre livre ou qui l’ont peut-être déjà lu, ce sont les zadistes, autrement dit des gens qui occupent des paysages menacés pour y vivre. Que font ces militants ? En vous écoutant, je me dis qu’ils créent des tensions pour essayer de trouver ou de révéler ce qui est en essor dans les paysages qu’ils protègent. Vous n’allez peut-être pas défendre ce type de militantisme, mais je pense que l’on peut y voir une forme de résistance qui s’appuie sur le vivre : vivre dans un paysage pour en défendre le fonds, les ressources.

FJ : Je vous remercie de cette intervention parce qu’elle aurait manqué si vous ne l’aviez pas faite. Mon travail a en effet une dimension politique, mais qui arrive en fin d’essai, en fin de parcours. Je n’ai pas de position politique de départ. Disons que j’ai mes convictions, mais ce sont les miennes, elles n’intéressent personne d’autre. Par contre, le travail que je mène de « dé- » et «  catégorisation, pour sortir les questions de la confection dans laquelle elles sont prises, les ébrouer et les remettre en chantier, ce travail a évidemment une dimension politique. Rien n’est plus politique que de reconfigurer les questions, selon moi c’est là le départ du politique. Après, on débat autant qu’on veut, mais l’important est de savoir comment on configure les questions.

Pour revenir sur ce que vous avez évoquez concernant la résistance, ce qui fait à mes yeux l’essence même du politique, c’est justement la résistance. Je lie cela au fait de reconfigurer les questions. De mon point de vue, ce n’est pas la prise de position qui est vraiment politique, mais plutôt ce qui est en amont de la prise de position : la reconfiguration de la question, et la dissidence ouverte par cette reformulation. De ce point de vue, la question du paysage est aujourd’hui aussi importante, parce qu’elle force la pensée européenne à sortir de ses plis. Même s’il y a une tradition européenne de la pensée du paysage, aujourd’hui on voit que la logique qui a porté cette pensée, celle du territoire, de la partie et du tout, du paysage spectacle, du rapport sujet/objet etc., cette logique n’est plus suffisante. Nous devons aujourd’hui reprendre, reconsidérer des choses que la pensée européenne du paysage a laissées tomber et les replacer, à juste titre, dans le champ de cette pensée. Et cette opération a des retombées politiques essentielles.

Maintenant, venons-en à ce que vous évoquez très justement à propos de la Chine contemporaine. Il faut replacer dans l’histoire ce que la Chine fait aujourd’hui de ses paysages. Je l’ai rappelé, la Chine a une culture du paysage, la plus ancienne au monde. Je peux dire que tel texte de Zong Bing est le premier texte au monde sur le paysage. Il faut cependant rappeler que la Chine a développé sa culture sur plusieurs siècles, selon une cohérence qui était la sienne. L’Europe, elle, est allée ailleurs, elle a colonisé d’autres territoires. Elle en a retiré sa capacité à construire une mondialisation théorique, qui a commencé beaucoup plus tôt que la mondialisation économique que l’on connaît aujourd’hui. Cette pensée de la mondialisation a commencé à la fin du XIXème siècle quand l’Europe a fini d’aller partout, entre autres en Chine et au Japon. Les cultures chinoise et japonaise ont vécu à la même époque et sous l’influence de cette pensée, une sorte de traumatisme : elles se sont réveillées pauvres, en retard, alors même qu’elles se croyaient tout à fait essentielles et développées. Ces cultures ont dû apprendre les concepts occidentaux, la science occidentale, apprendre la révolution… Actuellement, la Chine continue de vivre ce trauma de rattrapage, de dépassement, avec une certaine fébrilité. Elle est allée jusqu’à désapprendre sa langue. Aujourd’hui, en Chine, la plupart des concepts que l’on retrouve dans les journaux sont des concepts occidentaux traduits en chinois. Il faut considérer cet immense déracinement qui s’est opéré dans la pensée chinoise et qui passe à la moulinette son approche du paysage. En Chine, il y a une culture du paysage vieille de deux millénaires et il y a cette sorte d’engouement, de contrainte, d’enrichissement, de nationalisme qui est le lot de la Chine contemporaine et qui se traduit d’une manière dramatique… Pour tout vous dire, en Chine, aujourd’hui, on en est arrivé à créer de faux paysages. On « refait » des paysages à la façon des Song, mais qui sont d’un kitsch invraisemblable. Si vous allez près de Shanghaï ou dans la périphérie d’autres grandes villes chinoises, on va vous emmener dans des lieux où l’on « fait semblant », au sens où ces lieux sont des fac-similés de paysages chinois. J’espère que les choses vont s’améliorer mais pour l’instant, en Chine, on en est là.

 

Un jeune homme : Vous avez jusqu’ici parlé de paysage sous un angle qui m’a déstabilisé. J’ai l’impression que vous évoquez un paysage déshumanisé, alors que le paysage est à mon sens toujours lié aux habitants qui le façonnent et qui vivent avec. Où sont les humains dans le paysage que vous pensez et que vous cherchez à conceptualiser ? J’aimerais par ailleurs savoir ce que vous pensez de cet intérêt pour le paysage qui se développe en France. Cet intérêt est souvent rattaché à des questions régionalistes, ce qui en fait un sujet extrêmement sensible auquel nous devons pourtant nous intéresser. Le fait est que nous vivons tous quelque part, non pas entre deux lieux, entre deux choses, mais à un seul endroit à la fois. Nous n’habitons pas dans un train en marche. Comment concilier cet intérêt, cet amour pour nos paysages quotidiens et une pensée non localiste du paysage ?

FJ : Je vais essayer de vous répondre sans être trop long. Le paysage européen est construit à partir de la perspective issue de la peinture classique. Autrement dit, il est perçu, construit, pensé à partir de la position du sujet regardant. Le sujet, l’humain, n’est pas dans le paysage, mais c’est lui qui le construit par la perspective. Autrement dit, c’est en fonction de ma position en tant que sujet que le paysage se transforme. Je fais un pas, ce n’est plus le même paysage. Dans la vision classique, le sujet est au départ de la définition du paysage par sa position. En Chine, non. Dire « Montagne(s) Eau(x) » ou « Vent Lumière » signifie que le sujet est impliqué. Il est partie prenante, participant et dans la peinture chinoise il est figuré dans le tableau, mais en retrait. Ce que l’on sait, pour la tradition européenne comme dans le cas de la tradition picturale chinoise, c’est que la peinture de paysage est arrivée à la suite de la peinture de personnage. La peinture de paysage a consisté dans les deux cas à retirer le personnage du premier plan pour faire apparaître autre chose. En Chine comme en Europe, la peinture de personnage était une peinture ressemblante. En Chine comme en Europe, mais selon d’autres modalités, la peinture de paysage est née de ce que l’on s’est libéré de la ressemblance. Une peinture de paysage ne ressemble pas, ne ressemble à rien. En Chine, on a loué la peinture de paysage pour cette raison-là, du fait qu’elle se libérait de la ressemblance. La grande qualité de la peinture de paysage chinoise c’est précisément qu’elle parvient à sembler sans ressembler. Dans la peinture occidentale, le sujet reste présent par son point de vue qui détermine la perspective adoptée. Dans la peinture chinoise, le sujet est impliqué, habitant sans avoir cette position hégémonique de sujet.

Alors maintenant, il faut peut-être distinguer ici la pensée du paysage et celle de l’environnement. L’environnement est une notion qui a récupéré ce qu’en Europe la pensée du paysage avait laissé tomber. Environnement est un terme qui vient des Etats-Unis, et en particulier de certains contextes idéologiques anglo-saxons d’après-guerre. Ce terme est en train de récupérer ce que la pensée de paysage était justement en train de perdre à travers l’idée de découpe, de partie, d’objectivité, de territorialité. Je crois que nous sommes actuellement entre deux pensées, celle du paysage issu de la pensée classique et celle de l’environnement, du milieu qui implique l’humain, mais en le mettant « au centre » d’une autre façon.

Si je reviens à présent à la question que vous posez, à savoir comment concilier pensée du paysage et vivre local, je vous dirai que ce qui me paraît intéressant dans le paysage, c’est qu’il n’est pas que du local. C’est du local traversé par un tout du monde, ou si l’on préfère du local vécu comme monde. Le paysage nous encourage à faire de notre lieu un monde. En tout cas, c’est ce qui, pour moi, fait paysage. Dans ce cas, nous ne sommes pas dans du local « localisant », régionaliste au sens où on l’entend généralement. Je pense à ce titre que la peinture de paysage n’est jamais une peinture régionale. Les grands tableaux de paysage, même s’ils représentent les Alpes par exemple, comportent une exigence de tout, capable de traverser la localité qu’ils décrivent. Du coup, je ne conçois pas un combat régionaliste au nom du paysage. Je pense que le paysage ancre dans la région, ancre dans le local mais qu’il est porté en même temps par une exigence qui dépasse cet ancrage. Le paysage nous apprend justement à circuler, à évoluer entre le local et ce qui est monde, entre le local et le monde. C’est là que le paysage se situe, me semble-t-il.

 

DB : Je pense que ce qui vient d’être dit entre en écho avec la conférence de la COP 21 sur le climat. Ces questions d’environnement, de milieu, d’ambiance, de macro-sujet qui dépasse chaque sujet individuel ou chaque local particulier rend tous les propos tenus ce soir, importants. Il y a un travail à faire sur cette vaste problématique. Tout cela nous renvoie à cette question de l‘implication des sujets que nous sommes dans les paysages que nous habitons. Prenons une dernière question avant de clore la soirée.

 

Anne Eyssidieux : J’ai été très sensible à la manière dont vous abordiez cette ressource qu’est le langage. En utilisant une langue étrangère, la langue chinoise en l’occurrence, on peut complètement repenser, retourner, dépayser notre pensée du paysage. Je me demandais si la même opération était possible concernant notre pensée de la Nature. Est-ce que les Chinois ont un terme pour désigner la Nature ou est-ce qu’ils la pensent aussi « en tension » ? Le fait est qu’en Occident, à travers notre tradition philosophique, nous avons une façon de nous représenter la Nature comme ce qui nous environne ou ce qui entoure l’Homme, mais toujours dans une logique de séparation entre le sujet et l’objet. Et l’Homme ne sait plus aujourd’hui s’il fait partie de cette Nature ou s’il doit se placer au-dessus d’elle. Quel est le rapport, dans la pensée chinoise, entre paysage et nature ? Est-ce qu’il y a un terme pour désigner la Nature comme un ensemble, ou les Chinois la pensent-ils plutôt comme une tension, un entre-deux ?

FJ : Merci, c’est une belle question pour la fin. Vous mettez le doigt sur un point très intéressant qui est le suivant : il n’y a pas de mot en chinois pour dire « nature ». Tout dit la nature, tout ! Et comme tout le dit, il n’y a pas un terme circonscrit qui la désigne plus précisément. « Ciel » peut dire « nature », la régulation naturelle ; « ciel terre », l’accouplement. Et aussi un terme qui signifie « spontanément ainsi » et qui a servi, au XIXème siècle, en chinois japonais, à traduire « nature » de l’occidental. Il a fallu en effet trouver un moyen de traduire « nature ». Pourquoi, en Europe, avons-nous dû concevoir cette notion de « nature » ? Je pense aux Grecs… Ils ont été amenés à construire le terme phusis (nature) pour l’opposer à autre chose, en l’occurrence à la notion de techné. Les Grecs avaient besoin de distinguer ces deux principes, par « nature » ou par « art ». La phusis était ainsi entièrement pensée à partir de la techné. Comme le dit Aristote : « si l’art de construire des bateaux était dans le bois, ce serait naturel. Mais non, on fait des bateaux et l’arbre, lui, fait autre chose : il pousse. ». Autrement dit, ce qui distingue la nature de la techné chez les Grecs, c’est que le principe est dedans ou dehors. Si le principe est dedans, c’est la nature. Si le principe est dehors, c’est la techné. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’aux yeux des Grecs, la nature est un artisan immanent. Chez Aristote, la nature conçoit, elle veut, elle a toutes les qualités d’un sujet agissant, mais d’un sujet agissant par immanence. La Chine, elle, n’a pas eu besoin de distinguer un concept pour dire la nature parce qu’elle ne pensait que ça. Tous les grands termes chinois disent « nature ». Celui que les Chinois ont choisi pour traduire nature, c’était celui de spontanéité naturelle, le fait que ça vienne tout seul : « spontanément ainsi ». Pour nous, qui avons eu besoin de construire cette notion, la question est de savoir si nous en avons encore besoin aujourd’hui… Est-ce que ce concept nous sert ou est-ce qu’il nous enlise ? Est-ce que la « nature » est encore un concept performant, utile, sachant que beaucoup actuellement le refusent ou le remettent en question ? J’en ai discuté récemment avec Bruno Latour qui me disait que non, finalement, ce concept nous encombre en ce qu’il fait barrage à notre intelligence de la chose que l’on cherche à désigner à travers lui, et qui nous intéresse plus que jamais. De là, on l’appelle Gaïa, on l’appelle autrement, chacun ayant sur ce point son substitut. La Chine, elle, n’a pas eu besoin de produire ce concept si bien défini par les occidentaux, concept qui cependant et finalement est uniquement pensé à partir de l’humain : la Nature comme « artisan » immanent. La Chine est importante pour ça parce qu’elle nous rappelle que la nature, on ne peut pas en faire le tour. Que la Chine soit passée à côté du besoin de définir le concept de nature est ici une ressource à exploiter, c’est une ressource de la pensée que nous devons mettre à profit.

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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