« J’te raconte pas »

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Je dois donner à l’invitation d’Anne Eyssidieux-Wassermann, et dans le cadre d’un programme sur « la parole », une petite causerie aux prépas du lycée Champollion ce mercredi 15 février ; que leur dire, qu’articuler sur la parole ? J’ai proposé à Anne de traiter « Tenir parole », pour débrouiller quelques performances de l’ordre symbolique, et le bizarre exercice de l’entretien ou de la conversation.  J’exhume ici un article ancien,  proposé jadis à Grenoble dans le cadre des « Arts du récit », en sachant que les aspects juridiques, performatifs, curatifs ou psychanalytiques ne manqueront pas d’être évoqués mercredi lors de la discussion. Les effets de la parole touchent en effet aux champs médiologiques, poétiques, psychologiques et bien sûr pragmatiques (au sens des actes de langage, et plus largement aux relations de sujet à sujet traités par l’école de Palo Alto, mais aussi par François Jullien), qui m’ont beaucoup occupé dans les cours d’information-communication et mes anciennes publications…  

Pourquoi faut-il raconter des histoires ? Cette question enveloppe une affirmation, presque militante : il y aurait un devoir de récit, comme pour d’autres un « devoir de mémoire », martelé par eux jusqu’à la nausée. Il faudrait raconter. Plus grave ou plus urgent peut-être : il faudrait prendre la défense du récit, espèce menacée par la nouvelle écologie culturelle. J’en suis assez d’accord, et je tenterai ici quelques esquisses de remarques autour de cette fonction capitale.

Le récit donc, mais dans quels domaines ? J’en pointerai quatre ou cinq, le roman, le récit médiatique, psychanalytique, historique…, sans distinguer encore entre l’oral, l’écrit et d’autres formes narratives apparues du côté des arts de la scène, du film, de la chanson ni, domaine encore plus englobant ou accueillant, des médias. Chaque matin nous propose un récit médiatique qu’on appelle l’actualité, décliné par ses récitants sur différents supports : papier, radio, écrans, etc.

L’oralité me charme, mais je n’en fais pas une priorité. L’écrivain, l’homme « typographique » raconte à sa manière, tout aussi forte et nécessaire. Nous sommes sujets au roman comme nous étions, jadis ou encore, suspendus aux lèvres qui nous débitent des fables ou des contes de nourrice. Et nous sommes plus encore sujets aux chansons, et aux films. Ce qui peut nous intéresser ici, c’est la mise en intrigue ou, plus spécialement derrière celle-ci, la mise en ligne ou en perspective d’une action. « Action ! », lance le chef opérateur sur le plateau d’un tournage ; on parle d’actes au théâtre, et dans les médias d’actualité : ce fil des actes (des res gestae qui nomment en latin l’Histoire) est bien digne de retenir le philosophe. Le fil linéaire de la parole suppose en effet la mise en ligne d’une séquence de représentations (qui ne sont pas seulement verbales) successivement articulées ; en bref, notre aptitude proprement humaine à la mise en intrigue, en récit. Vivre, dit quelque part Régis Debray, c’est se raconter des histoires… Car ces histoires, bien vivantes, agissent ou exercent sur nous un mystérieux pouvoir.

Remarquer, sous la mise en récit, la mise en jeu effective d’un « acte » permet d’opposer le travail secondaire du récit au non-travail d’une passivité originaire : les magmas du processus primaire pointé, mais au fond non décrit par Freud, et que résume le mot de l’ado post-moderne, « J’te raconte pas ! ». Quelle erreur d’avoir parlé en psychanalyse de « travail du rêve », ou d’ « autre scène » ! J’aimerais défendre la distinction, en effet précieuse, des processus primaire et secondaire, mais sans les mélanger – même si dans la réalité, bien sûr, tous les états intermédiaires s’observent entre ces deux catégories ou ces deux pôles. Nous dirons que le processus primaire n’articule pas, donc qu’il ne se décrit ni ne se raconte ; il suffit d’avoir une fois rêvé pour vérifier l’abîme entre la couleur, l’ambiance ou la teneur indicibles d’un rêve et le scénario qu’on prétend au réveil en tirer. Le rêve ne se raconte pas plus que l’affect, la sensation pure, la violence, le trauma ou le ravissement de l’extase… Et dans la phrase « J’ai fait un rêve », on pourrait relever autant de fautes que de mots : le rêve n’est pas une action distribuant distinctement un sujet et un complément d’objet identifiables ; notre grammaire force dans un ordre typiquement secondaire un état ou un processus beaucoup plus confusément enchevêtré où l’actif et le passif, le sujet et l’objet, l’un et le multiple (combien de rêves contient « un rêve ») demeurent fondus.

Pourquoi parler ici du rêve ? Parce que nous passons le tiers de notre vie à dormir (sans compter la rêvasserie diurne), et à laisser ainsi flotter notre psychisme, débrayé dans le « processus primaire ». La raison, la parole et l’articulation logico-langagière, les distinctions et structurations de la perception diurne, ou des actions sur le monde et sur les autres, sont des conquêtes secondaires arrachées à une boule ou à une pelote psychique primaire, qui ne demandent qu’à se reconstituer. Même si les récits nous font, bien sûr, rêver, je maintiens que le récit est l’autre du rêve, et qu’il faut batailler pour tirer hors du magma affectif ce fil ou cette tresse des mots. De même l’information est une mise en séquence (de mots, de chiffres, d’images) arrachée chaque jour au bruit et à la fureur du monde, et cette construction ne va nullement de soi.

Les processus primaire/secondaire s’opposent donc comme le rêve au récit, le donné au construit, ou comme l’immédiat aux innombrables médiations des codes et de la culture, en bref de l’ordre symbolique en général. Si les psychanalystes accordent une vertu cathartique à la parole – celle qui livre passage à des récits d’enfance, de traumas, d’affects ou de rêves – c’est qu’une articulation secondaire appliquée à ces matières collantes est par sa forme même (indépendamment de tout contenu) porteuse de civilité, de distance ou de détachement. Articuler une parole, raconter, c’est accéder au symbolique, donc parier sur une transmission qui fait appel à la conceptualisation ou à la représentation mentale, et non à la contagion affective ; inversement, le court-circuit primaire cherche un contact immédiat et une adhésion sans débat (dans le fou-rire, la panique, la vibration partagée, la musique d’ambiance ou la transe…).

Cette distinction recoupe donc celle d’une représentation qui, par sa linéarité, cultive l’attente et l’attention (cette attente d’un futur qui veille au cœur de toute attention), opposée à une présence ou à un présent brutal, indifférent à la temporalité (« zeitlos » comme dit Freud de l’inconscient). Tout récit implique, par son extension même, une promesse un certain temps différée (celle du dénouement) ; lire ou écouter des histoires, c’est apprendre la durée et cultiver de l’intérieur, contre notre propre impatience ou notre pulsion primaire, le nécessaire travail du temps. De même la ponctuation d’une parole apporte une stabilisation affective, un pallier de respiration qui apporte au sujet un soulagement, ou un repère : celui qui traverse l’épreuve du deuil voit  sa peine allégée par des mots de condoléances ou des messages de sympathie et de partage ; mais, dans un ordre voisin, le pardon est cette parole qui vient effacer une faute ou un état de vacillement d’un sujet engagé dans une dette ; la parole judiciaire qui qualifie la faute a le même effet cathartique de dire à quelle hauteur le sujet a failli ; et les paroles d’évaluation (notes dans un examen scolaire, prix ou trophées dans une compétition sportive, etc.) ont le mérite, aussi, de quantifier une situation confuse en marquant au sujet où il en est, ce qu’il vaut par ce qu’il a fait et ce qu’il est en droit d’attendre. « Le passé devient juste et l’avenir permis », selon la superbe et dangereuse sentence énoncée par Livie à la fin du Cinna de Corneille (acte V, scène 2) : certaines paroles, récapitulatives et inaugurales, sont comme le fléau marquant l’équilibre entre les deux plateaux de la balance, le passé-l’avenir…

Ces remarques basiques ont plusieurs conséquences dans mes deux champs principaux de curiosité, la construction d’une médiologie, et l’édition Pléiade des romans d’Aragon. Côté médias en effet, nous savons que la course à l’audience ne se traduit pas par le dressage de la conscience des récepteurs vers plus de « secondaire » (d’argumentation, d’histoire et d’histoires, sans même parler de culture, de logique ou de raisonnement) : il est avantageux, pour toucher les gens, de leur proposer l’émotion sans phrase, le rire, la rêverie ou le rêve plutôt que l’information. En ouvrant par exemple le robinet à musique, et pas des plus savantes : le beat, le rythme et les pulsations de la pulsion en phase, en prise, branchée plutôt que le clavecin bien tempéré. « J’te raconte pas ». Une ligne de partage assez nette traverse notre presse en général, à sensations ou de réflexion ; selon qu’elle privilégie le présent des « coups » (de cœur, de pub, de bluff…) ou une représentation plus articulée pariant sur l’abstraction et sur la durée. Autour du présent (« zero stock, no future ») s’agglutine le pôle communication ; autour de la profondeur historique d’une représentation temporelle (du passé, du futur) celui de la transmission. Ce partage a, je crois, de profondes conséquences morales et politiques.

On a beaucoup répété, après Lyotard, sa définition de l’époque post-moderne par « la fin des grands récits ». Et il est vrai que notre appétence aux récits (à les construire, à les entendre, à les analyser ou à les suivre) est peut-être en train de fléchir : la BD, le cinéma, la chanson ou le roman contemporains enregistrent, à des degrés divers, une crise du scénario ou des intrigues au profit de divers « effets spéciaux » qui mériterait une soigneuse analyse. La disparition des grands romanciers, au moins dans notre pays, est particulièrement flagrante si l’on se réfère à la floraison de ce genre au XIX° siècle, et à son dernier véritable représentant, Aragon. Celui-ci aura beaucoup écrit, en marge de ses propres romans, sur ce qu’il appelle « la volonté de roman », et sur notre capacité à traverser, à dépasseer le moi pour nous ouvrir au monde. Le roman encourage la culture de l’altérité, l’affrontement aux mondes des autres. La pelote ou la bulle narcissique ne sont pas favorables aux « grands récits » ; autofiction n’est pas fiction, et l’actuelle extension du domaine du nombril ne nous fait pas oublier les grands cycles romanesques dans lesquels nous avons appris à lire, à observer et éventuellement à aimer.

Ces remarques trop brèves pivotent, au fond, autour de ce mot merveilleux, l’histoire ! Tout l’éventail des récits, de l’intime à l’épique, y frémit ; brèche où le vent s’engouffre, où les générations sortent de l’ombre et font la chaîne, où un futur brille…

« La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation ? » demandait Breton dans Introduction au discours sur le peu de réalité. Oui, mesurons à cette question la pauvreté du « J’te raconte pas » ; et demandons-nous dans quelle mesure, de notre capacité à raconter des récits et à énoncer l’Histoire, ne dépendrait pas aussi notre aptitude à y participer et à la faire.

11 réponses à “« J’te raconte pas »”

  1. Avatar de Asia
    Asia

    Merci, cher Daniel, d’interroger ainsi ce « raconter » qui est une sorte de « propre de l ’homme » (expression tombée en désuétude à juste titre). Il « faut » raconter des histoires, certes, mais rassurons-nous car d’une manière ou d’une autre (orale, écrite, imagée) nous ne pouvons pas ne pas (nous) en raconter (d’accord avec Régis Debray) !
    Je serais peut-être un peu moins radicale dans l’opposition entre le rêve et les récits qui en sont faits : si le rêve n’est pas en lui-même un « travail », les interprétations auxquelles il donne lieu sont bien, elles, un travail – parfois inspiré, souvent laborieux. Je ne suis pas psychanalyste mais quand Freud parle de « travail du rêve », ne faudrait-il pas entendre « travail sur le rêve » ? Par ailleurs, pourquoi récuser l’expression « l’autre scène », même si ce qui s’y joue n’est pas « racontable » ?

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Et merci à toi, lointaine Asia, d’entrer ainsi dans le vif du sujet ! Deux mots de réponse : les freudiens ont bien en vue que « le rêve travaille » (avant qu’on ne travaille sur lui), et cette expression appliquée à un rejeton du processus primaire me semble douteuse ; le deuil aussi, mais là on demeure dans la conscience secondaire ou vigile, c’est plus acceptable. Et pourquoi critiquer « l’autre scène » ? Parce que le concept de scène suppose une vision cadrée, à bonne distance, d’un sujet regardant vers des objets – tout le contraire du rêve qui ne respecte ni distance, ni cadre, ni point focal, ni séparation moi-monde, mais qui enchevêtre à plaisir (primairement) tout cela. Je résume les choses un peu vite mais il me semble essentiel, philosophiquement, de s’en tenir à ces catégories et de ne pas les confondre : rêver, ce n’est pas regarder (assister) à bonne distance… Mais peut-être n’avons-nous pas les mêmes façons de rêver ? Dis-moi…

  2. Avatar de Asia
    Asia

    C’est vrai, rêver c’est toujours « être dedans » (jusqu’au cou) et non « face à ». Ne pourrait-on donc maintenir « l’autre scène » précisément à cette condition ? Moi qui rêve (et toi aussi je suppose), je suis dans cette autre scène où tout s’enchevêtre, donc je ne la regarde pas en tant que scène…

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Non non, pas d’accord Asia, il faut réserver « scène » à ce dispositif de mise à distance avec vision frontale, cadrage (relatif) et limites d’espace et de temps, et à partir de là classer les scènes, théâtrale, filmique, médiatique, politique, etc. Le rêve n’en fait pas partie, il nous entraîne dans l’autre de la scène – à mon avis !

  3. Avatar de Asia
    Asia

    Je comprends… Tu as raison, merci pour cet éclaircissement synthétique et limpide !

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Pas de quoi chère Asia, discussion à prolonger à la première occasion…

  4. Avatar de Marie-Anne.
    Marie-Anne.

    Mon commentaireA propos de la mise à distance de soi et de la narration, je suis interrogée par le dernier ouvrage de Lionel Naccache, Le chant du signe, qui évoque la complexité dont notre esprit/cerveau fonctionne, interprète et comprend le monde qui l’entoure. France Culture l’a reçu récemment à la Grande Table pour évoquer ces questions. Peut-être un certain éclairage de la maniere complexe dont se constitue la « scène » …

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Je ne connais pas ce livre ni son auteur…

  5. Avatar de Marie-Anne
    Marie-Anne

    Mon commentaire
    Voici le lien qui permet d’écouter Lionel Naccache, neurologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris et chercheur en neurosciences cognitives à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière.
    Il a fait paraître « Le chant du signe : aventures et mésaventures de nos interprétations quotidiennes » chez Odile Jacob en janvier 2017.
    Le site de l’émission qui aborde ce livre est : http://www.franceculture.-fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/laventure-quotidienne-des-signes
    Je ne sais si ce propos a de l’intérêt pour votre approche. Belle suite dans vos recherches.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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