On ne peut voir le dernier film de Martin Scorsese sans une profonde admiration pour sa puissance, sa maturité, son évident accomplissement. Le maestro qui en porta vingt-huit ans le projet déclare avoir tourné en état de grâce ce sommet de méditation grave. Plaignons ceux qui s’ennuient aux deux heures quarante de sa projection, ou pire qui déclarent comme Xavier Leherpeur que le martyr principal ici serait le spectateur !…
Le titre même de l’œuvre retient de trop bavarder sur elle. Les mots échangés dans le film paraissent sinon rares, du moins chargés de profondeur, et comme enchâssés dans ce silence primordial où s’enveloppent la foi, l’idéal, mais aussi la compassion ou l’amour des victimes. La parole, dès les premiers échanges des deux jeunes Jésuites, Rodrigues et Garuppe, avec leur père supérieur Alessandro Valignano au collège de Macao, est ici mise en scène, voire ritualisée ; la voix off où l’on entend ensuite le jeune Rodrigues écrire ses lettres à celui-ci, détache ou magnifie cette parole qui relie le missionnaire bientôt égaré à sa communauté ; mais la parole la plus dramatique, celle qui donne au film sa tension, son suspense unique, est celle de l’apostasie que les bourreaux japonais tentent d’arracher aux paysans, Mokichi, Ichizo (qui conservent un mutisme admirable jusque sur la croix), ou aux prêtres eux-mêmes, dont la foi semble parfois plus vacillante.
Selon un scénario rédigé avec Jay Cocks mais tiré d’un roman (célèbre au Japon) de Shusaku Endo, Silence met en effet en scène deux idéalistes, jetés autour de 1650 sur des chemins où rien ne les appelle au moment où le Japon, d’abord ouvert au christianisme lors de la prédication de François-Xavier, choisit de retourner au bouddhisme en persécutant les villageois déjà convertis. Le silence auquel se heurtent Rodrigues (Andrew Garfield) et Garuppe (Adam Driver, deux acteurs également remarquables) est donc celui de Dieu, qu’ils ne cessent d’invoquer en parcourant cette terre hostile ; mais ce silence s’étend aux paysages eux-mêmes, somptueusement filmés dans leur étrange, dans leur impassible indifférence : celle de la mer face aux corps mis en croix pour qu’elle les submerge, celle des fumerolles au sommet du volcan où l’on martyrise à l’eau bouillante les chrétiens ; ou encore le silence pathétique de ces visages avidement tendus vers les missionnaires qui leur administrent à tout-va des confessions ou des messes, où les fidèles n’entendent sans doute pas grand-chose.
Le malentendu de la foi est bien montré lors de ces bousculades autour des prêtres, avant d’être discuté entre eux dans quelques durs échanges ; celui notamment où le père Ferreira, de retour après son apostasie, explique à son jeune disciple comment il s’est pour finir détourné de sa mission. Que veut celui qui croit ? Et comment, si toute croyance relève d’un certain terrain, le missionnaire parviendra-t-il à enraciner cette croyance en terre étrangère ? La métaphore jardinière n’est pas futile, et fait l’objet de plusieurs développements : les religions ont des racines qui prospèrent ici et là dépérissent, le Japon pour Rome est un swamp, un marécage où les pousses chrétiennes ne peuvent que pourrir, il n’y a pas pour la foi (toujours particulière) de terreau ni de Ciel universel. Et « Deus » traduit en japonais ne revêt ni le même son, ni surtout le même sens…
A notre époque de mondialisation économique ou commerciale, Scorsese nous rappelle un temps où le Japon, longtemps inaccessible, se refermait sur sa culture tellement spécifique ; où deux Portugais jetés à l’eau des plages gagnaient dans un dénuement adamique une terre étrange plus qu’étrangère, riches de leur seule naïveté et de toutes leurs méconnaissances ; où la foi, le désir de martyre et l’imitation de Jésus-Christ n’étaient pas de vains mots – mais sa façon très fouillée de présenter l’histoire nous suggère au passage quel orgueil, ou secret narcissisme, rongeaient de l’intérieur et ternissaient cette foi. Quand, par habileté suprême, l’inquisiteur Inoue-Masa (étonnant, admirable Issey Ogata) attend l’apostasie du prêtre non des supplices infligés à Rodrigues, mais à ses disciples paysans jusqu’à ce que le missionnaire se renie, il place le jeune homme devant un redoutable dilemme : où est le devoir, et que commande la vraie charité ? Comment sans trahir continuer de servir le plan divin ? La vraie foi ne doit-elle pas se renier pour mieux s’accomplir ?
Telle est du moins la conclusion adoptée par la noble figure de Ferreira (Liam Neeson), qui a franchi le pas et foulé l’efumi – mis le pied sur l’icône divine en signe de reniement. Un geste ou une « formalité » auquel les paysans se refusent, mais non pour finir Rodrigues, vaincu par l’inquisiteur autant que par la situation très paradoxale où il s’est enfoncé dans un chemin de croix qui a surtout provoqué le massacre de ses adeptes. Une bonne part de l’action (plutôt ratée) des deux prêtres consiste en effet à assister, à bonne distance, aux supplices de leurs convertis : témoins, mais non directement martyrs.
Que veut dire croire et quels sont ses degrés, ses modalités ? Que se passe-t-il dans les replis d’un inconscient et comment travaille une âme ? Le dernier plan ajoute un point d’ironie, ou un degré d’approfondissement de notre vertige, quand la caméra zoomant sur le linceul de Rodrigues, au moment de sa crémation, nous montre le petit crucifix paysan qu’il y tenait caché. Le Jésuite, comme les marranes fuyant la persécution, demeurait-il fidèle à sa foi sous les apparences de sa conversion ? Rien ne permet de le deviner à voir l’impassible visage de Rodrigues marié, signant à la demande des liasses d’apostasie ou examinant en expert les objets du commerce avec l’Europe pour y détecter de suspectes traces de contrebande chrétienne…
Si l’on s’attarde aux admirables duplicités de ce film, il faut mentionner le rôle auprès des deux missionnaires de leur « guide » Kichijiro (Yosuke Kubosuka), d’abord vu comme un pauvre déchet, menteur, soulard et hâbleur, puis comme un double ou le produit ironique des grands actes de conversions : en ne cessant de rechuter, de trahir et d’implorer pour cela confessions et bénédictions, le malheureux Kichijiro s’identifie successivement à Judas, mais aussi au bouffon, au clown de la foi, ou pour mieux dire à un Sancho Pança qui renverrait au fier Quijote Rodrigues l’image pitoyable du disciple incurablement faible et peccamineux.
Mais l’autre personnage inoubliable du film, celui qui en manipule l’intrigue et qui en sort vainqueur, c’est bien sûr l’inquisiteur Inoué-Masa, condensé inouï de cruauté suave, de sagesse politique et de prudence machiavélique. Lui aussi pratique le silence en fin tacticien, en metteur en scène économe, et chacune de ses interventions tourne la tête à Rodrigues ; comme le Christ mais avec plus d’ironie consommée, Inoué parle par paraboles et celles des quatre concubines, ou du marécage, ou de l’épouse laide, donnent en effet à réfléchir. Il s’abaisse pour mieux dominer, feint de se battre contre les mouches au moment de marquer le point ; ce tacticien hors-pair du combat des consciences, ou de la conversion, en remontre aux Occidentaux en matière de culture, ou de raffinement, et c’est à sa dialectique feutrée, sarcastique que Ferreira a rendu les armes. Mais Ferreira lui-même est-il vraiment passé de l’autre côté ? Des lapsus, des regards ne trahissent-ils pas chez lui une certaine duplicité ? A quel moment le missionnaire se ment-il le plus, avant ou après sa « conversion » ?
Sur toutes ces questions, ce film merveilleusement complexe, vertigineux ou exigeant garde le silence. Un silence qui ne sera pas du goût de tous mais qui nous renvoie, pensifs et voûtés d’admiration, à nos propres questions : ce Japon, ce dix-septième siècle, ces hommes affrontés à de telles souffrances, à de pareils défis ont existé, et leur histoire ainsi racontée ne cessera de nous hanter.
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