La Croix de ce mardi 21 février revient sur la récente loi Claeys-Leonetti (2016), à propos des « directives anticipées » dont la ministre Marisol Touraine rappelle l’importance : la précédente loi Leonetti de 2005 laissait au médecin le soin d’apprécier ces directives, et éventuellement la possibilité de les négliger ; le pouvoir médical demeurait le seul, en dernière instance, à disposer de la situation (et des volontés) du patient. Le nouveau cadre législatif remet clairement cette décision au patient, en rendant ces directives plus contraignantes.
Ces aménagements toutefois ne font pas l’unanimité et, pour les demandeurs d’un libre accès à la mort, ils demeurent trop frileux face à leur attente : la « sédation prolongée » aboutissant au décès offre certes la garantie de ne pas souffrir, mais elle n’est accordée qu’en dernière extrémité et sa prescription par l’équipe médicale peut encore signifier, pour le patient, un parcours de soins indésirables et trop pénibles. La Croix de ce matin insiste d’autre part sur la nécessité, pour chacun, de rédiger ces directives quand il en est temps, et de s’y montrer aussi précis que possible (des formulaires-guides sont proposés dans ce sens) ; mais la ministre souligne aussi le petit nombre des déclarations enregistrées, et on peut avec elle s’en étonner : pourquoi cette méconnaissance de la loi ? Serait-ce que la mort, pas plus que le soleil selon la célèbre maxime de La Rochefoucauld, « ne se laisse pas regarder en face » ?
On répugne en effet, tant qu’on est bien portant, à imaginer cette extrémité. Mais une autre objection peut surgir, selon laquelle on ne voit pas les choses de la même façon, en bonne santé (on se déclare favorable à une certaine forme atténuée d’euthanasie), ou malade. Mis au pied du mur, beaucoup changent d’avis ; malgré les injonctions de la conscience, leur corps veut vivre quand même ou à tout prix… Ce que prévoit d’ailleurs la loi, en réservant à chaque rédacteur des directives la possibilité à tout moment de se rétracter.
Si la demande de mort est une des plus graves qu’un sujet puisse formuler, il est choquant qu’on lui oppose une réponse du type « Allez voir ailleurs », et j’ai sur ce sujet exprimé dans mes précédens billets notre désillusion face à l’unité, par ailleurs excellente, des soins palliatifs du CHU de Grenoble. Durant les deux semaines de son séjour en juin 2016, Françoise y fut retapée moralement, psychologiquement ou, je dirais, spirituellement. Son corps allait certes de plus en plus mal (les métastases osseuses prospéraient) mais son esprit demeurait net, et elle accueillait en souriant les visites. En bref, elle demeurait pleinement acteur de sa vie, ce qui définit précisément la charte des soins palliatifs.
Or cette maîtrise par le patient de sa propre volonté devrait précisément conduire à la respecter, lorsqu’elle est formulée de façon claire, devant témoins et réitérée. Au contraire et dans la mesure où Françoise semblait justement « bien vivante », sa demande de mort assistée n’était pas recevable par les responsables de ce service des soins. Le care ne s’étendait pas jusque là, ce qui me semble en contradiction avec l’idéal proclamé (faire de chaque patient un sujet, et non l’objet passif de l’acharnement thérapeutique). L’argumentaire du médecin-chef reprenait en somme trois excellentes déclarations du serment d’Hippocrate : « Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément », sans voir que cette troisième maxime peut entrer en contradiction avec les deux premières.
Ou pour le dire en d’autres termes : le médecin ne considérait que l’état du corps de Françoise (« Votre femme en a pour deux mois », en se trompant d’ailleurs lourdement puisqu’elle devait décéder naturellement quatre jours après sa sortie), il ne prenait nullement en considération l’état de son âme, de sa volonté ou de son désir. Or l’évaluation de « ce qui reste à vivre » n’est pas l’affaire d’une médecine paternaliste ni ne relève de son domaine ; le sentiment ou ce que j’appellerai le génie de vivre (le « conatus » de Spinoza ?) habite très variablement en chacun, il constitue notre réserve propre, notre trésor le plus intime. Au nom de quoi substituer la volonté médicale à celle du patient, sinon parce qu’on s’en remet dans ce domaine à une très ancienne tradition venue des pères, des prêtres ou des « patrons » ?
Face à leurs pouvoirs, la demande de mort assistée semble aujourd’hui encore trop individualiste, ou libertaire – alors que je ne peux m’empêcher de penser que la libre disposition par chacun de sa mort, dans de bonnes conditions, constituerait en effet un formidable progrès de civilisation, comparable à la maîtrise accordée aux femmes, en 1974 avec la loi Weil, sur leur fécondité ou leur désir d’enfants. Le parallèle entre ces deux domaines paraît fort éclairant : ne va-t-on pas mourir aujourd’hui en Suisse comme on allait, avant 1974, y avorter ? Auprès de l’association « Dignitas » par exemple, où cette demande alimente un lucratif business…
J’ai compris que notre demande de juin 2016 ne pouvait, dans le cadre de la loi, être prise en compte. La peur des poursuites judiciaires passe avant la compassion (la loi devant répondre à la difficile équation de libérer le malade tout en protégeant le médecin). L’euthanasie, selon son concept pourtant, est cet acte pratiqué par un tiers pour provoquer la mort du sujet à sa demande (clairement formulée, et répétée) ; elle consiste donc, disais-je plus haut, à mettre la fin du patient en continuité avec sa vie, à faire de sa mort un acte qu’il puisse s’approprier, choisir et jusqu’à un certain point maîtriser. On a coutume de dire ou de penser « ma mort », étrange usage du possessif si l’on songe que cette mort nous arrive généralement du dehors, aussi imprévue que subie ; et comment dans ces conditions la rendre « mienne » ? Si les soins palliatifs visent à maintenir le malade en position de sujet jusqu’au bout, l’euthanasie aussi ; il n’y a donc pas lieu de les opposer, celle-ci faisant partie des ressources thérapeutiques au sens large (des outils du care) de ceux-là.
Care et cure : cette opposition des deux mots a surgi en anglais sous la plume de Winnicott, et semble très éclairante : to care relève de la médecine au sens étendu des soins, qui s’imposent lorsqu’on ne sait guérir (to cure), mais le périmètre des soins n’est pas clair, il ne se laisse pas délimiter techniquement puisqu’il relève typiquement des relations « pragmatiques », des relations que je définis comme celles de sujet à sujet, auxquelles les études médicales (avant tout soucieuses de précisions et de performances techniques) ne forment pas vraiment… Leur partage a tendance à se calquer sur une hiérachie assez familière : aux médecins le cure, aux infirmières ou à divers bénévoles des soins palliatifs le care.
Pourquoi l’euthanasie n’entre-t-elle pas mieux dans ce dernier cadre ? Elle suppose pourtant un appel au dialogue, à une conscience élargie ; la loi belge que j’ai présentée plus haut, à la suite du livre de Corinne Van Oost qui l’expose et la discute en détail, prévoit autour d’elle des témoins, l’assistance de deux médecins et quelques délais de réflexion ; la décision ne se prend pas dans l’urgence, ni l’isolement. Y recourir constitue (disais-je plus haut) un moment éthique par excellence. Et la publicité (au sens kantien de l’Öffentlichkeit) lui est essentielle ; contrairement au suicide pratiqué clandestinement ou sur le mode « Après moi le déluge », le candidat à l’euthanasie consulte ses proches, il les réunit autour de lui pour un dernier adieu. Dans le cas de Françoise, non seulement les enfants mais quelques amis avaient été prévenus, et tous avaient donné leur accord.
En bref, la question de l’euthanasie me semble marquer un tournant important dans la réflexion sur les soins, sur la fin de vie et la dignité du sujet, mais cette réflexion chez nous n’a pas abouti à des lois du type belge, pourquoi ? L’archaïsme français rélève-t-il d’un blocage paternaliste, du corporatisme d’une profession ou d’une logique techniciste qu’il serait urgent dans plusieurs domaines (pas seulement médical) de dépasser ? La culture catholique lui serait-elle hostile ? En Belgique statistiquement, les Wallons ont moins recours à la loi que la partie flamande de la population.
Sans prétendre conclure prématurément un débat long et épineux, je dirai en m’appuyant sur le récent livre de Véronique Fournier La Mort est-elle un droit ? (La Documentation française) que deux conceptions, depuis ou malgré la dernière loi Leonetti-Claeys, demeurent en présence et se heurtent irréconciliablement, le laisser-mourir (toléré) et le faire-mourir (toujours légalement proscrit) ; soit la revendication d’un libre mourir (droit jugé par certains trop individualiste, mais que formulait Françoise), distincte de la peur d’un mal mourir, à laquelle répond la nouvelle loi en instaurant la sédation profonde, continue et finale. On se contente de faire dormir, sans souffrances, on se garde de provoquer la mort : Leonetti-Claeys poussent à sa limite la première possibilité (en considérant par exemple l’hydratation et l’alimentation comme des traitements qu’on peut suspendre en invoquant l’obstination déraisonnable), sans franchir la ligne rouge d’une aide active, ni d’une intention ou décision positives. Et ils rendent plus contraignante pour le médecin l’observation des directives anticipées. Ce compromis sera-t-il bien tenable et durable, en l’état des mentalités ?
On me dit qu’il n’est pas besoin de légiférer davantage, que les médecins savent ce qu’ils ont à faire et que la plupart procèdent en conscience, et dans le secret du rapport clinique, aux gestes nécessaires. Peut-être ; et l’exemple du praticien finalement appelé au chevet de Françoise, et auquel je rends hommage dans mon précédent billet, va dans ce sens. Mais le secret dont ce geste s’entoure n’est pas satisfaisant. Notre éthique décidément a des progrès à faire, et ne le pourra que dans la discussion et la « publicité », sans moraline ni grands principes aveugles aux cas, et à une demande explicite.
Au vu du dernier état législatif (2016), je repose donc ici la question : pourquoi cette frilosité ? Pourquoi la France ne s’est-elle pas encore dotée d’une loi plus libérale et au fond plus humaine, du type de celle de nos voisins belges ?
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