Claire Simon
Ce documentaire n’appelle pas en soi de longs commentaires, l’auteur connaît son école (la Femis, où elle enseigne), elle sait placer sa caméra aux bons endroits pour nous montrer successivement la prestation orale des élèves puis les palabres subséquentes des membres du jury « entre eux » (pas trop soucieux, apparemment, de violer par cet enregistrement le secret de leurs délibérations).
Non, le malaise venait pour moi de me ressouvenir, au vu de ce film moyen, de mes propres concours (pour en avoir passé trois ou quatre, mais surtout des concours auxquels j’ai participé comme examinateur, voire président de telle commission)… Ceux-ci comportaient tous un programme fait de connaissances que nous étions censés comme candidats régurgiter, ou côté examinateur évaluer ; la chose s’avère toujours délicate en matière littéraire ou philosophique, disciplines où le style, la présentation de soi à l’oral, le panache éventuel du candidat, sa familiarité avec les « grands textes » du programme débordent nécessairement le cadre d’une notation objective, qui repose sur la restitution ou la construction d’informations exactes, vérifiables par chacun. Ce noyau dur de connaissances littérales conditionne l’accès à Normale Sup ou à l’agrég, concours à programmes avec lesquels on ne peut transiger ni faire trop d’impasses. Le brio ou le mimétisme jouent à la marge, qui n’est pas négligeable en matière de classement sans constituer pour autant le ressort du succès.
Il en va bien différemment à la Femis, école sans professeurs (ce sont des professionnels des carrières du cinéma qui y interviennent) et concours sans programme clairement défini. Comment dans ces conditions sélectionner, parmi le millier de candidats qu’on voit se presser à l’épreuve de déchiffrement d’une séquence de film dans le grand amphi, la cinquantaine d’élus qui figurent pour finir sur la photo de la nouvelle promo ? C’est tout l’enjeu de ce film qui nous montre, comme une opération à cœur ouvert, les interrogatoires (baptisés plutôt entretiens) de l’oral et les délibérations des jurys. Je ne sais comment les perdants de cette compétition regardent aujourd’hui les images de leur épreuve (pour ceux que le montage a retenus). A défaut d’entrer à l’école, ils peuvent se retrouver en effet dans le film de Claire Simon – pour y vérifier leurs lacunes ? Leur inexpérience ? Ou l’injustice intrinsèque d’une sélection sans grands principes ?
J’ai été frappé en effet, au cours de cette projection, par le flou persistant des critères d’admission. Ceux-ci pivotent autour d’un mot-clé : il s’agit d’évaluer, chez ces candidats âgés d’environ 20 ans, leur créativité. Fort bien, mais comment ? De quelles expériences, de quel parcours vont-ils se réclamer ? Comment une disposition aussi volatile ou polymorphe que « la créativité » à cet âge va-t-elle s’exprimer au cours d’un entretien de vingt minutes ? Plusieurs ont certes à leur actif un embryon de court-métrage, ou une esquisse de scénario ; quelques-uns clament leur amour de tel réalisateur, qu’on les incite à développer. On se méfie du candidat qui joue un personnage, mais comment, à un tel oral, ne pas prétendre ou faire semblant ? On réclame des jeunes gens de l’originalité, sans que l’exemple vienne de ceux dont les questions paraissent parfois bien stéréotypées, quel est votre film préféré ? Comment êtes-vous devenu(e) cinéphile, à quel âge ? Racontez-nous votre vocation…
Le jury a-t-il bien conscience des biais, des pièges mimétiques ou narcissiques où mène tout droit cette absence de critères ? Les examinateurs ne veulent pas, entend-on au cours d’une délibération, se laisser séduire, se faire avoir par le charme ou le boniment – mais de quelle autre ressource dispose le candidat ? Et quelles sont exactement les voies de la séduction ? Un tel, pour mieux se distinguer, accrochera une partie du jury par sa non-séduction qui le classe en esprit rétif, en caractère indépendant. Sur quoi la commision se divise, « il va casser l’ambiance de l’école, je n’en voudrais pas dans ma classe – Mais non, c’est un tempérament dont il ne faut pas se priver, on ne prend pas des gens faits au moule, préfèrons ceux qui tracent leur route, qui nous surprennent au risque de choquer », etc. La porte est ainsi ouverte à toutes les manipulations, aux effets de connivence et de drague en miroir. Me frappent aussi, non moins désagréablement, le faible niveau de verbalisation de ces adultes censés enseigner, le chapelet de leurs appréciations molles, leurs justifications laborieuses ou tâtonnantes à coups de « j’veux dire », de « c’est mon chou-chou» ou « celui-là, c’est un vrai »… Comment les recalés du concours regarderont-ils Concours ? Avec quelle confiance dans de telles modalités d’admission ?
Au fond, seul un solide programme peut faire barrage aux tentations de l’entre-soi, ou au bavardage des sujets-supposés-savoir. Quelles que soient la bonne volonté des jurés et leur implication dans les séances de délibération, le dispositif du concours et ce film lui-même posent une loupe grossissante, sans doute involontaire, sur l’arbitraire ou la frivolité d’une sélection qui se donne une mission impossible : attraper par la queue la créativité, distinguer l’oiseau rare parmi le bariolage des plumes et le pépiage de la basse-cour…
Je n’aurais pas aimé passer le concours de la Fémis.
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