Nous étions, le groupe de recherche d’Erita et celui de l’Item, réunis deux jours durant vendredi et samedi derniers au Moulin de Saint-Arnoult en Yvelines pour parler de Théâtre/Roman, ouvrage qu’Aragon publia en 1974 avec pour mention sur la bande « Mon dernier roman »… Titre au libellé et au contenu énigmatiques, d’ailleurs assez peu lu : si La Mise à mort et Blanche ou l’oubli atteignent chacun depuis leur parution une vente de 80000 exemplaires, Théâtre/Roman semble plafonner autour de 17000. Ces trois titres constituent l’essentiel du tome V des Œuvres romanesques complètes en Pléiade, paru en octobre 2012, et si j’en ai annoté personnellement les deux tiers, j’ai été heureux de me délester de l’édition critique du dernier sur Philippe Forest car je n’aimais pas beaucoup Théâtre/Roman, avec ses coquetteries formalistes, ses jérémiades, ses jeux de mot à deux balles ou la question partout répétée de savoir qui y écrit, et pour qui… Ce qu’Aragon orchestrait souverainement dans les romans précédents en tressant savamment, sensuellement la chair d’une intrigue et de personnages malgré tout cohérents avec un questionnement philosophique ou théorique, me semblait faire place à un ressassement presque sénile : une dénudation brutale des procédés, un effondrement narratif, un clavier autrefois somptueux soudain réduit à quelques touches… Ce colloque m’a permis de réviser ce jugement, et de mieux entendre Théâtre/Roman, même si je lui préfèrerai toujours n’importe quel autre titre d’Aragon.
« C’était à la fin mai quand rougit l’ancolie », dit du jardin du Moulin un poème des Yeux et la mémoire (1954). Nous étions venus à la bonne date mais il pleuvait, le parc n’était guère attirant et la grande salle peinait à monter en température. Au moins nos échanges furent-ils exempts de mélancolie : Aragon est un auteur qui plus que d’autres gagne aux colloques tellement son texte semble tissé ou croisé d’intentions contraires, d’arrière-pensées et de sous-entendus. Il vaut donc mieux se mettre à plusieurs pour déchiffrer, ou simplement lire, cette somme de ratures, d’aveux, de mensonges et de masques par quoi lui-même définit quelque part son art romanesque, et pour mieux entendre un auteur lui-même pluriel jusqu’au vertige. Le petit miracle de notre rencontre (une quinzaine de communications en deux journées) fut dans l’émulation générale, et l’excellente tenue des analyses présentées : s’il est rare qu’un colloque échappe à la répétition, à l’ennui ou à l’erreur de casting, tout fut dans celui-ci d’excellent niveau, l’interprétation régnait (comme Aragon dit des monuments dont on prend soin d’égaliser par le haut les façades).
Et j’ai appris ou mieux compris notamment ceci : l’espace de Théâtre/Roman passe et repasse par une chambre, qui centre l’intrigue mais aussi la frappe d’incertitude car ce lieu du sommeil, ou de la rumination constructive, n’est pas propice aux évidences claires, ni à un réalisme de premier degré : au cœur de la chambre se tient le crâne du narrateur où tout s’emboîte, et se rêve, de sorte que notre roman, plus radicalement que le précédent encore, veut nous montrer « comment cela marche, une tête », c’est-à-dire les souvenirs et désirs d’un vieillard assailli de réminiscences, doublées de quelques remords, et assoiffé aussi de recommencement. Pas plus qu’Aurélien ne nous raconte la rencontre première de son héros et de Bérénice, nous ne voyons ici le déroulement d’un fil ou film événementiel : tout se passe à la cantonade ou dans le déjà-vécu d’une tête qui se remémore ou médite. Roselyne Waller a donc particulièrement insisté sur le cinéma ou le théâtre intérieur de cette narration, constamment soupçonnée de tromperie, soumise à la réversibilité permanente du dehors et du dedans. Le texte fore sa propre profondeur, jusqu’à évoquer les mines de sel (la cristallisation stendhalienne) et de falun, du côté des fossiles géologiques donc, auxquels font contrepoint les exercices d’aération, de respiration, notamment par la multiplication des blancs qui espacent les phrases, ou dans les mots l’introduction des diérèses, des tirets ou des apostrophes (entr’acte)… La scène qui commence à la bouche explore ainsi, comme chez Beckett, un espace toujours à la fois ouvert et clos, une vacuole qui contient tout un monde.
Le réel n’est pas une valeur sûre, il s’agit sans cesse de le reconstruire, avec tous les risques d’emphase et de falsification propres aux mots du poète, de l’amoureux ou du militant. D’autres approches furent donc convoquées et confrontées par notre auteur, réaliste impénitent, celle de la musique notamment, ou de la peinture, ou du théâtre des gestes et des corps exposés… N’y a-t-il plus de territoires mentaux à découvrir ? Se pourrait-il que les philosophes, les logiciens ou les linguistes aient d’avance quadrillé de leurs catégories l’expérience et les jeux, passés et à venir, que nous avons avec les signes ? On sait que le roman, pour Aragon, se joue en avant des sciences constituées, en avant de l’expérience consciente du sujet qui le compose et l’écrit, en avant des médias ou des outils de représentation déjà disponibles… Quatre fois répété dans ses titres, « roman » constitue dans cette mesure l’archi-genre, et l’horizon de toute connaissance, la plus haute synthèse intellectuelle (ni théorique, ni très méthodique) ; à Kundera qui souligne « le regard lucide et désabusé du romancier », on peut opposer la conception plus carnavalesque d’Aragon – qui lança en France l’auteur de La Plaisanterie, avant que celui-ci ne répudie la préface qu’il lui avait donnée pour mieux voler de ses propres ailes… Ce dossier des relations Aragon-Kundera se trouve bien débrouillé par Reynald Lahanque, qui rappela combien l’aveuglement accompagne la croyance, pourtant indispensable pour simplement croître, et bander ses forces : la dé-croyance accompagne donc la décroissance, ou le rétrécissement vital qui forment aussi ou d’abord le sujet de ce roman. Il était plaisant, tandis qu’ainsi nous parlions, de suivre par la fenêtre les évolutions sur la pelouse du lapin installé par Speedy Graphito, énorme baudruche bleue de trois mètres de hauteur qu’un inhalateur interne tantôt érige, et tantôt réduit à l’état de flaque de plastique sur le sol ; ces deux états du lapin, turgescent et détumescent, gonflé à bloc ou raplapla, ne manquaient pas d’évoquer dans l’inconscient des colloquants les passages d’un texte fertile en épisodes maniaco-dépressifs.
On chercherait en vain dans ce roman terminal et fuyant, pour conclure avec Marie-Christine Mourier organisatrice du colloque, une phrase-clé qui le résumerait, ou le verrouillerait. Pas plus qu’une image fixe ou dernière de soi, où Aragon se reconnaîtrait. Lui-même ne pouvait donc que haïr les biographes ou les critiques qui prétendaient l’enfermer dans une histoire, dans un sens (et il le fit bien sentir à Pierre Daix, responsable de sa première biographie parue en 1975). S’intéresser à Aragon c’est courir après le mouvement perpétuel, ou se pencher sur la tragédie de l’identité – ce que lui-même appelle aussi dans La Mise à mort « cette abomination d’être ». La tragédie propre au « dernier roman » n’est pas tellement la mort que le rétrécissement des perspectives, l’angine atroce d’un esprit qui se heurte à lui-même, affolé de vérifier (après la mort d’Elsa) qu’il n’y a plus d’autre, ou plus que soi comme autre… D’où ses tentatives parfois désespérées, voire grotesques, pour relancer le jeu et prouver le recommencement quand même, et pour « déjouer le jamais plus » (Stéphane Hirschi), pour ne jamais finir en rebattant jusqu’au bout les cartes, jusque dans la dé-composition de son Œuvre poétique (Josette Pintueles).
Je poste sur le site de l’ITEM (http://louis-aragon-item.org/) ma propre contribution au colloque, intitulée « Le Grand jeu », où je tente d’analyser en 30 minutes les échelles de la théâtralité dans ce roman, depuis la simple feintise jusqu’à une déconcertante forme de cruauté. Ajoutons que nos échanges auraient été moins probants si une séquence proprement théâtrale ne les avait ponctués : la très jeune Marie Revault d’Allonnes a donné vendredi soir, à même la salle ou le sol où nous discutions et sans autre attirail qu’un projecteur et le décrochez-moi ça d’une penderie, son interprétation du poème Les Chambres (1969) entrecoupé de pages tirées de Théâtre/Roman. J’ai dit ici même sur ce blog (fin avril) les dangers de mettre en scène Aragon, à l’occasion du Paysan de Paris. L’essai et les parti-pris de Marie Revault d’Allonnes sont bien différents, et plus suggestifs : tout se joue avec elle sur la voix, chargée d’installer un monde, une chambre, un(e) destinataire ou des autres… Vêtue d’un costume trois-pièces blanc, qu’elle troquera en direct contre une robe rouge (comme si elle-même, ou le lieu, devait « changer à chaque instant de décor comme de chemise »), elle adopte pour dire le texte une voix ni personnelle ni impersonnelle, ni absente ni présente, ni directe ni enregistrée, une voix de rêve qui semble en effet planer sur les êtres ou les situations, susciter l’action et la replier dans le souffle, rabattre ou comprimer toute fiction sur l’art de la diction. Et le costume d’abord d’homme laisse planer également le genre, jamais ni tout-à-fait masculin ni féminin. Je ne sais si son théâtre est aragonien, mais il consonnait fortement, dans l’espace de cette salle et au terme de notre journée, avec nos propres lectures ; et Marie eut l’habileté aussi de feindre l’accident, la panne de texte ou de lumière, pour remettre en frottement la représentation et la présence, le monde du théâtre et la cruauté du réel. On peut voir son spectacle, « Les Chambres », tous les mercredis à 19 h. au Théâtre Darius Milhaud, 80 allée Darius Milhaud dans le XIX° (réservations au 0142019226).
Speedy Graphito de son côté ne s’est pas contenté d’installer son lapin ; à l’invitation de Bernard Vasseur, directeur du Moulin et infatigable prospecteur d’artistes plasticiens qu’il invite dans le parc et sur les cimaises, le « street artist » a planté dans l’herbe un mur qu’il a, comme Aragon fit dans sa dernière décennie des murs de son appartement, saturé d’images empruntées à la rue, aux clichés du cinéma ou de la BD. Et il a suspendu dans la salle où nous conférencions d’agressifs (et suggestifs) paysages nord-américains, traités dans un style qui évoque Crumb, ou le vermoulu de Bellmer, ou les stéréotypes flashy et punchy du pop-art, ou l’écran de nos ordinateurs, ou le dripping de Pollock…, drôles et percutants. A voir peut-être sur son site, que je n’ai pu encore consulter.
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