« Lorenzaccio » à Grignan

Publié le

5070966

Le Randonneur est-il enfin de retour ? J’aimerais sur ce blog en tenir la promesse, me trouvant comme on dit « rentré », ou du moins réinstallé dans la périphérie de Grenoble ; après quelques vadrouilles, j’ouvre de nouveau internet ou du courrier papier, même si mon appartement dévasté par les travaux qui précédent sa vente est devenu inaccessible, comme toutes mes affaires enfermées dans des caisses…

Les six derniers mois n’ont pas été favorables à la tenue hebdomadaire (qui me tenait moi-même ou me soutenait) de ces lignes – pourquoi ? Sans donner ici trop d’explications, je dois à la vérité de mentionner le changement capital de ma vie, l’amour d’une femme qui la partage désormais, d’où plusieurs voyages au premier semestre, mais aussi une maladie assez sérieuse, suivie d’un herpès des yeux (un mois de mal-voyance interdisant la lecture, les écrans), et enfin le fardeau de ce fichu déménagement, qui n’en finissait pas… Le bonheur amoureux et le blog seraient-ils contradictoires ? D’une certaine manière oui : tenir celui-ci suppose un transfert comme disent les psychanalystes, on écrit pour chercher des esprits accordés, pour entretenir avec eux une conversation ou se confier a minima. Le sentiment amoureux, quand il surgit et se fortifie entre deux êtres, rend tous ses succédanés inutiles, les urgences passées, les curiosités culturelles, quelques investigations savantes se trouvent d’un coup débordées ou frappées de futilité, à quoi bon chercher davantage puisqu’on a trouvé ?… Je vérifie que (dans mon cas du moins) la vie de l’esprit se nourrissait d’un éros à feu doux ; quand éros flambe, il dévore tout.

Les péripéties qui ont alimenté la presse ces derniers mois, élection de Macron, « trumpisation » du monde…, m’auront faiblement retenu, effleurant notre bulle. Mais l’été passe et quelques secousses me frappent, la mort brutale de Louise Merzeau, une nouvelle lecture de François Jullien, ou les promesses toujours ouvertes d’une « seconde vie », à quelles conditions, sur quel mode ? J’essaierai d’en traiter ; et d’abord d’un spectacle vu mardi 8 dernier à Grignan, la représentation à la fois théâtrale et dansée de Lorenzaccio sous la façade du château, mise en scène de Daniel Mesguich, chorégraphie de Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault (qui interprète le rôle-titre). Il est rare, unique à ma connaissance, que la rencontre de la danse et du théâtre (le fameux T-D-M, Théâtre-Danse-Musique initié ici par Jean-Claude Gallotta) opère à ce niveau ; « Les Fêtes nocturnes » de Grignan réalisent une fécondation qui fera date, et dont il faut essayer de parler.

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Lorenzaccio n’est pas n’importe quelle pièce, c’est l’œuvre d’un homme jeune (Musset l’écrit à 23 ans), aux passions communicatives. L’ombre portée par la haute silhouette de son personnage, qui prolonge Hamlet, n’a pas fini de faire rêver acteurs et metteurs en scène, et je me souviens qu’à Grenoble c’est avec ce drame, circa 1973, que Georges Lavaudant et son très jeune « Théâtre partisan » se firent d’abord connaître. Après Grignan, la question devient de savoir ce que la danse apporte à l’intelligence ou à la saisie d’un texte du répertoire : pourquoi, comment l’arabesque et le choc des corps peuvent-ils accomplir un projet d’abord théâtral ? En quoi la danse peut-elle enrichir le théâtre en général, et qu’a-t-elle à lui dire ?

En première réponse, moins de texte, plus de corps ou de présence physique, sensuelle, très charnelle. Les passages dansés qu’on ne peut ici qualifier d’intermèdes ou d’illustration, tellement ils collent au drame et le font progresser, ne jouent pas les supplétifs ni les suppléments : du texte récité (admirablement dans la bouche de Julien Derouault, aussi bon acteur que stupéfiant danseur) ou des moments de danse, lesquels vont plus loin, qui dit ou montre le mieux ? Les hiérarchies du dire et du montré, du texte et de la danse, de la figure et du fond se trouvent constamment enchevêtrées par cette scène – qu’on pourrait donc qualifier de totale. C’est ainsi que l’orgie, inhérente au pouvoir du duc Alexandre secondé par son « mignon » Lorenzo, ne se trouve pas seulement mentionnée mais vigoureusement, éperduement jouée et célébrée dans un étourdissant tableau qui suit de près le lever de rideau, communiquant son électro-choc érotique ou sa transe à un public sagement venu voir et d’un coup embarqué, convoqué un peu au-delà des convenances du théâtre ordinaire.

Si le propre du théâtre est d’animer un texte par la présence réelle des acteurs qui lui prêtent leurs voix et leurs corps, l’apport de la danse donne un tour d’écrou à cette recharge, elle électrise le plateau et court-circuite (ou magnifie) les mots par son évidence sensuelle, très érotique parfois dans ses somptueuses traversées diagonales, ou ses portés. Le portage et l’ostension des corps exaltent ceux-ci de façon fort éloquente, quand par exemple la marquise Cibo (jouée-dansée avec quel art consommé de la scène par Pietragalla) passe de mains en mains pour figurer son accouplement avec Alexandre ; ou quand la petite Louise morte et pleurée par Philippe Strozzi chevauche le corps de son père, ou s’enlace à sa jambe traînante ; ou quand Lorenzo empoigne littéralement Catherine (sa tante devenue ici sa sœur) et la renverse cul par-dessus tête pour l’offrir crûment à Alexandre. La danse insuffle son énergie, sa violence et son érotisme à un texte lui-même bouillonnant de séductions et de tensions.

Ces noces du théâtre et de la danse culminent dans la scène de l’assassinat d’Alexandre par Lorenzaccio, dont lui-même nous a dit que sa vie demeurait suspendue à cet acte, qui seul la justifierait. Point d’orgue de l’intrigue, le geste de poignarder le Duc n’occupe pas beaucoup de texte chez Musset ; ici en revanche, un ballet d’une somptueuse brutalité, haché par le stroboscope, fait longuement tourbillonner, s’attirer et se repousser follement les corps nus – qui, dans l’aveuglement des jeux de lumière, paraissent jumeaux. L’identification l’un à l’autre des adversaires, l’homosexualité latente qui baigne leur relation touchent ici au coït ; il m’a même semblé, ai-je mal vu ? qu’ils échangeaient un moment le poignard, comme dans le duel final de Laertes et d’Hamlet l’échange des épées (ce qui serait ici la signature de Mesguich). La danse mieux que le texte marque inoubliablement cette scène de l’attraction fatale, de l’hainamoration et de la vengeance (Alexandre a volé au doux Lorenzo son honneur et son âme, que celui-ci récupère en tuant le despote).

La fièvre, les jeux de miroir, l’éclat mortel des quartz ou du stroboscope, et jusqu’à ce baroque cardinal à roulettes qui semble tiré de Fellini-Roma – constituent bien la signature de Mesguich ; un autre indice ou empreinte de sa manière, que je suis seul peut-être à reconnaître, figure dans deux citations cachées d’Aragon, tirées de l’Epilogue des Poètes qui lui a déjà servi pour La Tempête, et qu’il met ici dans la bouche du vieux Strozzi : « Le temps des jeunes gens leur est une mèche toujours retombant dans les yeux »… Mesguich aime jouer avec les textes, les farcir, les interpoler ; dans Musset pourtant il dut surtout beaucoup couper, combien de lignes demeurent du livre original, buissonnant, babillant d’une bonne trentaine de personnages réduits ici à dix ? Or ces coupes n’altèrent en rien l’intelligence d’une intrigue nerveuse, réduite à l’essentiel et magnifiquement servie par la voix des acteurs aussi bons danseurs que diseurs.

On n’aura pas rendu justice à ce spectacle si l’on omet d’en mentionner les éclairages, celui notamment de la façade du château au pied duquel tout se joue, comme devant quelque Florence de rêve. Or cette hautaine construction, ces fenêtres à meneaux, ces encorbellements et ces niches ruissellent, deux heures durant, de feu ou de sang, s’animent de rideaux pourpres qui semblent gonfler au vent, de silhouettes-espions qui peuplent les croisées, à moins que la main géante d’un pape ou son effigie peinte par Velasquez ne semblent dominer toute la scène… Jusqu’à s’éclabousser en pixels, en gerbes étoilées. Ces fééries lumineuses impriment à la pierre une danse qui ne contribue pas peu aux mouvements du plateau.

On se prend à rêver, après Grignan, à de futurs accouplements entre le théâtre et la danse, à quand un Tartuffe, des Précieuses ridicules ainsi orchestrés ? Molière s’y prête bien sûr, qui a lui-même développé la forme de la comédie-ballet ; et pourquoi pas Corneille, Shakespeare, Ubu-Roi ou Arturo Ui ? Pour peu qu’un théâtre se montre haut en couleurs, en mouvements ou en vociférations, le tourbillon des corps peut avec profit y relancer l’énergie de la parole. Au festival d’Aix-en-Provence en juillet, nous avons ainsi assisté à un Don Giovanni (mis en scène par Sivadier) où l’interprète du rôle-titre semblait lui-même un danseur, et se livrait à des échappées ou des cabrioles très physiques – au détriment hélas des aspects psychologiques de l’intrigue, fortement rabotés. Le personnage et la musique de Mozart sont fort énergiques, mais ils donnent aussi à penser, ce qu’oubliait un peu trop cette mise en scène juvénile.

On imagine plus difficilement Racine, ou Tchékhov, pliés à cet exercice ; là où le texte domine et tient l’action captive, les marges physiques semblent plus étroites, mais le livre est un point de départ, ouvert au live et à une chaîne indéfinie d’interprétations – comme le texte de Lorenzaccio côtoyait par avance le hip-hop et les arts de la rue… Cela sans doute viendra avec le secours de la musique, de la vidéo en 3-D, et j’espère voir quelque jour Bérénice ou Les Trois sœurs ainsi accommodées. Une « tendance danse » grignote (pas seulement à Grignan !) ou plutôt irrigue notre culture, moins intellectuelle et toujours plus charnelle, présentielle, indicielle… Je n’ai pas fini d’en parler.

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Marie-Claude Pietragalla, Julien Derouault, Daniel Mesguich

Magnifique, inoubliable soirée et leçon de théâtre, où nous faillîmes ne pas entrer, le spectacle est complet jusqu’à la fin (samedi 18 août), mais on peut en assiégeant dès 19 h 30 la caisse placer son nom sur une liste d’attente et bénéficier d’un retour de billets ; nous étions sixième et septième sur la liste, il y eut huit retours (sur une jauge de huit-cents spectateurs). Le temps était gris, le ciel menaçant, et les danseurs s’arrêtent dès la première pluie, qui suspend la représentation. L’annonce enregistrée faite en lever de rideau mentionne un spectacle « produit par le Théâtre du corps Pietragalla-Derouault », le nom de Mesguich a sauté, pourquoi ? J’assistais pour la première fois à une création de ce couple de danseurs, unis à la ville ; je tentais d’imaginer les conditions concrètes de cette triple mise en œuvre, comment se partage la direction d’acteurs avec celle des danseurs quand à ce point ils coïncident, et ce qu’il fallut négocier entre les trois directeurs pour aboutir à cet éblouissement. Souveraine élégance, intelligence scintillante, nervosité sensuelle… On souhaite revoir souvent, côté danse ou côté théâtre, une collaboration de cette ampleur.

 

3 réponses à “« Lorenzaccio » à Grignan”

  1. Avatar de Bruno O.
    Bruno O.

    Bienheureux de retrouver le randonneur, Pour beaucoup de moments aussi insprés j’espère.

  2. […] “Lorenzaccio” à Grignan: Le Randonneur est-il enfin de retour ? J’aimerais sur ce blog en tenir la promesse, me trouvant comme on dit « rentré », ou du moins réinsta…Source […]

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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