Je retrouve dans mon ordinateur le pré-rapport expédié en 2011 pour sa soutenance d’Habilitation (HDR), mais mon rapport final, pourtant forcément rédigé, reste curieusement introuvable. Je joins ce document au billet précédent, pour donner sur ce blog une idée des recherches de Louise.
Grandeur et décadence de la graphosphère
(photographie J-F Rabain)
Pré-rapport sur le dossier présenté par Louise Merzeau
en vue de son Habilitation à Diriger des Recherches
par Daniel Bougnoux
(Professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble)
Je connais de longue date les travaux de Louise Merzeau, qui a beaucoup contribué avec nous à l’aventure des Cahiers de médiologie (revue dirigée par Régis Debray à partir de 1996, et devenue aujourd’hui Médium), et je participais déjà en 1993 à son jury de thèse, “Du scripturaire à l’indiciel : texte, photographie, document”, qui constitue toujours à mes yeux une réflexion fondamentale sur le tournant ou la coupure médiologique majeure apportée par la photographie. Il est extrêmement instructif de suivre les développements de ce premier travail, selon les trois axes que définit avec rigueur son présent mémoire de synthèse, “Pour une médiologie de la mémoire” : la question de l’image, de la médiation, et justement de la mémoire.
Penser la modernité implique de savoir naviguer, et c’est le propre des Sciences de l’Information et de la Communication (les SIC), rappelle Louise Merzeau, d’interroger les phénomènes en termes de croisement et de relations. Elle-même étend très loin ce primat de la relation, ne concevant pas ses recherches sur un mode simplement théorique ; chercheuse en acte, elle réalise (une revue, un site, une exposition, un DVD…), avec le souci constant de promouvoir une pensée visuelle, en réaction contre le logocentrisme toujours dominant dans nos études, et en évitant l’écueil de la simple illustration.
Une ligne directrice de sa pensée est de réagir contre les tendances mélancoliques de la médiologie, autant que contre les alternatives et les découpages tranchés entre les époques ou les “sphères” qui de fait alimentent la déploration. Une intervention de Louise Merzeau consiste généralement à complexifier, en entrelaçant leurs termes, les disjonctions reposantes de l’école : le virtuel/le réel, l’indice/le symbolique, la communication/la transmission, la relation technique/pragmatique…, se trouvent ainsi reversés l’un dans l’autre, ou dialectisés, pour une intelligence plus fine des phénomènes et des évolutions en cours.
Evolution est un maître-mot de cette recherche : Louise Merzeau n’immobilise jamais dans une substance ou une essence ses objets d’étude, elle les approche techniquement et socialement, c’est-à-dire toujours par l’histoire, en les contextualisant, en les datant. Du même coup, elle les périodise : la photographie par exemple apporte une coupure sémio-médio-logique majeure, un véritable “cliquet d’irréversibilité” ; son fonctionnement indiciel (que le numérique ne change pas) bouleverse les régimes de croyance, d’enquête (Carlo Ginzburg), de vérité… Elle inaugure un temps-lumière, une saisie directe, une nouvelle économie des traces, mais cette nouveauté ne permet pas de conclure trop vite à l’effondrement symbolique de la graphosphère court-circuitée par les prestiges de la vidéosphère : Louise Merzeau observe plus souvent l’hybridation et la composition entre couches ou sphères médiologiques que le schéma dramatique du “Ceci tuera cela” tiré de Victor Hugo. A cet égard, un auteur comme Roland Barthes, obsédé dans La Chambre claire par le double deuil de sa mère et de la graphosphère, écrit assurément un chef d’oeuvre mais qui risque de jouer un rôle d’obstacle épistémologique pour nos études. La logique indiciaire de la trace, argumente Louise Merzeau, est moins d’adhérer au réel que d’ouvrir des chaînes sans fin de recombinaisons et de recyclages, en multipliant les documents disponibles pour d’autres contextes. D’une façon générale, l’indice apporte une déconstruction de la représentation plutôt que sa disparition.
Sur la médiation, les vues développées dans ce mémoire ne sont pas moins stimulantes. Louise Merzeau analyse finement la logique contributive des réseaux, où une transcendance désormais horizontale n’annule pas les régimes précédents de l’autorité (verticale), mais ramifie et complexifie celle-ci. Une information de niche annule les notions de messe ou de masse, par exemple la “télévision cérémonielle”, pour faire tourner l’offre de programmes selon la pertinence des mondes propres de chaque usager. La recommandation persiste, voire se développe en engendrant toute une ingénierie de la confiance et de l’influence.
La question de la mémoire enfin, qui donne son titre à ce mémoire, n’est pas moins cruciale ; les nouvelles technologies rendent cette ou ces mémoires relativement invisibles, donc impensées, en les incorporant à nos navigations : on ne peut pas ne pas laisser de traces, énonce fortement Louise Merzeau, et cette empreinte ou ombre numérique qui suit désormais chacun constitue, ici encore, un tournant majeur. Comment sur la toile négocier son identité, disperser avec profit sa singularité, réagir contre les abus de la traçabilité et de mémoires partout automatiquement “embarquées” (dans le moindre dispositif) ? Une politique de la mémoire ne saurait se résumer à une culture de la commémoration ou du trauma ; et le fameux “devoir de mémoire” se double aujourd’hui d’un droit à l’oubli. Sur ces modernes couplages, Louise Merzeau apporte une réflexion très actuelle, et combien nécessaire ; chercheuse active, elle équipe l’internaute ou lui apprend à mieux négocier et contrôler des traces désormais inintentionnelles (conformes ici encore au paradigme de l’indice).
Je n’ai fait par ce pré-rapport que pointer au plus court quelques motifs de l’intérêt que suscitent à mes yeux les travaux de Louise Merzeau. Il est évident que cette chercheuse accomplie honore la discipline des SIC, et je donne à sa venue en soutenance la recommandation la plus vive.
Fait à Grenoble, le 18 septembre 2011
Je ne voudrais pas refermer ce blog consacré à Louise sans y recopier au vol cette suggestion, expédiée ce lundi par Paul Soriano :
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