Il faut, avec ce livre (Près d’elle), en venir à parler d’amour puisque tel est l’argument mentionné dès son (très court) prière d’insérer :
« Lettre à l’Autre.
Comment empêcher que la présence, en s’instaurant, s’installe ? Qu’elle s’enlise de ce qu’elle se réalise et s’abîme dans la durée ?
Les Amants en sont menacés… » (Couverture quatre)
Ainsi s’annonce sobrement Près d’elle ; j’ai respecté les majuscules. Plus menaçante que la routine intellectuelle, que l’enlisement professionnel, qu’une sensibilité émoussée jusqu’à l’obtus à force de répétitions et diverses arthroses, la question ainsi posée touche au couple, à tous les couples : comment se maintenir en présence de l’autre ? Comment y être pour lui, en déjouant les démons de la lassitude, des habitudes ou de la lise ? Il faut être hébété (ou très individualiste) pour déclarer que la question ne se pose pas.
Sous l’enlisement qui naufrage le couple décrit par Maupassant (dans le roman Une Vie choisi pour ouvrir son questionnement), Jullien diagnostique moins les raisons trop prévisibles de l’échec, désir masculin d’aller voir ailleurs, résignation féminine, obsession des convenances, etc., que la défaillance inhérente à une présence qui échoue, dans le face-à-face, à se maintenir : la « réalisation » – une certaine butée du réel – nous enlise. Une présence d’abord lumineuse s’opacifie.
Quelle notion philosophique du réel se trouve ici convoquée, et pourquoi lui accoler cette déception fatale ? En quoi l’aboutissement (d’un projet, d’un désir, d’une entreprise longuement caressée) nous laisse-t-il sur notre faim ?
Plus précisément : comment le couple déjouera-t-il la conspiration des habitudes et l’usure propre à la durée pour continuer à s’aimer, c’est-à-dire à vivre chaque apparition de l’autre comme un événement, chaque journée comme une aspiration ? Comment exister à deux dans l’essor, et non retomber dans l’étale ? (Pour citer une paire conceptuelle familière aux lecteurs de Jullien, et de ses érits concernant notamment la peinture.)
Le chapitre IV de Près d’elle examine justement quelques moyens artistiques de raviver l’effet-de-présence : par le théâtre la représentation, en peinture l’esquisse, ou l’allusion du clair-obscur. En quoi une représentation théâtrale est-elle « cathartique », comme le voulait Aristote de la tragédie, et cathartique (purificatrice) de quoi ? Car son effet, argumente Jullien, déborde la fameuse purgation des passions. En développant son intuition, j’avancerai que l’acte de sémiose – de redoublement, de mise en scène, bref de re-présentation qui projette à distance et dans l’inactuel – confère par lui-même aux spectateurs autant qu’aux acteurs une maîtrise de la chose jouée qui, d’elle-même, l’apaise ou la sublime. Le dispositif scènique, en cadrant dans le temps et l’espace le déroulement de l’action, en éclairant celle-ci et en la ponctuant, en lui conférant cette dignité d’un événement majestueux et répétable, donc maîtrisé, surligne une présence qui autrement s’évanouirait. Car la vertu du théâtre ne s’épuise pas à « faire semblant » mais consiste, par ce détour paradoxal, à rendre aux êtres par lui décapés le tranchant d’une authentique présence. La re-présentation, selon cette mise en perspective théâtrale, n’est pas une présence déchue mais au contraire augmentée ; pour citer Aragon qui évoque un mécanisme voisin dans sa postface au Monde réel (1966), il s’agirait ici d’un présent accentué ; « passage à l’écran large », dit-il aussi. Avec le jeu théâtral (ou d’autres jeux plus généralement ?), le vif de cette accentuation tient peut-être à la combinaison de réel (la présence des acteurs devant nous) et d’irréel : de l’aveu de Phèdre, des monologues d’Hamlet ou de la démarche sautillante des soldats morts dans Wielopole, wielopole ! de Tadeusz Kantor…, nous pouvons dire à la fois qu’ils ont lieu et n’ont pas lieu, qu’ils sont et ne sont pas, tout théâtre se jouant sous tension entre la présence et l’absence, entre le réel ici et maintenant donné sur la scène et l’océan virtuel de nos représentations.
Or tel est précisément le conseil du maître de peinture chinois pour capturer l’essence (la nature même) du bambou fixé par le pinceau : non peindre directement celui-ci sur le motif, mais se laisser guider par son ombre sur le mur une nuit de pleine lune. Peindre entre le réel et son reflet, entre l’apparaître et le disparaître ; ou comme disait Braque, peindre ce qu’il y a entre le compotier et la pomme ; s’attacher, pour mieux re-présenter loin de tout naturalisme, à rendre la vibration des apparences ou des apparitions, la tension entre être et ne pas être, entre ici et là-bas… Brecht peut-être (effet-de-distanciation), Corot sûrement ont médité de tels préceptes.
Mais que dire de Proust, dont c’est également le tourment ? La saisie pleine et entière d’une expérience exige pour s’accomplir l’intervention de la métaphore, qui subsume Combray dans le goût de la madeleine, ou qui accole l’éblouissement de Venise au pas qui achoppe sur les pavés inégaux de la cour de l’Hôtel de Guermantes… Le souvenir pour se présenter ou se représenter à nous dans sa plénitude passe par ce défilé d’une sensation médiatrice, fragile autant que fulgurante ; nous ne retrouvons jamais le « temps perdu » qu’à la faveur d’une perception adventice, mémoire capricieuse et bien sûr involontaire qui fait résonner l’un à la faveur de l’autre, qui déploie toutes les vibrations de l’un par l’effet sur nous percutant de l’autre. Il semble, lisant ce chapitre 4, qu’une affinité profonde rattache peut-être les intuitions si pénétrantes de Proust et la méthode évoquée par Jullien. Tous deux nous parlent de la force d’essor de l’entre, ou de la dynamique si puissante de la métaphore quand elle accouple, comme l’arc électrique, un objet à un autre.
Or l’art apparemment gratuit de la rime reproduit quelque chose de cet arc : communiquer à un mot l’essor ou l’impulsion d’un autre pour, à la faveur du voisinage des sons, suggérer une affinité de leurs sens ; compliquer ou enrichir le lexique en accouplant les mots pour dégager entre eux un sens non pas commun mais intermédiaire, vibratoire autant qu’évanescent. Dans la rime paysage/visage, vivre/ivre ou sœur/douceur, n’entend-on pas sourdre un troisième sens qui nous suggère qu’un paysage est comme le visage de la terre, que le sentiment d’être en vie peut aller à l’ivresse ou que douceur et sororité se touchent ?
Je remarque, lisant Jullien, qu’il arrive à notre philosophe d’écrirer lui aussi en suivant la rime, ou l’allitération ; assez souvent sous sa plume un mot se déboîte d’un autre, dans un léger écart qui donne à penser, à rêver. C’est assez évident du trio l’Etre-l’Autre-l’Entre, patiemment travaillé en usant, en frottant chaque terme à son voisin. (Mais la série écart-égard-regard-garde ne serait pas moins riche.) Cette pensée qui ne demande qu’à vibrer prend son essor sur un jeu patient d’assonances.
Et elle ne peut que recroiser le problème capital de la formation du couple : comment demeurer fidèles l’un à l’autre, soit dans une présence et sous un regard qu’on puisse dire réciproques ? Comment au fil des jours conserver à l’amour cette force d’essor ou d’événement qui arrache à tout enlisement ?
Jullien, nous le savons, tient en horreur cette littérature (néanmoins prospère) de marchands prodigues en recettes de bonheur, à commencer par les conseils, éventuellement nutritionnistes, raillés dans Nourrir sa vie. Sa démarche, parce qu’elle se veut éthique, ne peut être qu’oblique ; n’attendons pas de lui un catalogue de prescriptions, mais plutôt un nuage d’allusions, comme celles que nous venons de tisser autour du théâtre, de la peinture ou de la poésie qui toutes concernent la mise sous tension de couples (de la scène et de la salle, du tabeau avec son sujet…). C’est un art après tout que de savoir aimer, et les arts se pensent, s’épaulent entre eux. Tout le développement que nous esquissons ici tourne autour d’une certaine vibration de l’entre : comment penser, comment initier cette vibration, et surtout comment l’entretenir ? Il faut, avec Jullien, reprendre le jeu de cartes de ces quelques mots-clés indéfiniment rebattus, présence, existence, intime, essor, événement…
La présence (d’un visage, d’un paysage, d’une expérience) n’est pas exclusivement physique ; présence ne s’oppose d’ailleurs pas à absence, et nous savons bien qu’il y a des degrés entre ces deux pôles, l’ami ou l’aimée pouvant m’apparaître avec plus d’acuité dans la distance, voire au-delà de la mort. C’est Aurélien, tout enveloppé de Bérénice alors qu’il nage, solitairement, à la piscine Oberkampf, qui jouit de « son entière présence dans le songe »… La téléprésence et l’immense chambardement de l’espace et du temps constamment remodelés par les « nouvelles technologies » conduisent à relativiser les conditions d’une présence qui se donnera de moins en moins sur le mode de l’ici et du maintenant, out there. Si « présence » veut dire être-auprès, ce près ou proche ou prochain, si sensible parfois, n’est pas concerné par une proximité physique : la voix d’un chanteur, une photographie, un film ou toutes sortes d’enregistrements me feront tressaillir à l’intime sans que l’Autre soit aucunement présent au sens ordinaire du mot. Le livre déjà (ancienne technologie !) m’a rendu plus intime avec quelques auteurs, ou leurs personnages, que je ne le serai jamais avec tel « proche » de ma famille. Etc. En bref, et pour suivre une remarque faite en passant par Derrida dans Echographies de la télévision, les technologies virtualisantes de l’image et du son qui manipulent et recombinent en permanence nos coordonnées spatio-temporelles annoncent un monde de plus en plus spectral – si le propre du spectre est de se mouvoir entre être et ne pas être… Un monde où la proximité et les valeurs corrélées de présence, de prochain, seront de plus en plus sujettes à caution. C’est Mallarmé déjà, fort de sa technologie à lui, l’écriture poétique, qui énonçait que « un présent, non, un présent n’existe pas… »
Les derniers livres de Jullien réagissent à cette affirmation trop brutale, sans la contredire mais en examinant, à partir d’un accord sur l’opacification du présent ou de la présence, les conditions de leur retour ; comment maintenir nos existences dans le tranchant, l’éclat ou comment habiter (pour le dire avec Stéphane) le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ?…
L’amour semble par excellence cette expérience du retour à l’essor, à l’émerveillement de vivre, mais il ne servirait à rien de combattre la morosité de notre condition en conseillant bonnement aux gens de s’aimer ! Plus judicieusement, Jullien dégage à partir d’une phénoménologie de l’intime telle qu’on la découvre chez Augustin et Rousseau, mais non chez Montaigne, ce que c’est que de vivre débordé par l’autre : devenu intime avec (tel ou telle, la grammaire de l’intime présuppose le pluriel d’un nous), je ne suis plus ma propre source. Je m’éprouve décentré, désaxé, je dé-coïncide d’avec moi-même et le cher vieux monde – j’ex-iste.
(à suivre)
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