Uriage-en-voix (2-3 septembre)

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Chaque année le parc d’Uriage, au premier week-end de septembre, voit s’élever au bord de ses frondaisons centenaires un imposant podium flanqué de petites tentes ; quelques baraques à bière, à hot-dogs et à frites poussent alentour, mais aussi un fort grillage de sécurité et, depuis cette année, une rangée de gros cailloux pour prévenir toute intrusion de camion-bélier dans la foule. L’Office du tourisme accueille en effet, gratuitement, quelques milliers de personnes (par beau temps) à cette manifestation qui couvre deux soirées qu’animent cinq groupes de musiciens et de chanteurs.

J’attendais l’édition d’avant-hier avec impatience car l’affiche annonçait Léopoldine HH, quasiment inconnue ici mais que j’ai rencontrée très jeune encore, voici vingt ans, puisqu’elle est la fille aînée de mes excellents amis alsaciens Liselotte Hamm et Jean-Marie Hummel ; nous avons mis ensemble sur pied, et tourné en divers lieux, un « cabaret littéraire Aragon », eux jouant et chantant, moi situant et disant une vingtaine de merveilleux poèmes. J’ai évoqué ce spectacle (donné à Dublin) dans un chapitre de mon livre Aragon, La Confusion des genres.

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Léo ne reprend pas, c’est le moins qu’on puisse dire, le répertoire intimiste de ses parents ; elle a jeté sur le papier quelques paroles hâchées (HH, forcément !), ou emprunte à Roland Topor ou Gwenaëlle Aubry des textes qu’à la lecture je trouverais légèrement déjantés ou déglingues mais que la scène aux rutilantes lumières, la sono, les rythmes habillent efficacement : Léo peut tout envelopper de sa voix ravissante dont les arabesques rivalisent avec Barbara (qu’elle interprétera samedi prochain à Strasbourg), une voix qui n’a pas besoin des mots pour chanter, tant elle exprime de grâce, d’énergie, de passions murmurées ; mais elle ne se contente pas de chanter, elle danse, joue du hula-hoop ou avec divers objets-jouets disposés sur la rampe, elle dialogue plaisamment avec le public, feignant de confondre le décor alpin et les Vosges, la brume avec un fumigène pour plateau, la pluie et la gadoue avec les thérapies thermales d’Uriage-les-Bains…

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Ce qu’il a pu pleuvoir ce samedi soir ! Nous en étions désolés pour le groupe précédent, « Ma pauvre Lucette », aux textes de slam vigoureux et touchants, et qui a fait ce qu’il a pu devant le maigre public debout sur la pelouse, affrontant le déluge. On nous avait à l’entrée interdit l’introduction du parapluie (classé dangereuse arme d’attaque), avant que le directeur de la sécurité, devant nos protestations, ne revienne sur cette décision ridicule au vu des intempéries. Sur leur podium protégé de la pluie, Léo et ses deux acolytes passaient entre « Ma pauvre Lucette » et un certain Féfé au rap-reggae tonitruant, que je n’ai pas suivi, nous étions sous le charme de Léo, impossible d’en voir et d’en entendre plus ce soir-là. L’averse avait un peu diminué, le public s’était étoffé, la nuit tombait ; Léo, d’abord vêtue d’une assez cocasse tunique argentée sur une robe à pompons multicolores, s’est déshabillée à mi-parcours pour reparaître en maillot barré d’une banderole à son nom, bravant le froid. Et dans une pareille tenue, ce que nous soupçonnions devenait évident, la chanteuse attend un bébé. Pour le 20 novembre, m’a précisé depuis sa mère.

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Au lieu de cacher cette grossesse, ou de l’ignorer, Léo l’a mise en scène ou en valeur en offrant, d’un certaine manière, le spectacle à son enfant ; les morceaux semblaient s’enchaîner autour de ce ventre, auquel la scène faisait un écrin, une couronne ; un orchestre de sourires et de sons caressants fêtait cette promesse tangible. Chose rare dans le show-biz, « Blumen im Topf » (fleurs en pot, titre de ce spectacle et du disque) ne force pas sur les décibels – à part les graves de la boîte à rythmes qui nous martelaient la poitrine, et que l’équipe devrait mieux régler. Léo n’avait qu’à paraître, dans le don émerveillant de sa seule présence, presque nue, ronde et follement gracieuse, pour entraîner et enchanter un public devenu pleinement le sien, acclamant la future maman, riant de bon cœur à ses provocations gouailleuses, à son plaisir naïf de jouer pour nous. Trop d’artistes n’ont à donner que leur métier ; Léo transmettait samedi autre chose, une indéniable joie de vivre, un partage généreux où dominaient l’espièglerie, la tendresse, et auquel notre public d’instinct réagissait en rugissant de plaisir.

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Un plaisir du même ordre nous attendait le lendemain. La pluie avait fait place à un soleil éclatant, une foule cette fois compacte jonchait à 16 h la pelouse. Du premier groupe à jouer, « Oskar et Viktor », j’attendais beaucoup : je connais en effet Cédric Marchal (« Viktor » ici flanqué d’un accordéoniste) pour l’avoir entendu à deux reprises, d’abord dans un numéro de chanteur comique désopilant de drôlerie (quand il interprète « Sous les palétuviers » ou « La vache à mille temps »), puis dans une pièce de son cru, une histoire de double assez glauque mais indéniablement touchante. Qu’est-il arrivé à Cédric ? Il s’est noyé hier dans un bavardage sans queue ni tête, assez vulgaire le plus souvent, ne chantant que de courts extraits de tubes mis bout à bout, un pot-pourri sans liaisons ni saveur. Les gens autour de moi s’ennuyaient ferme, nous bavardions, passons. Une surprise de taille nous attendait avec le récital de Thomas Fersen, artiste dont j’ignorais tout mais beaucoup de gens semblaient le connaître, et s’être déplacés pour lui en famille en ce dimanche après-midi.

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Fersen de prime abord n’emballe pas : scène minimaliste, pas de sono ni de jeux de lumière grandiloquents, un homme de taille médiocre en complet noir, à la diction éraillée, aux gestes retenus… La thématique néo-rurale peut même agacer, sommes-nous concernés par ces histoires de chèvres, de hérissons et d’étable à cochons ? Et puis, à bas bruit, tout en douceur, un monde s’installe. Par petites touches, sans rien forcer. La modestie, la timidité du chanteur ne sont que de surface, quelle énergie il met à jouer des pieds pour une gigue bretonne, à pincer son ukulélé ou à frapper son clavier ! Son orchestre, cinq instruments à corde caressées, ajoute au charme suranné, enfantin mais tellement entraînant de ce monde paysan, fait de terreurs primaires ou de coups tordus, de promiscuités animales et d’une sensualité prompte à se déclarer.

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Fersen joue les timides pour mieux nous attendrir, et les fables où il nous conte entre deux chansons ses démêlés avec un blouson de cuir, ou un vieil imperméable, sont ciselées avec un grand sens de la rime, et de la chute, un art consommé du récit, alterné ou stéréophonique : tantôt soutenu par la musique, toujours dansante et invitante, tantôt par la seule magie des mots (par exemple avec la rime « canapé-canne épée »)… Sa silhouette de clown triste, légèrement désabusé mais toujours et vigoureusement en lutte avec le monde, fait penser à Roman Polanski, ou au Plume d’Henri Michaux pour ses raccourcis cocasses, ses constats désolants ; ou au Buster Keaton qui déclare « J’étais incompétent, mais je faisais toujours une tentative… ». Hier la foule s’accrochait à Thomas, ne laissait pas partir ce vieil ado grinçant, ce maître d’ironie qui semblait nous bouder pour mieux nous subjuguer ; après une longue ovation, deux rappels, nous quittions à regret la prairie où Fersen avait si plaisamment planté sa ferme, ses joutes, ses jeux de mots et de jambes, moments précieux d’ironie tendre sous le grand soleil revenu.

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2 réponses à “Uriage-en-voix (2-3 septembre)”

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    Un univers foisonnant, poétique, espiègle, plein de surprises vocales, musicales et scéniques. Un public tellement ébouriffé qu’il a du mal à mettre des mots sur ce spectacle si différent, inclassable. Léopoldine a l’allure d’une fée surgie d’un conte surréaliste et ses deux compères, celle de génies « farfollants ». Quand la belle surgit en maillot de bain, toute ronde et bondissante dans les vapeurs acidulées de la scène, là, son charme emporte chacun dans un tourbillon final et « oulaoupé ». Image d’un bébé éclatant de rire dans une bulle joyeuse et sautillante !
    C’était au « Grillen » de Colmar, samedi dernier le 9 septembre.
    evelyne Balint

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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