Le Randonneur, bien silencieux depuis cinq semaines, dérive dans les mers du sud !
A l’invitation de ma fille Pascale, qui se rend en catamaran avec sa petite famille depuis la Martinique jusqu’à Nouméa, où tous les cinq comptent s’installer trois ans, Odile et moi avons rejoint leur bord à Papeete, et depuis fin septembre nous naviguons de conserve entre les îles sous-le-vent. Nous venons d’atteindre Bora-Bora, dernière étape de notre commune croisière – avant de nous diriger ensuite, sans eux, vers les Tuamotu puis les Marquises.
Quels livres emporter au cours de ces neuf semaines, qui ne grèvent pas trop les bagages, mais qui tiennent le coup, aussi, devant la splendeur de quelques mouillages ? Car dans ces îles la beauté de la nature éclipse la lecture, comme me le rappelle l’ami Henri Theureau, retiré depuis 1988 à Raiatea où je viens de le retrouver avec bonheur. Henri enseignait l’anglais au collège Pablo-Neruda de Grenoble avant d’obtenir son affectation ici ; il avait, avant son départ, participé à notre revue Silex, aventure bien ancienne (et anachronique dès sa naissance même) que nous avons évoquée en riant, autour d’un poisson cru au lait de coco. Odile ayant été à Grenoble sa collègue dans le même établissement, nos retrouvailles étaient doubles. Henri nous contait sa participation au « Salon du livre de Papeete », qu’il prépare pour les premiers jours de novembre, et qui sera suivi, plus ambitieusement encore, d’un « Salon du livre de Raiatea » – le beau projet qui me ressemble, plaisantait-il, organiser de telles manifestations dans un pays où les gens ne lisent pas !
De fait, impossible de trouver à Bora-Bora, sacrée pourtant « perle du Pacifique » et à ce titre très fréquentée, la moindre librairie, ni même une étagère proposant quelques livres ; on en récolte dans les hôtels, abandonnés des touristes, ou à la laverie automatique du port, copieusement pourvue de volumes à emporter, ou à consulter le temps d’achever sa lessive. Pour ma part, outre les guides, je n’ai pour ce voyage (qui évoque le test de l’île déserte) sélectionné que trois titres, au premier rang desquels Les Immémoriaux de Victor Segalen, dont la lecture s’impose dans un pareil décor.
Une ancienne et violente passion pour Segalen m’avait conduit à fonder, en 1976 à Grenoble, la revue Silex, dont le premier numéro comportait une copieuse étude de René Leys. J’ai complété au fil des années cet intérêt, jusqu’à publier en 1999 un petit ouvrage, Poétique de Victor Segalen ; mais je dois avouer, à ma confusion, que jamais je n’avais lu son livre initial, consacré à l’extinction de la culture maori et à la défiguration de ces îles par l’œuvre des colons, des touristes et des missionnaires. C’est à la Chine de Segalen que je dois d’être allé, plus tard, à la rencontre de François Jullien, sans prendre davantage connaissance de son premier engagement, polynésien. Lacune aujourd’hui comblée, avec quel immense sentiment de reconnaissance !
Le livre inaugural de Segalen, mis en chantier à l’âge de vingt-cinq ans, est puissant, combatif, d’une immense portée esthétique, morale et politique – une lecture plus que jamais actuelle face au rouleau compresseur de la mondialisation. L’auteur ne se coule pas dans la (défunte) culture maori, il la reconstitue, en la rêvant sans doute, à partir d’une immense documentation (bien documentée elle-même dans l’édition de Marie Dollé et Christian Doumet du Livre de poche) ; comme Flaubert dans Salammbô (une référence dont il se réclame), comme Aragon dans La Semaine sainte, l’enjeu n’est pas de rivaliser avec les ethnologues ou les historiens, mais de nous surprendre par la rencontre d’un monde résolument autre et finement stratifié, ce que Segalen théorise comme le choc de l’exotisme, ou François Jullien celui de l’altérité. Quels remous, quelles ondes cette rencontre provoque-t-elle sur le lecteur d’aujourd’hui ? Quel désir d’une culture décidément ailleurs, quelle nostalgie d’une bifurcation ratée, d’un embranchement désormais condamné dans la nôtre, ces patientes reconstitutions à coups de visions virtuoses font lever en nous ! Car il s’agit moins ici de connaître (ethnographiquement) que de nous insuffler une ardente curiosité, d’aiguiser notre désir pour le monde ou la maison-du-jouir, rare disposition que l’auteur des Immémoriaux relève aussi chez Gauguin le réfractaire, le fugitif, alors qu’elle a déserté notre propre culture.
Jouir est le maître-mot de cette esthétique, ou cette heuristique, ce qu’exprime aussi Segalen dans une lettre (à Henry Manceron) qui tresse plaisamment la montée du jour, du jouir et de la joie : « Je t’ai dit avoir été heureux sous les tropiques. C’est violemment vrai. Pendant deux ans en Polynésie, j’ai mal dormi de joie. J’ai eu des réveils à pleurer d’ivresse du jour qui montait. Les dieux-du-jouir savent seuls combien ce réveil est annonciateur du jour, et révélateur du bonheur continu que ne dose pas le jour ». Cette disposition se trouve particulièrement illustrée par la confrérie des douze Maîtres-du-jouir, les Arioï auxquels Segalen consacre un chapitre saisissant : « … les Douze tournaient leurs calmes visages vers la mer impassible comme eux. (…) Des serviteurs attentifs présentaient à leurs bouches des mets surabondants, et leurs nombreuses épouses, habiles à tous les plaisirs, dansaient avec ces rythmes qui éveillent l’amour et sont pour les yeux des caresses. Les Douze regardaient et mangeaient. Le peuple d’Ataharu (…) admirait la puissance de ces nobles voyageurs, la majesté de leur appétit, l’ampleur de leur soif, la beauté du festin. C’étaient vraiment des Maîtres-de-jouissance : nuls liens, nuls soucis, nulles angoisses. (…) Que figuraient, auprès d’eux, les sordides étrangers, les hommes blêmes aux appétits de bouc, aux démarches de crabe, aux voix de filles impubères ! Si jamais il s’imposait de suivre des chefs, mieux valait, certes, s’abandonner à ces conducteurs de fêtes, les Arioï beaux-parleurs, beaux mangeurs, robustes époux ; en toutes choses, admirables et forts ! »
Ce chapitre, qui clôt la première partie, soulève le problème majeur agité par ce livre : comment les « Piritané maléficieux » (les Britanniques ascètes, colonisateurs des corps et des âmes), avec leurs cantiques chevrotés, leurs épouses fades et corsetées, leur appât du gain mal dissimulé par un puritanisme ostentatoire, l’ont-ils si rapidement emporté sur ce peuple sensuel et fier ? L’usage des mousquets, des clous ou en général du métal, et le prestige de la « grande pirogue » n’expliquent pas tout. Qu’est-ce qui fait la supériorité des passions tristes sur la joie, du péché originel et d’un amer ressentiment sur la plénitude des corps, des patenôtres sur les beaux chants guerriers ? Segalen, issu lui-même d’une éducation sévère, ne pouvait que se révolter de voir les Maori céder en si peu de temps aux étrangers l’immense accomplissement hédoniste de leur culture, aussi prodigue en dons que cette nature où ils se meuvent : « L’île s’éjouit dans ses entrailles vertes ».
L’autre grand motif d’intérêt, quand on aborde ce livre après les Stèles, et René Leys, est d’y trouver à l’état naissant la fascination obsédante de son auteur pour le grand-parler. Dès son premier livre, Segalen était donc en quête d’une parole fondatrice capable d’instituer ; il assemblait des mots qui nous fassent toucher et croire. La langue formulaire qu’il reconstitue, ou que lui-même réinvente et incante avec une visible jubilation, use de rythmes et de résonances qui enchaînent l’entendement très en deçà, ou au-delà, des raisonnements : toute sa riche poétique de l’empreinte, de l’indice, des coups joués ou frappés se trouve ici déployée… De même, la reconstitution d’un monde oral au sens psychanalytique autant que sémiotique du terme ne peut que captiver le médiologue : les arts de la mémoire, en l’absence de toute écriture, y reposent sur la diction des récitants mais aussi les tatouages, ou diverses techniques d’un corps cadencé, rythmé, balancé… Le futur dermatologue de l’hôpital militaire de Brest porte, dès ce premier ouvrage, une attention passionnée à la peau des apparences ; avec tact, il ausculte une culture comme le clinicien promène ses doigts sur un corps profond.
Beaucoup d’autres curiosités mériteraient d’être relevées au fil de la lecture, si je faisais ici une recension précise des Immémoriaux. Mais me trouvant à Bora-Bora à la fin d’octobre, une circonstance m’a frappé qui touche au cœur de ce livre : j’ai été surpris de découvrir qu’on célèbre ici Halloween, et de voir aux rayons d’un magasin chinois des Polynésiens se presser en famille pour essayer des coiffes de sorcières, se grimer de toiles d’araignées ou faire provision de citrouilles en plastique orange ! Halloween fête les derniers feux de l’automne ; ce rite correspond chez nous, au moins avant son exploitation commerciale, à l’entrée dans l’hiver : mort de la nature, frisson gothique au frôlement des squelettes, rabougrissement des chairs et rictus des ossuaires… Qu’est-ce qui pousse un Polynésien, si amoureux des colliers de fleurs et des couronnes ici partout tressées, à s’enrider et se revêtir en plein printemps austral des oripeaux du deuil et de la décrépitude ? Comment une population foncièrement joyeuse peut-elle embrasser un pareil attirail ?
Ma question prend peut-être les choses par le petit côté mais elle rejoint, il me semble, l’énigme d’un reniement plus général, passionnément interrogé par Victor Segalen dans son premier opus.
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Au moment où j’écris ceci sur le pont arrière du catamaran, trois Polynésiens tentent de nous suivre, ou de nous doubler fièrement (nous filons cinq nœuds) à bord de leurs pirogues : tous s’entraînent ici pour un rallye à la pagaie entre les îles, qui durera deux jours et trouvera le 3 novembre son point d’arrivée dans la baie de Bora-Bora.
Impossible d’autre part de poster sur cette page les images d’une nature radieuse sans mentionner que, dans cet Eden de lumières et de couleurs profuses, deux mails d’une France lointaine, deux piqûres de rappel d’un cuisant memento ont porté jusqu’ici la mort de Gérald Rannaud, vieux camarade de l’Université Stendhal associé à la fondation de Silex, puis celle d’un compagnon devenu plus proche, le philosophe et rugbyman Robert Damien, membre avec moi de notre revue Médium.
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