Le « problème des médias » enfin relancé

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Je marque la parution du livre d’Yves Citton, Médiarchie, d’une pierre blanche ; nous étions quelques-uns à guetter cette publication (Le Seuil, coll. « La Couleur des idées »), que j’ai emportée en Polynésie pour la lire et relire sous les cocotiers. Comment résumer en quelques pages la percée réalisée par l’auteur, comment mettre ce gros et exigeant ouvrage entre toutes les mains ?

En matière de médias, personne n’est profane : nous sommes tous également partie prenante autant que prise, et coopérante, du phénomène obscur pointé par ce mot (trop) familier, que nous manions sans y penser alors qu’il touche à tant de pouvoirs, ou de sortilèges, tour à tour bénéfiques et maléfiques, à la fois lointains et intimes, très anciens et toujours nouveaux… La dénonciation partout ressassée du « pouvoir médiatique » va de soi, elle est même devenue aussi vulgaire, ou paresseuse, que son objet de détestation. Avec une touchante unanimité, nos clercs n’ont-ils pas successivement vitupéré le cinéma (années vingt), la télévision (années cinquante), comme aujourd’hui internet et les réseaux sociaux, sans jamais oublier la presse (« Tonner contre », comme écrit Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues) ? « Maudits médias » pense, pour ne pas avoir à les penser, l’intellectuel critique standard ; un certain rêve toujours rassurant d’immédiateté, avec ses corrélats du proche et du propre attachés à une familière notion du sujet, suffit à conjurer et remettre à plus tard l’épineuse question.

Maudits, nos médias demeurent du même coup mal dits, ou cela que nous peinons à articuler ; on préfère s’en remettre à quelques définitifs imprécateurs cités pour solde de tout compte, Debord et sa sempiternelle Société du spectacle, Baudrillard et les simulacres, ou Bourdieu dénonçant une télévision dont il se garde d’examiner les rouages. Décidément rien, dans ce marais de la chose médiatique, ne semble pour eux  bon à penser.

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Nous avions fondé autour de Régis Debray une « médiologie », dans les années quatre-vingt dix, pour tenter d’échapper précisément aux cercles vicieux et au soupçon d’idéalisme qui entachent toujours cette confiture de critiques. Et Citton, dès les premières pages de son livre, n’omet pas de saluer notre effort ; las, il ajoute aussitôt que les médiologues français parlent un peu trop entre eux, et je ne peux que lui donner raison ! Nous demeurons hexagonaux, éclectiques, parfois passéistes et insuffisamment soucieux de construire une critique qui dialogue avec des foyers de recherche allemands,  italiens ou anglo-saxons bien identifiés par lui-même. Car son livre en revanche mentionne en grande quantité des études souvent inédites dans notre langue, et qu’il cite en les traduisant (Helvète, Yves parle quatre langues). Le premier titre de cet ouvrage à notre reconnaissance est de constituer d’abord un magistral effort de repérage, d’importation et d’acclimatation de travaux obscurs voire abscons qui peuvent relever, ou se réclamer également, d’une « médiologie ». Nous savions notre prospection très, voire peut-être trop vaste ; avec beaucoup d’impétuosité philosophique, et d’appétit intellectuel, Citton en recule encore les inassignables limites.

Philosophe, Citton ? Il l’est assurément par sa thèse, publiée sous le titre L’Envers de la liberté, L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières (Editions Amsterdam, 2006). Je connaissais Yves comme collègue à l’Université Stendhal de Grenoble ; son livre novateur m’a fait comprendre Spinoza mieux que mes études précédentes de cet auteur… Mais Citton s’est ensuite tourné vers l’examen de tout ce que regroupe le terme d’attention. J’ai moi-même participé au colloque dirigé par lui à Grenoble (recensé ici même), sur l’économie et l’écologie de nos comportements attentionnels, largement formatés par des médias où il faut voir, justement, des machines à diriger, capter et exploiter (en le revendant à des marchands) ce bien très précieux ; notre attention est une matière première dont nous croyons disposer alors que tout un système médiatique ne cesse de l’agencer à travers nous, qui en assurons la reproduction au fil de nos échanges. En bref, la « question des médias » et le nouveau paradigme d’une économie/écologie de l’attention paraissant étroitement corrélés, pour ne pas dire enchevêtrés, ce dernier livre de Citton approfondit et couronne ses précédents ouvrages.

Il se présente toutefois avec une ampleur et une telle exigence de renouveau qu’on peut y voir une bifurcation majeure, au sein d’une œuvre déjà considérable. Comment dire au plus bref ce que ce livre apporte à une pensée philosophique des médias ? De quelles exigences nouvelles, mais aussi de quelles ouvertures disciplinaires enrichit-il (alourdit-il ?) notre cahier des charges ?

Par excellence ouverte, une critique des médias ne pourra qu’être interdisciplinaire, habile à relier des termes ou des champs qu’on tenait pour séparés : en branchant par exemple le mot médium sur la médiumnité et tous ces phénomènes décriés, ou amusants, qu’on abandonne aux spirites, magnétiseurs, hypnotistes ou nécromanciens…, alors qu’ils relèvent d’une archéologie des médias (champ de recherche auquel notre auteur a consacré en juin 2016 un stimulant colloque à Cerisy-la-Salle).

Cette critique, deuxièmement, s’annonce d’emblée et immédiatement politique, et d’une politique qui pose à nouveaux frais la question des rapports entre le peuple et les publics, celle de la constitution de ces publics en sujets, et du passage de l’information à l’action, de la réception (des messages médiatiques) à l’émission ou à l’expression de soi. Face aux forces de conformisation, d’alignement et de pillage de nos ressources attentionnelles, comment le sujet ou le citoyen va-t-il se réapproprier la technologie et exiger, ou imaginer, d’autres formes d’échanges ? Comment secouer ou casser les reins de la médiarchie ? C’est le moment de dire que ce livre n’est pas seulement écrit par un savant inventif et plein de vivacité : tous les amis d’Yves connaissent, et apprécient, sa sensibilité militante gauchiste qui fait de lui l’animateur de la revue Multitudes, et l’observateur impliqué de nombreux collectifs de luttes. Cette dissection scrupuleusement savante de notre, ou de nos, médiarchies, résonne donc aussi d’accents indignés, voire atterrés : de quel œil, demande Citton, nos petits-enfants regarderont-ils le moyen-âge où nous vivons ? Comment, avec toutes les ressources de nos technologies et les promesses d’internet, acceptons-nous d’entretenir encore des relations quasi féodales aux distributeurs d’images, de sons ou d’informations ?

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Ce front des luttes ne peut pourtant reconduire ou reprendre les anciens gri-gris d’une pensée qui se croit radicale en isolant les infra- des super-structures, le corps de l’esprit ou les causes matérielles des causes finales… Citton insiste au contraire sur le bouleversement topologique et les paradoxes introduits par une logique des médias qu’il faut penser en termes de milieux, et non simplement d’objets. Le propre d’un milieu, comme l’eau pour le poisson, ou l’air que nous respirons, est justement de ne pas se plier aux relations frontales du sujet et de l’objet : nos médias, j’y ai souvent insisté moi-même en médiologie, fonctionnent plutôt comme des nobjets (des non-objets), donc de façon constitutivement clandestine ou inconsciente, sous rature. Parce que le bon média travaille à se faire oublier, cet inconscient médiatique, moins documenté que celui des psychanalystes, mérite qu’on lui consacre une médiologie (s’il n’est de science que du caché).

Cette médiologie (ou critique des médias) s’annonce paradoxale dès lors que ceux-ci, loin d’être de bons et loyaux objets, infiltrent nos pensées pour formater à notre insu les critères du vrai, du beau, de l’intéressant, du pertinent ou du négligeable. Quel recul, ou quelle méta-attention, mobiliser pour porter un regard critique sur ces scalpels attentionnels, sur ces insidieux directeurs de conscience ? Si les médias sont en nous autant qu’entre nous, s’ils façonnent nos objets extérieurs autant que notre intimité de sujets, comment nous retourner objectivement contre eux ? Comment l’intellectuel pleinement alphabétisé et plié (rompu) aux ressources de la graphosphère imaginera-t-il un avant de cet ordre du livre, un monde oral où la mémoire, les savoirs, les récits historiques ne devaient rien à l’écriture ? Inversement, de quel œil les splendides moutards de la génération internet considèrent-ils déjà une bibliothèque, ou un journal de papier ? La France n’est pas la même selon qu’on la traverse en diligence, en voiture ou en Airbus 320. La géographie mais aussi l’histoire, les désirs, la curiosité ou l’attention de chacun changent avec nos prothèses médiatiques – des prothèses si intimement fondues à notre corps/esprit qu’elles semblent en faire désormais partie…

Un autre paradoxe de cette médiologie (encore quelque peu à venir) est donc de bousculer les classifications philosophiques du corps et de l’esprit, ou plus encore du matérialisme et de l’idéalisme. La maxime typiquement idéaliste de l’évêque Berkeley, « Esse est percipi », devient vraie et incontournable dans le champ politico-médiatique, où les conditions d’existence et de survie du sujet sont suspendues à son page-rank et à sa visibilité ; mais le matérialisme n’est plus tout-à-fait ce qu’on croyait, quand le poids ou la force d’un événement semblent eux-mêmes mesurés par sa signification (ou sa pertinence-pour-moi) ; quand toute la question devient de savoir jusqu’à quel point « It matters – or not »… La matérialité d’une information, d’une image ou d’un message en général semble donc contenue dans ce petit verbe (anglais) qui fusionne l’importance, la matière et la pertinence.

Une autre distinction familière se trouve ici bousculée,  ou affûtée, celle, en pragmatique de la parole, du descriptif et du performatif : avec nos régimes d’informations tels que nos grands médias les façonnent, une parole apparemment descriptive ne cesse de glisser au prescriptif. Ce que nous appelons actualité relève d’une construction quotidienne, très mimétique donc autoréférentielle, où l’acte contenu dans ce mot construit en effet un ou des mondes, et les soutient à l’existence. Lire Citton nous rend sensibles en général aux effets de magie, de sorcellerie et aux créations de réalité (aux envoûtements, aux hallucination collectives…) propres au fonctionnement médiatique ordinaire.

Une approche pleinement médiologique s’ouvrira à d’autres paradoxes encore, bien connus des cybernéticiens quand ils traitent du feed-back (retour de l’information sur le déroulement d’un phénomène, dans l’exemple-type du thermostat) ou de la récursion – dans le cas si pur du tourbillon, où c’est l’énergie qui fait retour sur sa propre entrée pour renforcer le processus (Citton ne les distingue pas). Les cas de feed-back et de récursion dans le champ médiatique (les résultats d’un sondage influencent le vote, la panique dans une foule tend à se renforcer d’elle-même, un message de peur aggrave les raisons d’avoir peur, etc.), sont trop connus pour qu’on s’attarde à les discuter ici, mais ils entraînent une mutation de la logique, et relèvent de paradigmes et de boucles parfois étranges. L’auto-référence, les raisonnements circulaires, les hiérarchies enchevêtrées et en général la mise en œuvre d’une logique du milieu (ce que veut dire aussi médio-logie), substituée aux chaînes causales linéaires et aux emboîtements trop sages…, donnent à ce livre le ton d’un défi philosophique : une critique des médias nous force à forger des outils, ou à manier une topologie, situés assez au-delà de nos routines intellectuelles.

D’autres paradoxes plus retors touchent à la physique quantique, bien discutée dans cet ouvrage. Onde ou particule ? Le même phénomène peut relever de l’un et de l’autre, selon la coupe agentielle mise en œuvre pour le saisir ; l’instrument de mesure, comme en médiologie le média, fait basculer la chose à observer d’un côté ou de l’autre – à la façon dont nous-mêmes passons d’un état à l’autre, notre statut corpusculaire de sujet pouvant sauter à celui d’onde lors d’épisodes de transe collective, ou d’un mimétisme fort (la olla du match de foot, la synchronisation des corps dans un concert de rock…). Ce concept de coupe agentielle, l’un des pivots du livre, bouleverse l’ontologie traditionnelle : les phénomènes n’existent pas indépendamment des médias au sens large (au premier rang desquels notre corps avec ses filtres, ses capteurs, ses seuils sensibles ou ses programmes…), mais chaque média crée la réalité qui lui correspond, à charge pour nous de multiplier les « coupes » (ne pas s’enfermer dans la lecture d’un même journal, pratiquer plusieurs langues et plusieurs disciplines…) pour ne pas dépendre d’une vision  étriquée ou trop durement formatée du monde qui nous entoure.

(à suivre)

2 réponses à “Le « problème des médias » enfin relancé”

  1. Avatar de Nicolas Mouton
    Nicolas Mouton

    J’ai eu la chance d’avoir ce livre en juin, au moment de la présentation de la rentrée du Seuil aux libraires, et comme vous le savez il m’a passionné.
    Il va sans dire que votre article, si éclairant, ajoute beaucoup à ma lecture ; j’en attends la suite. Cela me donne l’envie de le relire lentement, le crayon à la main.
    Simple lecteur, je ne puis que me joindre à vous pour le conseiller.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Nicolas, vous avez décidément l’oeil sur beaucoup de livres ! Dès mon retour de Polynésie, je prolongerai ce commentaire d’un bouquin sur lequel il reste tellement à dire ! Citton est foisonnant, et il apporte beaucoup ; mais pour cette raison même, je crains que ce livre exigeant passe mal la rampe des médias, ou les attentes du lectorat standard en matière de « critique ».

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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