Yves Citton
Cette critique des médias méritait d’être relancée, tellement la recherche tournait en rond, soit par manque d’ambition philosophique ou conceptuelle – les innombrables études empiriques consacrées en SIC (Sciences de l’information et de la communication) à tel développement, hybridation ou usages d’un outil émergent –, soit inversement par emportement moralisateur ou spéculatif, descendu de quelques « grandes voix » toujours citées, mais inaptes à décrire ou à vraiment analyser de quoi il retourne. L’escopette rouillée de la Société du spectacle n’est pas de taille à affronter la complexité de nos phénomènes. Spectrale, la population des objets médiatiques (aux contours très flous) nous hante, nous traverse ou plane entre nous, en se moquant de notre prise.
Claude Lévi-Strauss avait, en d’autres temps, condensé avec un certain brio en un chapitre de l’Anthropologie structurale la problématique de « L’Efficacité symbolique » ; celle d’une efficacité médiatique, bien réelle, serait autrement épineuse à tirer au clair, et c’est au fond l’objet de Médiarchie. Le même auteur s’était ensuite illustré par son thème fameux du bricolage, développé ou dépassé ici par les jeux du bidouillage ; car, comme Citton le souligne, les médias sont par essence ce qu’on bidouille, depuis un organe de notre presse papier, ou une « radio libre », jusqu’aux inépuisables ressources apportées aujourd’hui par le numérique, qui tend précisément à abaisser la frontière entre les consommateurs et les inventeurs, les émetteurs et les récepteurs.
En d’autres termes, nous faisons avec nos médias, façon d’exprimer qu’ils se servent de nous autant qu’ils nous servent. Cette relation de faire avec, bien différente du verbe faire, ajoute une dimension pragmatique à une relation d’objet simplement technique ; l’inflexion pragmatique signale qu’on ne pilote pas clairement un processus, qui se donne comme la part inconstructible d’un monde avec lequel il nous faut négocier ou ruser. Un photographe fait avec (ce que lui montre son objectif), comme un parent avec ses enfants, ou inversement (on ne choisit pas sa famille, on ne la reconstruit pas) ; le traducteur fait avec les ressources et les contraintes de l’autre langue, etc. Un auteur du programme littéraire particulièrement cher au dix-huitièmiste Yves Citton a entretenu avec le texte cette relation de bidouillage, Denis Diderot, champion et précurseur de ce mélange d’engagement et d’ironie, d’immersion et de distance critique. À l’ère numérique, ce sont les images, les sons, les textes et beaucoup de nos contenus médiatiques que nous prenons plaisir à bidouiller, à ne pas recevoir sans y mettre notre traitement.
On aurait tort de limiter une critique de médias à la question de la vérité, ou d’en discourir en termes d’information (« Les médias nous mentent… »). Très en deçà de cette irréalisable objectivité, nos médias tendent en permanence à aligner nos attentions, à nous synchroniser et dans cette mesure à nous rendre conformes, ou conformistes ; la fonction d’agenda rabat les jeux féconds des affrontements entre les singularités de nos mondes propres sur le même calendrier pour tous. Comment lutter contre cette perte de diversité, ou de virtuel, et restaurer un peu le libre jeu des curiosités ? Comment fortifier notre intelligence collective en luttant contre la double pression conformisante d’un système capitaliste concurrentiel (con-courir, c’est viser ensemble la même direction), et celle d’un Etat dictant d’en haut les normes du vrai-du bon-du bien ? Ou encore, comment combattre le fatalisme (et le sentiment de démobilisation) nés de la disproportion croissante entre ce que voient mes yeux, et ce que mes mains sont capables de saisir ?
La réponse de Citton n’est pas d’un renonçant devant la toute-puissance médiarchique, au contraire. Si nos médias peuvent être décrits comme des opérateurs en général de pliure, ou de pliages, reconfigurant nos temps, nos espaces et nos agentivités (nos modes opératoires), s’ils modulent incessamment notre présence au monde en multipliant les mondes intermédiaires, s’ils enregistrent, transmettent et traitent des apparences, on peut leur associer la riche notion d’appareil : appareiller un navire, c’est le rendre apte à naviguer à travers un milieu hostile, ou du moins chaotique ; un frayage médiatique, de même, joue avec des apparences pour les transformer en solides réalités.
Cette notion de frayage est intéressante, en ce qu’elle met en œuvre une circularité auto-renforçante, évidente dans les constructions de la notoriété, de la mode ou en général de la visibilité. C’est ainsi par exemple qu’on photographie les paysages ou les personnes déjà les plus photographiés : chaque conscience tourne dans un cercle herméneutique qui fait qu’on ne prête attention qu’à ce qui fait sens pour soi, ou pour le groupe dont on se réclame. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé… » La formule évangélique concerne au fond toute recherche, comme le rappelle l’étymologie : ricercare, c’est tourner en rond. Ou du moins orienter son attention, à partir d’une première trouvaille, dans un sens déterminé et désormais bien balisé. Les mondes propres de chacun tendent ainsi à s’auto-valider, en excluant impitoyablement du champ attentionnel ce qui pourrait heurter ou entamer notre clôture informationnelle.
Mais cette circularité caractéristique du monde du récepteur n’est pas moins insistante du côté de nos grand émetteurs médiatiques, dont Niklas Luhmann (cité page 156) a relevé « l’activité circulaire constante » : ils favorisent notre compréhension du monde en mettant en circulation des modèles qui sont aussi de rassurants stéréotypes, réducteurs d’incertitudes ou de « bruit » et tels que chacun, devant l’information prodiguée, s’y reconnaisse et y adhère. Citton mentionne par exemple ces signaux de connivence qu’un présentateur de JT, ou un titreur de quotidien, peut adresser à ce qu’il suppose la majorité de son public en glissant dans une information d’ailleurs exacte que « les incendiaires (sont) d’origine maghrébine… » : l’information a-t-elle besoin de se doubler ainsi, secrètement, d’une ratification communautariste ou xénophobe ? Ce mélange de l’information avec une communication susceptible de retendre un lien archaïque constitue, malheureusement, une ruse commune à nos médias de masse. Par là encore, ils travaillent moins à l’individuation qu’à la mise au moule de chacun.
À tous les étages du grand jeu médiarchique, les élans de la référence (ou de l’information simple) sont ainsi parasités par les précautions (nécessaires et vitales) de l’autoréférence, entravés par les pesanteurs de la répétition et le retour des clichés. Nul ne s’embarque sur la mer agitée des infos sans un confortable matelas protecteur de préjugés ou de stéréotypes qui sont les marques de notre narcissisme, ou de notre clôture ; tout vivant est sans doute ouvert à l’information, mais de façon toujours assez sélective, ou frileuse.
Un autre aspect novateur, également stimulant de ce livre, se rattache à l’intuition heuristique qui le guide depuis le début : la proximité des deux termes de médias et de milieu. Quels sont au juste les milieux (nourriciers) de nos médias, quelles sont, en amont comme en aval, leurs conditions de possibilité ? L’approche archéologique envisage telle ressource, l’électricité par exemple, à laquelle Citton consacre quelques belles pages, selon la perspective d’un temps profond ; l’électricité a excité mille expériences amusantes, mille spéculations curieuses du côté du vitalisme, du magnétisme, avant d’emprunter la voie plus sûre d’une science riche de puissantes technologies. Bachelard y avait insisté, concernant les passages de l’alchimie à la chimie : le temps de l’invention est tout sauf linéaire, beaucoup d’intuitions s’égarent en chemin (qui pourraient autrement prospérer), et il ne faut pas accorder trop de crédit à la notion de précurseur.
Cette notion d’un temps profond est développée ici en celle d’une radio-activité de nos médias, particulièrement sensible avec le numérique : comment mesurer ou limiter les effets de tel média, comment le rayer de nos existences ou s’en débarrasser ? Comment effacer nos navigations ou nos publications antérieures sur internet, comment jamais revenir en arrière ? A cet égard, les informations données dans ce livre sur les déchets de nos performances électroniques donnent le vertige : avons-nous bien conscience de ce que nos jouissances d’internautes coûtent à la planète ? Et par exemple des difficultés à recycler la poussière des composants de nos smartphones, dont l’alignement des petits cadavres ferait une ceinture autour de la terre ? Dans le temps (profond) comme dans l’espace (environnemental), nous ne savons pas très bien d’où surgit ni où s’arrête, ou cesse de vivre, tel média. L’approche archéologique s’attache à mieux cerner le fantôme des conditions de son existence.
Mais le mouvement profond de Médiarchie, je l’ai dit, est de nous redonner une marge de manœuvre ou une saisie face à cette colonisation, à cette occupation démoralisante où nous laisse le fonctionnement ordinaire du pouvoir médiatique. Dans quelle mesure notre nouveau monde (ou nouveau milieu) numérique peut-il nous rendre une initiative auparavant confisquée ? Les éclatantes promesses d’internet sont-elles encore crédibles, à l’heure du fichage et du flicage généralisé ? Car, comme le souligne Citton, numériser permet d’abord d’enregistrer et d’exploiter les traces de nos comportements attentionnels ; et donc, plus que jamais, de faire de notre attention une denrée très recherchée par les marchands.
Pire : la vitesse du traitement numérique des informations tend peut-être, dans le cas des ordres donnés en Bourse et d’une spéculation qui se joue en pico-secondes, à écraser en nous toute velléité de conscience, ou d’attention. Bon nombre de médias travaillent, depuis toujours, à rabattre nos facultés délibératives sur le schéma stimulus-réponse de l’arc réflexe, qui incarne l’idéal publicitaire (apercevoir le produit c’est le désirer, le désirer c’est l’acheter) autant que celui d’une gouvernance-GPS : « à la prochaine bifurcation, prenez à droite »… Un rêve d’immédiateté hante nos performances médiatiques, stade suprême de l’auto-effacement que nous mentionnions au début de cette chronique. Et c’est pourquoi il est urgent, inversement, de travailler à recomposer les sensibilités interprétatives et les pratiques délibératives.
Par quelles voies ? Les études littéraires, la discussion des goûts, des couleurs et des œuvres de l’art en général ne sont pas à enterrer comme des vieilleries anachroniques, mais à défendre et à valoriser par tous moyens. Il serait bon aussi que la médiologie, propose Citton, devienne la reine des interdisciplines, à mettre au programme de toutes les facultés ! Son (ancien) collègue à l’Université Stendhal ne peut, sur tous ces points, que l’approuver chaleureusement.
Edward Snowden
On lira avec intérêt la mise au point nuancée, somme toute roborative et combative, proposée par l’auteur dans la dernière partie de son ouvrage, où il se demande comment déjouer la médiarchie. Il s’y élève, tout d’abord, contre la considération des fameuses données assimilées à des dons (gratuits) ; les data constitueraient plutôt des prises exercées sur nos flux d’attention… Dans ces jeux de prises et de reprises, Citton suggère d’insinuer la surprise, celle qui se nomme Edward Snowden par exemple, ou celles que pratiquent les hackers dont il détaille quelques interventions ; ou, autre guerillero affronté aux pouvoirs politico-médiatiques, François Ruffin encore entendu (ce mercredi 29 novembre) à France-culture, et dont j’avais chroniqué ici le jubilatoire film Merci Patron ! De même le livre de Citton constitue par son ambition, sa richesse documentaire et sa profondeur philosophique une surprise de taille, OVNI dans notre accablant paysage médiatique. Attendons maintenant de voir quel traitement ce dernier lui réserve, accueil enthousiaste, silence prudent, commentaires chafouins ou résumés édulcorants ? Un livre « sur les médias » peut-il vraiment intéresser ceux-ci ?
Car la première de nos autoréférences, hélas, serait plutôt celle d’un narcissisme sourd et rebelle aux prises et aux surprises de toute critique.
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