Un article publié par Thibault Grison dans le périodique électronique des étudiants du CELSA, Fast & Curious, a fortement attiré mon attention au moment où, lors d’une conférence qu’il m’arrive de donner dans cet établissement, je discutais devant eux la nature et l’étendue des divers pouvoirs médiatiques. Intitulé « Kevin Spacey face au tribunal médiatique », ce papier retrace les déboires de l’acteur, et l’ostracisme que lui infligent Hollywood et l’opinion américaine depuis les révélations de harcèlement et d’agressions sexuelles provoquées par « l’affaire Weinstein » (dont je n’avais pas entendu parler jusqu’à mon retour en France la semaine dernière).
Je ne connais rien de cette histoire et mon propos n’est donc nullement d’en juger sur le fond, disais-je aux étudiants vendredi dernier. Mais de relever dans l’argumentation de Thibault, par ailleurs fort bien rédigée et documentée, un glissement préjudiciable au débat, et une conclusion assez faible. La question tourne, il me semble, autour de l’expression « tribunal médiatique », ou de cette phrase qui résume l’alternative : « Alors que la réaction de la justice se fera sûrement attendre encore un moment, l’opinion publique se donne le rôle d’une cyberpolice dont les règles semblent être fixées selon le degré d’indignation morale que suscite chaque affaire ».
Les rapports entre justice et médias sont en effet à la fois (et typiquement) complémentaires-antagonistes : la justice a besoin des médias comme caisse de résonance, et parfois comme lanceurs d’alerte, mais les médias ne peuvent se substituer à la justice, avec son appareil (lourd et lent en effet) de l’instruction, du rituel, de la confrontation des parties, de la distribution des rôles dans l’espace du tribunal où chacun a sa place bien marquée, etc. Les médias autrement dit ne peuvent, sans risque grave d’effondrement symbolique et d’une dérive très préjudiciable à l’équité, se substituer à une véritable instance judiciaire.
Un tribunal, disais-je aux étudiants, découpe dans l’espace un templum, ce rectangle que les Romains dessinaient dans le ciel pour y observer, par le passage des oiseaux, la révélation d’une vérité supérieure ou venue d’en haut. Et certes, on ne peut attendre de cet espace ainsi rendu quasiment sacré la manifestation automatique de la vérité ; mais si la condition n’est pas suffisante, elle est nécessaire au traitement équitable de sa recherche ; le rituel et la distribution rigoureuse des paroles affrontées agissent comme une catharsis, apte à refroidir les passions ; un tribunal, c’est le rempart contre la loi du Talion et les aveuglements mimétiques du lynchage. (D’où la fréquence et l’intérêt, soit dit en passant, des innombrables scènes de tribunaux dans les films américains, comme pour fournir un contre-type puritain au pays de la violence et du port d’armes généralisé.)
Il est évident, face au cadre ainsi posé, que les médias tirent en sens contraire. L’information est une valeur très fragile, et que l’exercice journalistique rêve sans cesse d’outrepasser : la presse ne peut se contenter de décrire, elle veut prescrire, et encore mieux agir, peser directement sur le cours des événements. Et pour cela enrôler, échauffer ses lecteurs ou son audience en leur communiquant une indignation primaire, en leur prêchant une croisade, en leur offrant un raccourci face aux lenteurs bien connues de la justice, complaisante aux riches ou aux people capables de se payer des avocats chers… L’affaire Spacey pose ainsi une loupe grossissante sur une presse toujours pressée, ici par exemple d’établir la justice. La cible est idéale : un acteur qui s’est lui-même désigné à la vindicte en interprétant les rôles de personnages aussi louches que Frank Underwood dans la série House of cards, ou le triste comparse du film Usual Suspects… On sait d’autre part que les plaintes pour viol ou harcèlement sexuel, matières très délicates à examiner et à juger, sont très largement classées sans suite. Devant cette carence, et pour répondre aux attentes légitimes de l’opinion, les médias ne peuvent que s’engouffrer dans la brèche, et faire le job devant lequel la justice hésite, ou renâcle.
Thibault Grison écrit : « Si les médias ont toujours été pionniers dans la révélation de scandales, ils tendent de plus en plus à jouer le rôle de juge dans les affaires médiatiques. Lorsque les révélations sur Kevin Spacey éclatent en octobre dernier, la presse ne s’est pas contentée d’adopter la traditionnelle posture du lanceur d’alerte ou du crieur public ; elle a aussi eu un rôle axiologique en condamnant le comportement du prédateur. On voit donc comment par son devoir d’information, la presse a aussi lancé une forme de procédure judiciaire dans laquelle l’opinion publique serait l’autorité suprême. Concrètement, c’est par tout l’emballement populaire autour des #MeToo aux USA et #BalanceTonPorc en France des réseaux sociaux, que les révélations ont directement eu des répercussions concrètes sur l’image de l’artiste et celle de Hollywood. Par effet boule de neige, Kevin Spacey s’est vu ‘cancelled’ par toute l’industrie du cinéma, jusqu’à être effacé du prochain film de Ridley Scott alors que le tournage était déjà achevé. Et ce, sans aucune intervention de la justice. Le cas Spacey nous permet donc de démontrer que le 4ème pouvoir n’est pas mort mais plus fort que jamais depuis l’avènement des réseaux sociaux.
Le 3 juillet, lors de son discours au Congrès de Versailles, Emmanuel Macron glissait la recommandation suivante : ‘J’appelle à la retenue, à en finir avec cette recherche incessante du scandale, avec le viol permanent de la présomption d’innocence, avec cette chasse à l’homme où parfois les réputations sont détruites.’ »
Double rappel en effet, et combien salutaire ! On sait que la fabrique du scandale constitue le nerf de l’économie médiatique : plus le sujet qu’il s’agit de déboulonner dans la hiérarchie des people sera haut placé et plus la capture des attentions s’en trouvera optimisée (pour le meilleur profit de l’industrie des médias) ; à cet égard, la chute du président du FMI DSK, et son parcours médiatique d’une minute, menotté sous les caméras du monde entier, constitue l’un des plus beaux coups médiatico-judiciaires de ces dernières années.
Devant la mobilisation irrésistible, et la précipitation du jugement provoquées par de telles images, comment invoquer encore la présomption d’innocence ? Or cette clause, qui peut scandaliser le lyncheur, est une pièce essentielle aux retenues du rouage judiciaire : il s’agit de ne pas précipiter l’accusation, de ne pas tout céder aux emportements mimétiques, à l’indignation morale et à la surenchère.
Il est très difficile pour un journaliste, déontologiquement parlant, de s’en tenir à sa stricte mission d’information : de décrire les faits, sans leur ajouter aucune prescription (morale ou politique). Présenter par exemple un Kevin Spacey accusé d’agressions sexuelles sur mineurs fait déjà basculer le personnage dans l’enfer d’une impossible, ou très difficile, dénégation. Et le journaliste aura beau multiplier très honnêtement les restrictions du doute ou de la présomption d’innocence, la vague des tweets et des hashtags venus des réseaux sociaux aura tôt fait de le rappeler à l’ordre, et à l’impératif d’une plus saine indignation !
Dirons-nous qu’en cette affaire, le journaliste ne peut pas ne pas stigmatiser ? (Comme, selon la très juste formule de l’Ecole de Palo Alto, on ne peut pas ne pas communiquer)… La notion d’un « tribunal médiatique » s’avère décidément lourde de confusion, et de pièges. Mais ces pièges sont irrésistibles, tant il semble facile d’y tomber. Le papier de Thibault à cet égard devrait mieux trancher, et sa conclusion ne me satisfait pas : « Que la démarche entreprise par le 4ème pouvoir soit populiste ou non, n’oublions pas qu’elle permet avant tout une libération de la parole et qu’elle incarne une arme de taille dans la lutte contre les injustices et les abus permis par le système. En somme, le phénomène du tribunal médiatique ne peut être caricaturé comme une chasse aux sorcières ou apparenté à un simple lynchage médiatique de name and shaming. Il incarne au contraire la forme la plus pure d’une démocratie selon laquelle la parole serait reconquise par les oubliés, au détriment des plus privilégiés mais au profit d’une communication sociale plus juste. »
Anthony Perkins dans Le Procès d’Orson Welles
Cet éloge d’une démocratie plus directe, et l’appel au court-circuit d’une parole libérée des pesanteurs de l’institution pour être redonnée (au peuple ?), rappelle bien des slogans au vieux soixante-huitard que je suis, mais justement… J’opposais à Thibault, lors de notre brève discussion en cours, l’exemple du Procès de Kafka (et du magnifique film qu’en tira Orson Welles), où le tourment de Josef K. est de ne pouvoir accéder à l’enceinte du tribunal ; dans la situation imaginée par le romancier, la culpabilité et l’accusation sont partout, faute d’être localisées quelque part. Cette œuvre montre magnifiquement, en creux, le bénéfice cathartique, et moral, d’une institution qui prend en charge l’examen de la faute, et qui désigne des juges, pour éviter que n’importe qui, n’importe où, transforme la parole en persécution, et notre monde en abattoir.
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