Cherche figure nationale désespérément

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La disparition quasi simultanée de Jean d’Ormesson et de Johnny Hallyday propose à l’auteur de ce blog l’occasion d’une réflexion médiologique qu’il aurait fallu publier à chaud, pour accompagner les deux hommages assez différents qu’on vit alors fleurir. Régis Debray a dit l’essentiel, dans un long papier du Monde ; j’aimerais pour ma part y revenir brièvement, en m’appuyant sur un numéro de notre revue Médium paru au début de cette année, et dont j’avais assuré la coordination, « Littérature, chutes et rebonds ». Que s’agissait-il alors d’examiner ?

Nous nous demandions quelles sourdes transformations, d’abord silencieuses, font que des œuvres tantôt croissent et s’épanouissent après la mort de leur auteur, et tantôt se recroquevillent et s’évanouissent. Qui aurait, de son vivant, prédit à Proust la formidable fortune critique qu’il recueille actuellement ? Inversement, des stars incontestées de la plume ont pratiquement disparu de notre paysage intellectuel ou moral : qui se soucie aujourd’hui d’Anatole France, de Jules Romains ou de Romain Rolland, qui fut pourtant prix Nobel ? Paul Eluard s’est fait très discret et connaît un sévère purgatoire, Aragon continue de caracoler : effet du disque, ou de la mise en musique de ses poèmes (plus de deux-cents) ? Les champions d’une époque ne sont plus les nôtres, le Zeitgeist joue les courants d’air…

On objectera que des textes plus rares, réputés sacrés, ne se démodent évidemment pas. Racine, Shakespeare, Homère…, jouissent d’un semblant d’immortalité – pour combien de temps ? On connaît l’ironie de cette appellation d’immortel, appliquée à nos académiciens. La vie de l’esprit est résistance à l’entropie, mais à quel prix, ou moyennant quels stratagèmes ? Pourquoi la « survie mode d’emploi » n’est-elle, d’une façon générale, jamais pure ni très sûre ? Nous examinons en médiologie les conditions (et les coûts) de ce préfixe « sur », ou de la cotation en général des valeurs d’une culture : quelles conditions président à l’émergence du feu follet baptisé esprit ? Pourquoi les moyens accordés aux uns font-ils à d’autres subitement ou sourdement défaut ?

On se tromperait en associant la notion d’œuvre à la coquille blanche et lisse de l’œuf. Cette forme parfaite, et parfaitement close sur son secret, ne doit pas sa fortune à la clôture textuelle, ni à l’autosuffisance de combinaisons signifiantes qui porteraient par leur seul prestige telle œuvre de l’esprit jusqu’à nous. Les réussites qui comptent admettent généralement plus d’un auteur (ou d’un facteur) pour assurer leur transmission, ou leur simple réception, quantité de circonstances extérieures, matérielles, fortuites et fort impures oeuvrant à leur tour pour distinguer, ou inversement enterrer, ces fragiles productions de l’individu.

Car la survie d’une œuvre sera toujours, comme le remarquait Gide, le fruit d’une suite de malentendus. Ou d’hybridations, de traductions ou de frottements étrangers à son concepteur initial. Toute œuvre peut-être est co-créée, et naît toujours deux fois. C’est ainsi que le cinéma, et aujourd’hui les jeux vidéos, les comédies musicales ou les séries accordent une seconde vie à quelques romans pâlissants ; ou que la chanson, dans le cas notamment d’Aragon, aura porté très au-delà de l’imprimé la magie des montages sonores du poète.

On s’explique avec une œuvre ou un auteur, dont la survie durera tant que sa création nous donnera de fil à retordre par une part résistante d’énigme, ou d’ombre. Toute œuvre au fond laisse beaucoup à désirer ; et pour être durable elle doit demeurer éminemment inachevée, ou nous proposer des « tiroirs » à découvrir, à trier…

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Le prix Nobel attribué en 2016 à Bob Dylan put scandaliser les tenants d’une littérature exigeante, mais ceux-ci oubliaient un peu vite que notre pratique de l’écriture, cristallisée voire squelettisée depuis Gutenberg dans les formes canoniques du livre, et sous la règle d’un plomb sévère et froid, avait commencé avec les bardes, aèdes, troubadours ou rapeurs contemporains du Phèdre de Platon (400 av. J-C) par un théâtre du corps, une exubérance de l’énonciation chaude, orale et interactive (le texte n’était pas fixé mais changeait au gré des interpellations du public ou des chances de la performance).

Aujourd’hui encore, la culture qui est la nôtre n’accorde pas à ses poètes beaucoup d’espaces de vocifération mais il en va autrement en Amérique du nord, en Russie ou dans les pays arabes qui organisent périodiquement des rallies ou des tournois de poésies, où des voix bien martelées retrouvent le chemin des oreilles et des corps. Cette chair du texte nous revient à présent sans doute à la faveur des débordements numériques, qui permettent autant d’embardées et de mixité du côté des images, des gestes et des sons doublant et bousculant les lignes majestueuses et sages de l’écriture. La voix rauque de Dylan, peu soucieuse d’aménité, et les bouffées de son harmonica proposent-elles un recadrage à notre littérature que certains disent expirante, la chance d’un second souffle dans nos lettres ?

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J’y resongeais à la faveur de ces deux funérailles de Johnny et de Jean d’Ormesson. Deux France bien différentes se sont la même semaine mobilisées, et inclinées, qu’on put dire d’abord du haut, puis du bas. L’hommage à l’académicien multiplia les références à un supposé archétype français, sorte de génie national fait d’espièglerie, de gentillesse et par-dessus tout d’esprit (valeur incontestable autant qu’impénétrable)… La foule autrement considérable qui suivit à la Madeleine Johnny acclamait quant à elle autre chose, un lien charnel voire brutal pétri d’énergie vitale, l’affirmation musclée d’une silhouette et d’une voix éloquentes, l’évidence d’un grand corps peu soucieux des raffinements d’une culture sussurée ni des ronds de jambe d’un petit marquis.

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Puis-je confesser ici n’avoir trop aimé l’un ni l’autre ? De Jean d’Ormesson, archétype peut-être de l’écrivain médiatique ou du « bon client » pour plateaux d’Apostrophes, très peu sans doute restera ; comme l’a remarqué Thomas Clerc dans un article de Libération, on reconnaît une œuvre aux commentaires (sans fin ?) qu’elle suscite, or celle-ci n’en entraîne aucun, surtout pas dans cette édition Pléiade de complaisance dont Gallimard gratifia pour finir l’académicien. Quant à Johnny, je n’ai assisté qu’à un seul concert, au Summum de Grenoble : dès l’entrée, les enceintes imposantes qu’il fallait contourner déversaient en direction du public une quantité de watts ou de décibels qui agressaient physiquement le thorax, et tout le show fut à l’avenant : grandiloquence des entrées de scène, machine à écraser nos yeux et nos oreilles… Un ami croit bien faire, en ces jours de deuil, en me postant une vidéo où le chanteur exécute « Tennessee » ; mais cette chanson intime, à l’évidence bien faite pour nous toucher, il nous l’assène face au public d’un quelconque stade où doivent se presser plusieurs milliers de fans ; à ce niveau, la performance est défigurée, tous les effets surlignés, vulgarisés. Comme pour une presse adepte des gros tirages, l’intériorité, une certaine délicatesse du style ou finesse des sentiments sont incompatibles avec cette échelle de diffusion. Celui qui veut plaire au grand nombre ne peut qu’enfler sa voix et sa gestuelle, marteler, ou jouer au rouleau-compresseur…

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Cette commémoration jumelle est intéressante dans la mesure où les commentateurs (et les participants) voulurent en faire un grand moment de représentation : chaque figure incarnait, selon eux, deux morceaux bien distincts mais identifiables de « la France ». J’étais alors distrait moi-même de ce double événement par un colloque de trois jours que nous tenions, à Paris, sur et avec François Jullien. Mais je songeais que ce dernier venait justement de publier, aux Cahiers de l’Herne, une plaquette intitulée Il n’y a pas d’identité culturelle. C’est en vain qu’on chercherait à nous enclore, nous suspendre à quelque ineffable entité, ou identité : quelle serait celle de l’Europe, qu’on chercha un temps à inscrire en préambule à sa constitution ? La religion judéo-chrétienne ? Ou au contraire les ferments de libre-pensée et d’athéisme qui nous traversent, nous travaillent ? Une identité ne doit-elle pas demeurer en mouvements, en écarts voire en négation d’avec soi-même ? En dé-coïncidences, pour citer le dernier titre publié par François ?

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FJ le vendredi 8 décembre à l’ENS-Ulm

Nous rêvons d’identifications (forcément idéalisantes), nous nous projetons dans quelques figures tutélaires mais ces rêves, au lieu de nous donner de l’essor, tendent peut-être à nous circonscrire, à nous simplifier. Le miroir de nos chers disparus peut bien un temps nous retenir, mais attention ! Ne pas s’y pencher trop longtemps, ne pas s’y chercher soi-même sous peine de crampe, de fixation…

2 réponses à “Cherche figure nationale désespérément”

  1. Avatar de thomas
    thomas

    quand on pense que ç’aurait pu être ce brave Gerra! ça aurait achevé Drucker, une pierre, deux coups!

  2. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Bonjour aux passants de ce blog. Et spécialement à vous cher Daniel Bougnoux …
    En ces jours, j’ai pensé à vos petites filles et à leur si courageuse maman. Je préfère que le souvenir de  » nos chers disparus  » nous portent dans la complexité de chacun : vaillance, fragilités. Mais où ressortent toujours les tendresses partagées. Pourquoi parlez-vous de fixation ? On n’efface rien. Sans doute faut-il composer passé et présent ! Rude tâche …

    L’éloignement d’un Johny … la perte d’un d’Ormesson ? Bof …

    Je retiens l’écho du courage , voir de l’humilité que j’ai pressentie de l’un et l’autre à l’approche de la mort. Mêmes yeux bleus … Pourquoi tant de bruits festifs ? Un ami m’apporte « Guide des égarés  » de notre académicien. De quoi picorer sans prise de tête.

    Ils ont voulu un passage par l’Eglise. Qu’en retenir ? Quelques paroles d’Espérance , de paix. Bonnes à entendre …

    N’importe ça me renvoie à ce temps de l’existence si longue, si courte.

    Pour l’heure, j’apprécie le calme de ma maison. Veillant avec sérénité sur les dormeurs du lieu. Un bonheur de ces heures dernières : hier, il y avait un ciel d’azur comme j’ai pu le voir à un autre Noël à Vence. Et déjà quelques promesses au jardin où pointent jonquilles, narcisses. Je sais que pour les tulipes, il me faudra attendre.

    Une vie bonne, simple. Surtout sans foie gras ni crustacés qui m’encombreraient l’estomac …

    Cordialement à tous avec le goût d’un café odorant

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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