Je viens de voir à quelques jours de distance trois films qui pour moi se répondent, où se croisent sur la difficile, sur l’essentielle question des représentations de la violence, de la violence extrême. Les rapprocher ici pourra sembler hasardeux, essayons tout de même, car la chose à dire n’est pas facile, mais elle tourne dans la tête.
Le plus fort, vu en dernier, ne se laissera pas de longtemps oublier : The Act of killing (qui ne passe plus à Paris que dans très peu de salles, à des horaires irréguliers), est un film qu’on peut juger atroce, incongru, et pourtant tellement habile, et stupéfiant dans ce qu’il montre. Tourné au nord de Sumatra par Joshua Oppenheimer autour de 2008, il interview quelques acteurs du génocide indonésien de 1965-1966 (qui fit un million de morts), donc quarante années après, et s’attache particulièrement à un certain Anvar Congo, qu’on voit d’abord danser sur les lieux de torture et d’assassinat, expliquer comment avec un fil de fer de son invention il décapitait à la chaîne ses ennemis (et en refaire la démonstration sur un camarade pas très rassuré), après quoi nous suivons le même, grimé, dans la reconstitution d’un interrogatoire « musclé » où il joue la victime, scène qu’il revisionne avec une jubilation telle qu’il convoque devant sa télé ses deux petits enfants endormis, « venez voir comment on torture Papy… », tout cela fièrement, gaîment, en famille et avec entrain.
C’est lui encore qu’on voit, avec quelques autres génocideurs désormais obèses, participer à une émission de télévision où la jeune présentatrice, très à l’aise, les questionne sur la façon dont ils ont débarrassé le pays des Chinois et des « communistes », en les remerciant d’avoir fait ça si vite et si proprement ; à la console, quelques journalistes semblent ne pas partager l’euphorie du plateau, « Tu crois qu’ils ont des remords ? – Je crois surtout qu’ils se sont bien remplis les poches ». Car comme déclare un tueur obèse dans un autre entretien pour résumer en deux mots les opérations, « relax and rollex »…
Tous traitent le réalisateur Joshua Oppenheimer (« Josh », souvent interpellé à la cantonade) comme un complice, sans mesurer à quel point le film qu’il tourne est dévastateur. Le comble (de la bêtise et de l’autosatisfaction) semble atteint quand, emportés par l’émulation, leur équipe de branquignols lui propose de reconstituer par un petit film dans le film la destruction d’un village : les anciens chefs rassemblent des femmes et des enfants, leur enjoignent de jouer sans retenue les scènes de pillage, de viol et de destruction et allez-y, top moteur ! Dans la fumée des paillottes incendiées ou la confusion des corps qu’on traîne, les femmes et les enfants n’ont pas supporté le « jeu », ils hurlent leur traumatisme après l’enregistrement sans croire les gros hommes qui les réconfortent, « Arrête c’est fini, tu pleures parce que tu as trop bien joué… ». Imagine-t-on la division das Reich, quarante ans après Oradour, parader ainsi devant les caméras ?…
La cruauté extraordinaire de ce film est de nous montrer l’étrange dénégation de cette cruauté du côté des bourreaux, dont la vieillesse renforce le cabotinage, même si nous les voyons s’interroger fréquemment, en s’inquiétant de savoir si ce film ne va pas nuire à leur « image » ; celle-ci semble surdéterminée, dans leurs esprits d’oiseaux, par leur attachement à l’organisation paramilitaire « Pancasila », exécutrice des basses œuvres du régime et qui s’impose effectivement en inspirant la terreur. Nous voyons ses adhérents en tenue léopard orange parader, acclamer ses chefs et jurer fidélité aux « gangsters » – un mot qui revient souvent dans ce film où il est pris en très bonne part : gangster nous explique l’impayable Anvar Congo, ça veut dire « homme libre »… C’est-à-dire par exemple trafiquant de places de cinémas ou d’alcool, ou racketteur de commerçants chinois, comme nous le voyons faire avec ses comparses. Tout ceci ouvertement, avec cette bonne volonté baptisée par Kant « ce qu’il y a de meilleur au monde »…
La fin du film montre chez son principal protagoniste l’amorce d’une prise de conscience : sur la même terrasse où d’abord il dansait de fierté et de joie au souvenir des victimes réunies en tas, nous le voyons revenir pour hoqueter et vomir. Effet cathartique du tournage, et remords tardif ? Cette région de Sumatra n’est manifestement pas prête pour l’autocritique, les « lieux de mémoire » ni la reconnaissance du crime ; la musique et une reconstitution sirupeuse, au pied de la cascade, jouent au contraire pour finir et comme pour solde de tout compte la scène inouïe, toute en sourires et flonflons, d’une « victime » passant au cou de son bourreau une médaille pour le remercier de l’avoir délivré de la vie. Ces noces grandguignolesques du kitsch et du génocide captées par Joshua Oppenheimer font de ce film la contribution la plus forte, la plus originale à cette tâche toujours à reprendre : comment penser sans l’édulcorer la violence de l’Histoire, comment la représenter, ou nous en inculquer l’horreur, pour atténuer son éternel retour ?
Car tout ceci bien sûr évoque la grande figure d’Hanna Arendt, et sa thèse de la « banalité du mal » placée au cœur du film de Margarethe von Trotta. Thèse qui, comme le film qui lui est consacré, ne rencontre pas que des adeptes ! On se représente mal aujourd’hui (où la pensée d’Arendt fait consensus) le tollé d’indignation soulevé par son reportage sur le procès de « Eichmann à Jerusalem », et c’est même la principale découverte de ce (beau) film : la stigmatisation incroyable dont fut victime la philosophe, traitée de chienne nazie ou collabo par ses coreligionnaires… Et le courage tranquille qu’elle leur oppose : nous y voyons Hanna fumer (beaucoup trop), faire cours avec entrain, penser renversée dans son canapé ou revenir taper à la machine… Comment représenter sans ennui au cinéma la ou le penser ? Ce film je crois y parvient, et c’est son principal mérite ; l’excitation d’un voyage, de l’article à remettre, les discussions acharnées (et bien arrosées) entre collègues, l’encouragement à persévérer et creuser davantage, né du découragement même, les amis qui se détournent et vous lâchent, le retour du maître vénéré Heidegger (fort bien croqué) pendu au bras de son ancienne amante qui lui demande des comptes en l’entraînant dans la forêt…, tout cela participe d’une vie intérieure, d’une passion de comprendre dont nous ne voyons que les bouillonnements et les anecdotes de surface. Car la penseuse Arendt fut aussi une ménagère allemande souffrant de son émigration, une amante, l’épouse dévouée de « Frimousse » et un très bon prof que ses élèves soutiennent avec dévotion contre les trustees ou les arbitres du Collège.
On voit aussi, incrustés dans le film, les extraits vidéo montrant Eichmann dans sa cage de verre, ses mimiques tatillonnes, les notes qu’il prend nerveusement pour chipoter l’accusation. Et l’on se dit que la thèse de la « banalité du mal » sans doute s’applique bien à ce personnage de fonctionnaire zélé, rouage d’une machine qu’il se refusait à penser dans son ensemble. « Thoughtlessness », résume Arendt pour caractériser sa monstrueuse psychologie : celui-là s’interdisait d’imaginer les conséquences de ses actes, se contentait de penser menu et jamais au-delà d’une tâche strictement délimitée, et toujours correcte. D’ailleurs dénué d’idéologie ou de passion particulières, peu porté sur les caricatures antisémites et la haine dont se nourrissaient les nazis. Le moteur du génocide, propose Arendt, n’était donc pas dans une initiative ou une adhésion positives mais, dans le cas d’Eichmann et de beaucoup d’exécutants à sa semblance, il résidait plutôt dans une démission centrale, un refus d’examiner, un vide de l’empathie ou de l’affectivité, ingrédients de la « pensée ». Thèse en effet déconcertante voire scandaleuse, car elle désanthropomorphise le mal si l’on peut dire : nous nous complaisons à imaginer celui-ci produit par des volontés positivement mauvaises (ou des passions négatives comme le sadisme ou la haine), alors qu’il n’est peut-être causé, le plus souvent, par rien sinon la négligence, la paresse intellectuelle, une effrayante passivité. Il est évident que cette « explication », si forte et sans doute pertinente dans le cas d’Eichmann et de ses semblables, ne s’applique aucunement à ceux qui font parade de leurs crimes, jusque dans leurs hilarantes (pour eux) séances de reconstitution. Deux films donc, bien différents mais qui tous deux donnent fortement à penser.
Le troisième n’a rien à faire ici. J’y songe pourtant, tellement The Grandmaster m’a impressionné par son rêve de perfection formelle, de hiératisme glacé dans le traitement, justement, des combats. L’esthétisation absolue de la violence, l’élégance comme art de vivre et de porter des coups, ne peuvent que fasciner. Plusieurs amis me détournaient de voir ce film glacé, purement décoratif ou réputé « sans âme », dénué de toute exploration psychologique, loin des conflits proprement humains ou terre-à-terre : nous sommes d’un bout à l’autre de ces images plongés par elles dans une sublimation exagérée de notre condition ; nous n’avons droit, par cette éblouissante introduction aux différents arts martiaux, à aucune de nos passions ordinaires, rage, peur, désir sexuel… Soit, mais cela aussi arrive par la grâce du cinéma, art du montage, du mouvement tourbillonnant et de la bonne distance : Wong Kar-wai vise une perfection visuelle des corps et des gestes qui n’est pas de ce monde humain trop humain, il cadre en gros plan des visages indéchiffrables, il nous invite à faire un grand saut dans le rêve pour changer l’extrême violence en chorégraphie. Les gouttes de pluie y effacent les larmes, les cris ponctuent le devenir hiéroglyphique des silhouettes, le combattant qui meurt semble s’incliner dans un dernier salut de scène.
Je n’avais pas trop aimé In the mood for love, malgré le concert d’éloge qui salua cette romance ; The Grandmaster a plus d’ambition, de classe ou de hauteur, c’est un film à prendre entier ou à laisser, un bloc finement ciselé, un défi à toutes nos lourdeurs physiques, sentimentales ou mentales. Quand l’adversaire fermement planté sur le sol croise devant nous ses mains en dessinant chaque doigt, nous nous posons la question finale articulée par Tony Leung-Ip man dans un dernier regard à la caméra : « Et vous, quel est votre style ? ».
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