De passage à Paris, j’étais la semaine dernière l’invité de Daniel Mesguich pour une représentation du Souper, pièce assez connue de Jean-Claude Brisville (puisqu’en 1992, Edouard Molinaro en tira un film avec Claude Rich et Claude Brasseur) et qui, je crois, constitue pour Daniel et son fils une reprise.
J’avais, voici deux ans, chroniqué ici même sa mise en scène de L’Entretien de Mr Descartes avec Pascal le jeune (pièce du même auteur), où Daniel tenait le rôle paternel de Descartes et son fils William celui d’un bouillant Blaise Pascal, véritable jihadiste de Port-Royal… Le même dénivelé réjouissant s’observe dans cette nouvelle réalisation, où un Talleyrand quelque peu cynique et revenu de tout, mais combien raffiné ! affronte un Fouché indéracinable ministre de la police, et actuel chef du Gouvernement provisoire, particulièrement méfiant et récalcitrant ; ce dîner qu’il lui offre chez lui, en son hôtel Saint-Florentin, a pour but de le convaincre, non sans peine, d’aller faire ensemble dès le lendemain allégeance à Louis XVIII.
Les deux hommes ne jouent pas à armes égales, et une relation père-fils colore ici encore leur différence d’âge, et de condition : le Prince de Bénévent, corrompu notoire et traître à tous les régimes, se pique d’inculquer au duc d’Otrante, régicide et complice des atrocités révolutionnaires, quelques manières plus dignes de son rang – à commencer par l’art de déguster un vieux cognac. Leur discussion est des plus serrées : en quelques heures car le temps presse, il s’agit de savoir quel gouvernement choisir pour la France. Le formera-t-on autour des Bourbons restaurés (selon le souhait de Talleyrand), ou d’une République (rêvée par Fouché) devenue fort improbable, étant donné l’occupation de la patrie par les coalisés vainqueurs à Waterloo, bien décidés à imposer le retour de la monarchie ?
Les deux convives ont tout pour se détester mais, comme plaide Talleyrand, ils sont condamnés à s’entendre et à se partager les portefeuilles (lui aux Affaires étrangères, Fouché à la Police) : toute l’action se résume donc à amener en deux heures de temps le cadet méfiant et récalcitrant sur les positions de l’aîné, pour conduire à la scène triomphale (décrite par Chateaubriand mais qui demeure ici hors-champ), le lendemain 7 juillet 1815, d’un Talleyrand escortant Fouché pour faire allégeance auprès du roi podagre, rentré de Gand dans les bagages de Wellington. « Tout à coup une porte s’ouvre, entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, Monsieur de Talleyrand soutenu par Monsieur Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît », écrit dans ses Mémoires d’Outre-Tombe le vicomte, présent à Saint-Denis où il assiste horrifié à cette collusion contre-nature des trois grands personnages…
Daniel Mesguich
Le texte de Brisville est étincelant de trouvailles, de rouerie cocasse, de sous-entendus grinçants. Mais sa diction par de tels acteurs se trouve rehaussée par le dispositif d’un souper aux mets des plus raffinés ; le spectateur ne peut juger de leur saveur, mais il goûte pleinement le plaisir de bouche des mots qui ne cessent de fuser, au-dessus des plats ; nous prenons à ce Souper un plaisir pleinement oral, souligné par le raffinement du jeu. On connaît Daniel Mesguich pour la qualité de ses dictions, un exercice qu’il multiplie ici et là avec un plaisir suprême : au Théâtre du Rond-Point voici quelques années, il avait consacré une représentation entière, Phasmes, à la récitation d’auteurs divers sans autre décor que la voix. Comme pour nous rappeler que la mise en scène commence avec la mise en bouche, gourmande, des textes.
William Mesguich
Or cette même oralité triomphante, qui fait le plaisir d’un souper ou d’une conversation ciselée à l’extrême, soutient particulièrement le pouvoir du diplomate, ou du ministre : l’art de gouverner est d’abord celui de choisir et manier les mots. A bon escient. Avec des formules qui, comme au fleuret, fassent mouche. Ce duel reconstitué par Brisville, secondé par Mesguich père et fils, nous donne donc d’abord une délectable leçon d’élocution, très bienvenue en ces temps d’abaissement de notre langue humiliée tous les jours dans la littérature, le journalisme ou l’exercice de la pensée. Plusieurs sans doute trouveront ce spectacle anachronique, voire désuet : c’est que la langue ne connaît pas souvent pareille fête, sur nos scènes, dans nos livres ou sur nos écrans, nous en avons perdu le goût, l’exigence. Fallait-il Waterloo et un Paris occupé, où la populace gronde, pour que l’esprit plus que jamais crépite, comme si la boue des charniers, la cautèle et la fourberie lui donnaient un nouvel essor ? Ces deux-là au moins, comme disait Sieyes, auront conservé durant ces temps difficiles « le talent de vivre », et d’opposer à la guillotine et au risque d’assassinat le formidable rempart d’une parole salvatrice.
Arrivés Odile et moi à la porte du Théâtre de poche une heure trop tôt, nous y sommes tombés sur Daniel qui regagnait sa loge avec un fort début de grippe : pas question de nous toucher, nous nous tenions à respectueuse distance, en lui souhaitant malgré tout de contenir son mal le temps du jeu. Or sur scène, à notre surprise, son interprétation de Talleyrand ne s’en trouva en rien affectée : les arabesques de la voix, les séductions du sourire et des mains offrant un verre ou un plat à son dangereux commensal ne trahissaient nullement la grippe, sinon peut-être des yeux brillants, mouillés de fièvre comme pour mieux rehausser sur ce visage poudré la vivacité de l’affrontement. Merveilleux acteur, capable de retourner en force, le temps de jouer, ce qui une heure avant l’empêchait presque de nous parler !
Anachronique, ce spectacle ? Je ne sais où vous portent vos goûts au théâtre, mais si le resserrement d’une action (politiquement décisive) sur le seul fil de la parole, si les replis de la haine sous les falbalas d’une exquise politesse, ou l’essor malgré tout de l’esprit planant sur les ruines d’une désastreuse époque suscitent votre curiosité…, courez à ce Souper interprété par deux maîtres d’un carnassier persiflage. Mesguichissime !
Le Souper de Jean-Claude Brisville au Théâtre de Poche Montparnasse, jusqu’au 4 mars.
Laisser un commentaire