Un beau mensonge nommé Shakespeare ?

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J’ai eu le plaisir, jeudi 1er février, de clôturer à France culture une série de quatre émissions de Matthieu Garrigou-Lagrange, « La Compagnie des auteurs », consacrées à Shakespeare. Ce dernier volet traitait des filous et des imposteurs dans son œuvre, dont parlait à mes côtés Pascale Drouet, de l’Université de Poitiers, avant que je n’intervienne pour proposer un tour d’écrou à ce thème, ou passer des personnages à leur géniteur : oui, la forgerie et la mystification (dont parla fort bien Gisèle Venet dans l’émission du lundi) sont partout dans cette œuvre, à commencer par l’identité même de son auteur, à mes yeux controuvée et bien digne d’être réattribuée.

« Deux choses, écrivait à peu près Freud en 1922 dans une lettre à Eddington, sont susceptibles de me faire perdre la tête, la question de l’occultisme, et celle de l’identité de Shakespeare » ! Notre affaire s’avère passionnelle ; je ne dirai pas avec Joyce qu’elle attire comme un terrain de chasse les cinglés (ce ne serait pas gentil pour Freud), mais qu’elle dresse les unes contre les autres des croyances irréconciliables, ou non-négociables. Combien la croyance peut fausser un caractère ! J’essaie depuis trois années et la publication d’un ouvrage, Shakespeare, Le Choix du spectre, d’approfondir le soupçon freudien sans perdre la tête ni renier ma culture de philosophe, en faisant quelques pas au-delà de l’article de foi ; il convient pour cela de rappeler quelques faits susceptibles de rendre notre question discutable. Pourquoi ce soupçon, né pour moi de la lecture du livre de Tassinari (abondamment commenté sur ce blog et traduit depuis aux éditions du Bord de l’eau sous le titre John Florio alias Shakespeare), n’est-il pas davantage pris au sérieux par les spécialistes de notre auteur ?

Les Stratfordiens, comme on nomme les partisans de l’attribution orthodoxe, nous accusent (Tassinari et moi) de snobisme : nous répugnerions à admettre qu’un fils de gantier, faiblement scolarisé et dont la femme et les deux filles demeurèrent largement illettrées, ait pu signer pareille œuvre. Un réflexe de caste ou de classe nous interdirait d’accorder du « génie » à un provincial un peu bouseux. Certes, les exemples de génies de basse extraction ne manquent pas et Olivier Barbarant, présent à l’émission, m’opposait hors antenne celui de Rimbaud ; c’est oublier que ce jeune prodige avait, durant ses années de collège, longuement limé des vers latins ; et que le poète n’assemble que des mots. Une parfaite création peut surgir apparemment ex nihilo dans l’ordre des mathématiques ou de la musique, qui travaillent sur des structures fermées, voire en poésie qui ne réclame pas une documentation trop étendue. En revanche, un monde de l’ampleur psychologique, sociale, politique, linguistique, culturelle…, tel qu’il nourrit les pièces dont nous cherchons l’auteur supposait des informations livresques étendues, autant qu’une expérience de première main. Je repousse donc l’accusation de snobisme en renvoyant à nos adversaires celle d’idéalisme : vous croyez à l’existence sui generis du créateur, sans assez considérer les contraintes des apprentissages par lesquels leur auteur dut nécessairement en passer. Ce point constitue le fond du problème, ou le pivot de la dispute.

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La couverture du livre (en anglais)

de Lamberto Tassinari

Les Stratfordiens rétorquent en nous opposant la carte joker des « années perdues » – ce trou dans la biographie de Shakespeare qui lui aurait permis, au cours des années 1580, l’acquisition de vastes connaissances. Feront-ils tenir dans cet intervalle de quoi métamorphoser un petit provincial en érudit et parfait connaisseur de la cour ? Ces fameuses impénétrables années, si pratiques pour expliquer l’éducation de notre jeune homme, livrent à la demande des voyages sur le continent et un apprentissage accéléré des langues, une charge de clerc de notaire, ou de précepteur, à moins qu’on ne tire de ce chapeau un passage par l’armée, par l’imprimerie ou la marine à voile… Les « années de formation » de Shakespeare relèvent un peu trop de la prestidigitation.

J’aurais été moins réceptif à cette enquête (d’abord conduite par Tassinari) si Aragon, Derrida ou Borgès n’avaient réveillé en moi un soupçon touchant les assignations de paternité trop sûres d’elles ; et si les enquêtes médiologiques ne m’avaient habitué à chercher sous les créations prestigieuses de l’esprit les conditions bassement empiriques de sa production. La signature du Shakespeare officiel se trouve depuis longtemps contestée ; sans remonter à Delia Bacon, pleine d’intuitions mais à la méthodologie pour le moins erratique, les anti-stratfordiens peuvent se réclamer d’un courant de recherche, ou de suspicion, qui englobe les noms eux-mêmes prestigieux de Mark Twain, Henry James, Sigmund Freud, Charkes Dickens ou plus près de nous Borgès… Ces références devraient retenir les défenseurs de la doxa de nous traiter d’attrape-gogos ou de charlatans. Contestons-nous au Shakespeare officiel son trône pour le plaisir d’abattre une idole, ou de voir partout des complots et des conspirations ? Formuler un pareil doute nous confond-il avec les amateurs d’OVNI ou, pire, les négationnistes du 9/11 ? Prenez-le de moins haut,  crédules Stratfordiens, car nous avançons vous et nous sur un terrain mouvant, fertile en mirages et en pièges. Le nom même de Shake-speare, qui sonne comme un pseudonyme, branle et demande à être ébranlé, ou mieux scruté.

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Comment « un Shakespeare » est-il possible ? Les esprits de cette envergure naissent-ils avec la rosée ? L’abîme semble énorme entre les pauvres anecdotes ressassées sur la vie du Barde et ce que l’œuvre nous donne à lire. Le Shakespeare officiel dont vous rapiécez le mannequin ne semble pas avoir joui d’une personnalité littéraire, et il n’entretint aucune correspondance avec des esprits éminents de son temps ; on ne le suit, vaille que vaille, qu’à travers ses querelles de bornage, ses prêts à taux usuraire et les embellissements de sa maison de Stratford où il mourut en bourgeois enrichi. Toute biographie du Barde reconstitue le brontosaure, six osselets pour six tonnes de plâtre (ironise Mark Twain)… Et pour raccorder cette vie à cette œuvre, les plâtriers continuent de s’en donner à cœur joie. Ils auront beau faire, le médiocre affairiste de Stratford et « Shakespeare » furent à l’évidence deux personnes distinctes, out of joint ; emboîter à toutes forces l’un dans l’autre ne façonne qu’un monstre.

J’avançais donc dans mon livre, comme je le rappelais au micro de FC, qu’il faut pour écrire, pour penser ou pour imaginer quelques outils bien tangibles tels que, dans le cas du Barde, la consultation assidue d’une large bibliothèque, chose rare à son époque et réservée aux Grands ; la fréquentation de la cour et, justement, de ces Grands ; mais encore une connaissance inhabituelle des langues et notamment de l’italien (dix-sept pièces de Shakespeare sont situées dans la péninsule, si l’on inclut Le Songe d’une nuit d’été où la « petite Athènes » désigne Sabionnetta, et Mesure pour mesure où Vienne est mis pour Ferrare) ; une intimité passionnée avec l’Ecriture sainte ; une connaissance raffinée de la musique et de quelques autres arts chers à la noblesse (escrime, danse, équitation, fauconnerie, chasse, etc.), plus quelques ingrédients encore tellement cette œuvre encyclopédique résume à sa façon toute la culture de son époque. Si Shakespeare fait jusqu’à aujourd’hui travailler autant de scholars, ne dut-il pas être lui-même un fou de savoirs et de langues, un super-scholar dont l’œuvre donne tout ce fil à tordre et à détordre à des générations d’acteurs, de traducteurs et de savants ?…

Qui donc avait les talents, les ressources de langues et de livres, ou d’une façon générale l’appétit de culture pour signer de pareils textes ? Le dénivelé abyssal, irrattrapable entre la vie connue du bourgeois enrichi de Stratford et l’œuvre qu’on lui prête crève les yeux. Cet écart vous paraît négligeable ? Récapitulons, et peut-être numérotons, en tentant de nous maintenir au plan (glissant ou si vite abandonné) des faits. Je propose les dix points suivants comme l’embryon d’un pense-bête ou d’une charte pour mieux cadrer les débats à venir.

(à suivre)

2 réponses à “Un beau mensonge nommé Shakespeare ?”

  1. Avatar de nathalie
    nathalie

    Bonjour, un livre est arrivé à la rédaction à votre attention. Pourriez-vous nous indiquer votre adresse personnelle à l’adresse : lecteurs.lacroix@bayard-presse.com .
    Merci !
    Nathalie

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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