La fête de la Saint Valentin (14 février) pourrait être l’occasion d’examiner, à l’intention de tous ceux qui s’éprouvent amoureux, quelques implications de la déclaration « Je t’aime ». Comment entendre le verbe aimer, qu’on peut trouver bouleversant autant qu’intrinsèquement confus, par quels verbes le remplacer ? Tentatives de traduction.
La rencontre de Pétrarque et Laure
Partager
Aimer, c’est partager, un goût, une envie, une culture, des amis… On brûle d’entraîner l’autre sur son propre terrain – celui d’avant, qui en sera bien sûr modifié. De lui faire lire les livres, regarder les films, écouter les musiques, rencontrer les personnes, traverser les paysages, visiter les pays… depuis longtemps élus mais demeurés un peu privés, comme pour obtenir une ratification de mes propres choix, mais surtout leur développement dans le système interprétatif de l’autre. Que deviendront mes Aragon, Segalen, Wagner ou Venise transposés dans ton monde ? Comment cela va-t-il te modifier, et transformer ces œuvres ou ces lieux en retour ? Je serais blessé sans doute par un désaveu, ton manque d’intérêt me toucherait au plus vif, et en même temps me forcerait à plaider autrement certaines causes. « Des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter » ? Quelle erreur, nous ne faisons à longueur de temps que cela, si l’on veut bien admettre qu’une discussion ne vise pas une démonstration, mais s’apparente plutôt à une sorte d’escrime, ou à la bataille navale des enfants qui alterne les « coups dans l’eau » avec les « touchés ». Par mes goûts j’espère follement te toucher, multiplier les tiens qui me développeront en retour ; nos préférences sensibles, nos mondes charnels sont les moules de nos corps dont nous exigeons qu’ils s’épousent, qu’ils s’emboîtent. Et en effet, cela marche assez souvent ; je découvre avec ravissement en inspectant ta discothèque que tu adores les poèmes d’Aragon chantés par Jean Ferrat, que ton excellente mémoire peut me les réciter, et que tu en connais même plus que moi ! Mais tu ne savais rien de Marc Ogeret, que nous écoutons maintenant ensemble. Depuis que je te connais, j’ai moins envie de me rendre seul à une exposition, un film, une réception, je n’y trouve de plaisir que partagé.
Pierrot le Fou (1965)
Donner
Aimer c’est se donner. S’abandonner à l’autre au point de devenir sa chose ? Les amants vont parfois assez loin sur cette voie du chavirement : « Fais de moi ce que tu voudras » s’écrie, à bout de résistances et de dénégations, Fiordiligi à Ferrando dans Cosi fan tutte de Mozart, un acte de reddition que la musique sublime. Cet abandon n’est pas tout-à-fait sans réserve, nul ne se donne jamais entier. Mais les dépenses matérielles comptent peu dans cette économie nouvelle de la passion ; des biens auxquels l’individu d’avant tenait tant sont fondus au service du lien. On ne fait plus les comptes, l’amoureux se montrant d’une folle générosité – puisque ce don est aussitôt payé de retour dans une communauté fusionnelle qui distingue mal le donneur du receveur. Plus on donne et plus on reçoit ; faire le bonheur de l’autre suffit à nous combler en retour de bonheur. En abondant le fonds de ce nous, chacun se fortifie soi-même.
Se confier
Ou s’en remettre à l’autre par un geste émouvant où chacun, toute défense abolie, demande à être accueilli dans cette relation, cette arche qui le dépasse. Il n’y a pas d’amour sans cette confiance éperdue, qui est sans doute sa marque la plus irrécusable – l’amitié ou les relations des jeunes enfants aux parents développant aussi, moins nettement peut-être, cette confiance primaire du nourrisson comblé dans les bras de sa mère. Ne confondons pas cependant la Saint-Valentin avec la Fête des mères ! L’amour, pour régressif qu’il soit, met en présence deux adultes qui se parlent, s’embrassent et entretiennent des relations intimes qui mêlent étroitement les cinq sens avec la parole. Les mélanges de la chair manifestent irrécusablement cette demande d’accueil où prendre c’est être pris, où l’actif et le passif se confondent et basculent l’un dans l’autre. Mais se confier comporte un autre sens, purement oral ou verbal : faire à l’oreille de l’autre un récit de soi qui va jusqu’à la confidence intime ; distiller, égrener cet épanchement qui tisse le grave au futile, où les petits riens et les rires se mélangent aux aveux.
Danaé du Titien au Musée de l’Accademia
Recevoir
Ta présence est un présent (bonheur de la langue française), un cadeau que la vie une fois nous a fait et qui revient chaque jour. Je t’accueille autant que tu m’accueilles, nous nous faisons mutuellement, par notre désir en miroir, le présent débordant de ce couple désormais face à face. Et peut-être es-tu plus présente encore quand tu n’es pas là, la présence (le cadeau) n’est pas une affaire de localisation physique, nous savons bien que la distance avive cette évidence que tu y es pour moi comme j’y suis pour toi, où que nous voyagions. Le cadeau de ta présence, c’est que ton visage et chaque partie de ton corps m’envoient constamment des signaux ou des informations : tu ne cesses pas de signifier ou de faire (pour moi) sens, désir, attirance. Et sans doute cela s’affaisse-t-il chez les vieux couples où le signal faiblit. Le désir s’éteint comme on dit, les corps ont cessé d’émettre, ou ne font que répéter le message de l’extinction du message : un message répété s’annule de lui-même, meurt dans le bruit. Entre nous, c’est – depuis quatorze mois que nous vivons plus ou moins ensemble – un orchestre inouï de signaux, de sourires, de mélodies. Chacun provoque sans cesse l’autre à l’expression, les mots ou les gestes les plus anodins donnent prétexte à rebond. Entretien infini du dialogue amoureux où la chose à dire ne passe pas vraiment par les mots, où rien ne sert d’argumenter, de raisonner, à peine de raconter, où nous nous fions toi et moi au caractère inépuisable du murmure, au babil entre nous de cette source.
Appréhender
Aimer c’est s’attendre au pire, trembler à la moindre absence ou retard de l’autre, que lui est-il arrivé ? Soudaine indifférence, fugue, accident ? « Je ne survivrais pas à sa mort, à son départ… », pense facilement l’amoureux. On a tendance à dramatiser tout ce qui peut nous arriver du dehors, le monde n’est pas accueillant à l’amour, les dangers de ce côté-là sont partout. Mais le danger guette au-dedans aussi : on s’effraye d’avoir un jour à moins aimer, de perdre à la longue ou de ressentir avec moins de force cet état délicieux ; par sa propre faute, de ne plus recevoir ou mériter ce cadeau. Si le prix de l’amour tient à une certaine surprise, si tu es pour moi une apparition chaque fois renaissante, combien de temps ce ressort inexplicable de la surprise peut-il agir, vivrai-je encore longtemps à la hauteur de cet événement ? Comment l’entretenir, si par définition une surprise (un charme) ne se programme pas ?
S’isoler
Les amoureux sont seuls au monde ou, disent les psychanalystes, ils le « désinvestissent » (en fuyant particulièrement leur propre monde précédent, trop peuplé de fantômes). L’amour cherche des lieux neufs, on voyage pour ne pas se laisser enliser dans une routine, pris aux retours du monde d’avant ; dans la foule d’une grande ville comme sur une île du Pacifique, on croit pouvoir se dire « nous deux seuls au monde », NDSAM… Virginia Woolf a insisté sur les bénéfices d’ « avoir une chambre à soi », espace du retirement et de la construction personnelle, d’une culture propre. Les amoureux en ont fait un lit à deux, où ils pensent parfois ne faire qu’un, leur couple s’y retire et s’y fortifie, y grandit par la retrempe irréfutable des corps l’un dans l’autre, inlassablement enlacés. Or cet espace de la chambre continue au-dehors de les envelopper ; dans la rue je remarque que tu ne t’es pas bien recoiffée, ou que ta chemise demeure mal boutonnée, mais ce détail sans importance nous fait rire, où te crois-tu ma chérie ? Avec toi encore et toujours, dans tes bras mon amour… Tout ce qui n’est pas notre chambre semble un peu subalterne ; comme dit Claudel d’un couple d’amants, le monde pour eux semble frappé à mort. Devenue optionnelle, la réalité se suspend au bon vouloir de leur attention ; occupés d’eux-mêmes, les amoureux se prêtent au monde, ils le traversent à sauts et gambades avant de retourner – vite ! – à l’essentiel. Là où jadis ils travaillaient, rencontraient des gens, remplissaient une fonction, ils ne font plus que du tourisme, « la vraie vie est ailleurs ».
Revoir le film
Un couple amoureux se repasse inlassablement (ou comme feraient des enfants) l’histoire ou le film des « premières fois » ; avec incrédulité, ils se racontent et recomptent les occasions qui ont mené à leur rencontre, dont ils savourent l’improbabilité. « Tu te rends compte s’il avait fait grand beau, et qu’au lieu de me rendre à ce colloque j’avais choisi de faire une balade en montagne ? – Et moi si cet idiot qui m’infligeait sa conversation ne m’avait pas lâché au moment où tu as traversé mon regard, et que dans cette foule je n’ai plus vu que toi… » Roman d’amour dit-on, comme s’il en était d’autres ! Mais c’est que tout amour est déjà en lui-même un petit roman en formation, en attente de narration, pelote d’un film toujours à débobiner. Les amoureux ont besoin de légende, d’un récit à se raconter en lui ajoutant des variantes, de minimes corrections ; ils sont friands de fétiches, ils aiment donner à l’histoire qu’ils ressassent la forme du cliché. Récit de fondation, petite épopée à usage domestique qui crée d’ailleurs, dans la géographie de ces premières rencontres, une forte hétérotopie : jamais plus la salle de la Richardière, jamais la station de métro Saint-Paul ni la gare de l’Est ne seront des lieux neutres, ou comme avant.
Mosaïque au Musée de Vienne (Isère)
Chanter
Aimer c’est trouver en soi (éprouver) de grandes réserves de chant : on collectionne des chansons, des musiques qu’on se repasse en boucle et qui deviennent un peu « l’hymne national de notre amour ». Depuis que je te connais, Brassens, Barbara, Souchon ou Guy Béart nous accompagnent sous la douche, on chante de joie comme un vase déborde, trop plein de mots et d’élans, de rythmes enfantins ou savants, tous ces refrains gravés du par-cœur… J’aime que tu sois pour moi une sorte de juke-box, il suffit que j’évoque un titre, un auteur pour que tu me le fredonnes aussitôt comme si nos désirs battaient des ailes dans cette chambre d’échos. Comme si la rencontre amoureuse avait besoin de ces harmoniques du chant. Je croyais « connaître un peu la chanson », j’en ignorais presque tout jusqu’à ce qu’avec toi je me remette à chanter.
Frémir
Je suis ému par toi. Et ne sais trop pourquoi. Qu’est-ce qui de toi me touche si fort ? Ta voix ? C’est elle qui m’a d’abord frappé, dans le brassage de cette foule, ton phrasé un peu chanté, posé ou reposé au-dessus du bruit : une voix gaie ou, comment dire ? gravement légère, qui invite à placer la barre de l’échange un peu au-dessus de la tonalité habituelle, dans un air plus rare. Quand tu regagnes la montagne où tu habites, je me dis que ta maison comme ta voix me tirent vers le haut. Ton sourire aussi m’a tout de suite enchanté, tellement il donne ; et, si tu penches en même temps la tête comme tu le fais si bien sous tes cheveux dansants, en coulant vers moi ce regard oblique, je suis subjugué, submergé de tendresse pour toi. Et toujours il y a tes mains, comme elles s’accordent avec les miennes ! Des mains larges et déliées, de paysanne dis-tu en référence à ton jardin, c’est par elles dans le train que notre histoire a commencé. Je n’en finirais pas d’énumérer ce qui m’émeut en toi, tu as le don de briller pour moi (comme, il me semble, pour les autres qui assez souvent te remarquent et nous jettent des regards d’envie) ; briller n’est pas le mot, je suis touché par toi ; plus intimement que par le regard ou par l’ouïe, c’est entre nous une jouissance de la peau, tout de suite réciproque puisqu’au contraire des quatre autres sens on ne peut toucher l’autre sans être touché par lui en retour. Emu donc, mis en mouvement vers toi, polarisé, excentré vers ce foyer de toi qui m’ouvre « la région où vivre ».
En parler
Aimer donne envie de raconter aux autres son amour, de le publier, d’en partager la nouvelle. « Comme tu as changé (depuis que tu es amoureux) » constatent les amis, et cela fait du bien ; on est devenu, qu’on le veuille ou non, une image pour les autres, le signe qu’une vie ne s’enlise pas nécessairement mais peut redémarrer, contrairement à la résignation ou au fléchissement qui guettent bon gré mal gré les vies ordinaires. Et puis, les gens ont trop peu de mots pour l’amour, je suis sûr qu’en parler fait du bien. « Tu crois vraiment ? Tu ne crains pas que raconter tout ça sur ce blog …? »
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T’aimer est, à mon âge, ce qui pouvait m’arriver de mieux, le sais-tu ? Nous en avons tellement parlé… Il me restait à te l’écrire.
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