Dans le cadre d’une opération sur le paysage qui durera quatre saisons, initiée à Grenoble par Laboratoire (sympathique tribu emmenée par Philippe Mouillon et Maryvonne Arnaud)), trois journées de rencontres et de manifestations viennent de se dérouler au Musée de Grenoble, consacrées à « Paysages en mouvement », et plus précisément intitulées « Ça remue ». J’ai eu le plaisir à cette occasion, samedi 3 mars, de m’entretenir publiquement le matin avec Caroline Duchatelet, puis à 16 h avec Chloé Moglia sur leurs propositions respectives.
J’avais fait la connaissance de Caroline au colloque François Jullien de Cerisy-la-Salle, en septembre 2013, où elle présentait deux de ses vidéos. Tout le travail de cette artiste proteste contre le format ou le rythme des films ordinaires, et pourrait servir d’illustration aux Transformations silencieuses de Jullien, puisqu’il repose sur une extrême ou subliminale lenteur. Soit par exemple l’intérieur d’une maison, la nuit : l’écran est d’abord plongé dans le noir, à l’exception d’un infime point lumineux peut-être, qui va s’élargissant, nos yeux accommodent peu à peu sur des formes indistinctes qui se frôlent, vacillent au bord de l’évanouissement avant de se raccorder et de nous montrer, quinze minutes plus tard, une pièce et son couloir vivement éclairés. Le jour s’est levé, sans aucune rupture ni transition palpable dans le si lent, insensible passage des ténèbres à la lumière.
Alors que nos écrans captent la plupart du temps des événements (dont nous sommes harassés), des intrigues ou de grands personnages, les anti-films de Caroline (baptisée dans le programme « cueilleuse de lumière ») s’attachent à l’infime, aux affleurements, au discret, à tout ce qui travaille en amont de nos représentations ordinaires : salutaire antidote au staccato fébrile de notre régime médiatique, ou attentionnel en général. Et très heureuse mise en œuvre de tout ce que les livres de Jullien nous désignent comme le fonds.
Un paysage, argumente Jullien, ne cesse de bouger, même si nous le traitons d’immobile, faute de percevoir au premier regard l’érosion séculaire des crêtes par le vent, la fonte des glaciers, le mitage insidieux des campagnes… Un corps de même ne cesse de se transformer, et particulièrement de vieillir, même si nous ne savons préciser quand « vieillir » a pour nous commencé. Tout état que nous déclarons stable cache un processus, toute situation contient une propension. Caroline tente de mettre sous nos regards ce fonds sensible et paradoxalement remuant, de nous rendre physiquement palpables ces espaces et ce temps de l’entre. De les vivre ou d’en faire quelques minutes l’épreuve, puisque notre perception rendue momentanément difficile nous oblige, tous sens aux aguets, à accompagner le phénomène ou le déroulement de l’expérience sans le secours d’aucune saillance particulière, d’aucun événement qui ferait repère ou rupture. Plongeant à l’infime, Caroline n’enregistre pas des choses ni des objets, mais des moments et des processus.
Musée Hébert, jeudi 1er mars
Sa dernière œuvre, visible ce mois-ci à la fondation Hébert de La Tronche chaque jour à 15 h, est particulièrement frappante. Durant quarante minutes, la patiente vidéaste a posé sa caméra devant l’Annonciation de Fra Angelico au couvent San Marco de Florence. Œuvre elle-même très singulière, dont on dit qu’elle serait incomplète ou inachevée puisque l’artiste n’a pas cru bon de peindre le rayon lumineux (dans certaines toiles surchargé de mots) qui court de l’Ange à la Vierge ; les mains de celle-ci de même, croisées sur son giron dans une posture d’accueil et d’extrême douceur (qui fait miroir à la posture de l’Ange) ne sont pas exactement « finies ». Quoi qu’il en soit, une hypothèse propose que ce rayon de lumière ne manque pas à la fresque, puisqu’il lui vient chaque jour d’un fenestron percé dans le mur de gauche du couvent, de sorte que la nature effectue physiquement, et très naturellement, la parole même qu’il s’agit de montrer : une Annonciation est une énonciation, celle d’une parole ou d’une irruption de lumière fécondantes par excellence.
Cueilleuse d’aube ou de cette lumière, Caroline a donc tenté d’accompagner la naissance de celle-ci, en obtenant de pénétrer nuitamment dans San Marco entre le 24 et le 25 mars (date de l’Annonciation, neuf mois avant Noël) pour y filmer lentement l’événement. Durante quarante minutes et en deux plans successifs, nous assistons à ce très lent travail de la nuit cédant la place au jour, tout en écoutant en bande-son un beau texte écrit et dit par Yannick Haenel pour l’occasion. Et il s’agit en effet de cueillir, ou comme la Vierge d’accueillir : la métaphore jardinière si souvent développée par Jullien nourrit ses études autour de la propension des choses, des transformations silencieuses ou du Tao. Le bon jardinier ne force rien, et il ne va surtout pas tirer sur les plants pour les aider à grandir ; mais il accompagne à propos, il a soin de favoriser et de laisser mûrir un fonds (un réservoir de ressource) selon les occasions ou le temps qualitatif des saisons. Jardiner (le contraire de forcer), c’est faire advenir.
Au début de cette vidéo, le noir est total et nous ne percevons que la voix du récitant, posée sur un tableau latent. Il se trouve qu’on nous avait installés pour notre dialogue, Caroline et moi, dans la salle du Musée qui contient la grande composition de Soulages, d’un noir épais, labouré et brossé à larges traits ; même dispositif très propice à laisser sourdre la lumière, à révéler l’éclat secret du noir, la discrète blancheur des ténèbres. C’est bien le cas de nous remettre, avec Jullien, sur la voie du Tao à travers cette définition, « Trop fin pour qu’on le voie, trop subtil pour qu’on l’entende, trop ténu pour qu’on le touche »…
Samedi 3, devant la grande toile de Soulages
Cette nuit ou ce noir travaillent, comme on dirait du bois, ou Freud du rêve dans sa théorie du « Traumarbeit ». Peut-être l’ouïe, sens ambiant plus que notre regard, est-elle mieux apte ici à saisir ce travail, magnifiquement évoqué par Baudelaire – « Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche ». Il est très émouvant, à la fondation Hébert, de vérifier comment la lumière par touches infimes se dépose sur l’écran et suscite la fresque, comme fit le moine-artiste appliquant ses couleurs à l’ocre du mur. Genèse chaque matin du monde renouvelée, et accomplissement de la parole divine, ou de l’Ange dont la promesse se confond ou se superpose ici avec la venue du jour. De sorte, comme prononce superbement Haenel aux derniers mots de son commentaire, que « l’espace est maintenant entièrement éclairé. L’Annonciation a eu lieu ».
Horizon, par Chloé Moglia
Pourquoi rapprocher la proposition artistique de Caroline et celle de Chloé Moglia ? A trois reprises durant ces journées du Musée, Chloé a escaladé une perche haute de six mètres, posée dans le Patio, pour y faire durant une petite demi-heure des suspensions ou évolutions à main nue, prenant appui tantôt sur les mollets, les hanches, portée par ses bras… Nous avons souvent, au cirque, frémis d’assister aux performances réalisées à la corde ou au trapèze par de gracieuses jeunes femmes. Mais l’acrobatie en général cherche le spectacle, le temps fort, une éclatante revanche sur la pesanteur et la peur.
Samedi 3, au Patio du Musée (photo M. Arnaud)
Ce qui frappe dans l’anti-performance de Chloé, c’est ici encore la douceur, la propension des gestes, leur lenteur calculée, infiniment retenue. Chacun, en entendant son souffle régulier, retient le sien comme pour l’aider là-haut à ne pas lâcher prise ! Mais le corps de Chloé ne lâche rien, elle-même dira dans notre entretien (également conduit par Philippe Mouillon) qu’en bon plombier de son corps elle pratique en elle les vases communicants, ouvrant et fermant de petits robinets d’énergie au fil de sa fatigue, de l’enchaînement des prises successives… Et sa gracieuse silhouette, pivotant en apesanteur, nous désigne les points cardinaux, à moins qu’elle n’embrasse la lumière des proches verrières, un paysage empli de souffles et de ressources, un là-haut où il ferait bon habiter… Elle a intitulé sa tranquille prestation Horizon.
De nouveau nous arrive une Annonciation, celle du corps fluide, aérien, délesté de ses attaches terrestres. Installée au sommet de sa perche, Chloé a renvoyé au sol l’attache de la corde qui l’y avait menée, comme pour couper le cordon ombilical et bien marquer cette nouvelle naissance, d’un être radieux. Là où l’acrobate du cirque nous montre à grands roulements de tambour une attraction, un tour de force, Chloé nous donne à vivre, à travers ses enchaînements si lents, la propension, la patiente décomposition musculaire du mouvement ; elle nous désigne les passages, les interstices, tout l’ambiant d’un corps dans l’effort. Je songeais une fois de plus, la regardant, à l’étymologie du beau mot de « chorégraphie » ; chôra en grec, c’est l’environnement immédiat d’un corps, son enveloppe vitale ou nourricière qu’on peut donc appeler son fonds : les pâturages et les vergers qui entourent une ville, dans le Timée de Platon ; les ressources de déplacements, de frayages musculaires dont s’entoure chaque corps en mouvement. Suivant les évolutions de Chloé au bout de sa perche, je voyais, je suivais cette écriture ou ce travail de la chôra rendus par elle et d’un seul coup évidents.
« Cueilleuse d’aubes »
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