La toujours jeune, et inventive, revue Multitudes sort son numéro 51, notamment consacré aux « Envoûtements médiatiques ». Cette édition n’a pas eu de chance, le changement d’éditeur, et d’imprimeur, ayant entraîné un retard de six mois dans sa livraison. Mais ce dossier (qui risque d’être moins remarqué que d’autres) attire la recherche critique sur les médias vers des parages mal explorés, voire réputés mal famés : pourquoi, demandent Yves Citton, Frédéric Neyrat et Dominique Quessada dans leur préambule, ne pas considérer notre vie médiatique sous l’espèce d’un médium vital, et assimiler son fonctionnement à une sorte d’envoûtement ?
Il y aurait, autrement dit, une part de magie ou de sorcellerie à la marge de ce que nous appelons (autour de Régis Debray) « médiologie » ; part obscure, excédentaire ou maudite, qu’implique le titre même de notre revue Médium, mais que celle-ci n’assume pas : je n’ai guère vu passer en médiologie de considérations sur la transe, l’hypnose, la communication d’inconscient à inconscient, le spiritisme…, thèmes tabou ou hors sujet.
« Les seuls à utiliser encore le concept de ‘medium’ pour l’être humain, ce sont malheureusement les occultistes », remarquait en passant Peter Sloterdijk dans son Essai d’intoxication volontaire. On peut, à la suite de Peter dans Bulles, associer le médium au nobjet, soit à cela qui dans une relation duelle implique la présence non-confrontative de l’autre, musique pour les oreilles, eau pour le poisson. On s’immerge, on habite, on évolue dans l’élément (le milieu, l’environnement) du nobjet. Et celui qui vit dans la solution – ne comprend pas où est le problème ! Aucun poisson ne fera la théorie d’H2O… Très en deçà de la vision, ou d’une station en vis-à-vis, nos nobjets tendent à glisser hors du champ de conscience ; ils demeurent implicites, enfouis dans le Lebenswelt ou cette sphère vitale primaire qui constitue notre monde propre.
Pour le dire autrement, avec François Jullien par exemple (dans Philosophie du vivre, Gallimard 2010), « la vie » ne se représente pas : fond sous toutes les figures, medium ou foncier… On y placera aussi l’écoumène, mot tiré du grec oikos, notre première maison. Rappelons, dans ces parages, à quel point nos métaphores de la communication sont de l’ordre liquide, on se met « au courant », on navigue sur internet, ou sur les ondes, la télévision est un robinet à images, les données sont des flux… Cette fluidification contraste fortement avec les valeurs de l’information, moins floues et carrément plus sèches. Il semble donc difficile de ponctuer les opérateurs d’une communication réussie en termes d’outils, d’agents, ou de relations de sujet à objet, tout se passe comme si la sorcellerie communicationnelle nous ramenait en deçà, dans les parages de l’hypnose ou du ça qui gouverne les processus primaires freudiens.
Il est fort question d’hypnose dans ce numéro de Multitudes, inspiré par Yves Citton qui s’est lui-même frotté de longue date au magnétisme de Puységur et Mesmer, ou aux cordes vibrante de Diderot. Média, médium, milieu : la dimension écologique du même coup s’impose, les médias ne constituent-elles pas l’écologie ou le milieu nourricier de nos esprits ? Selon des relations elles-mêmes difficiles à ponctuer, sans rien de déterministe ni de linéaire. Nous voyons l’homme transitionnel de la communication animer son outil en le courbant à son image ou à son souffle ; les objets auxquels nous nous accouplons préférentiellement (maisons, voitures, instruments de musique, téléphone portables, ordinateurs…) deviennent nos jumeaux ontologiques, nos compléments narcissiques, enveloppes ou prothèses à la fois dehors et dedans. Créer par leur truchement revient à animer – à habiter. Retour à l’ancienne magie ? « Any sufficiently advanced technology is undistinguishable from magic », affirmait Arthur C. Clarke cité également au seuil de ce dossier.
Avis aux positivistes des SIC (Sciences de l’information et de la communication), aux analystes des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication), mais avis aussi aux « médiologues » : on ne progressera pas dans la compréhension des médias (qui nous comprennent) sans ce pas de côté en direction des médiums – dont André Breton dans Les Pas perdus proclamait le retour ou l’ « entrée ».
Et tout cela, dit par prétérition, a quelque chose à voir avec le retour du toucher, ou la dissolution d’une société de spectacle dans une société du contact. Car le monde digital, qu’on aime ou non ce rapprochement étymologique, voit revenir le sens du tact, ou du toucher, et concerne aussi les échanges actifs-passifs de la peau qui transforment insidieusement nos médias en médium, aux deux sens de ce terme, environnemental et spirite.
On peut commander la revue Multitudes 81 rue Romain-Rolland, 93260 – Les Lilas.
Je développerai moi-même quelques-uns des points ici évoqués à l’ouverture du colloque « Frontière Vitrine Ecran », initié par François Soulages et qui se tiendra lundi 10 juin de 9 h à 18 h à l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA), 2 rue Vivienne, 75002 – Paris (salle Vasari, entrée libre).
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