Je reviens avec l’esprit de l’escalier, ou le recul philosophique, en ce « vendredi saint » (date commémorative du sacrifice par excellence), sur la mort héroïque du gendarme Arnaud Beltrame qui a secoué la France entière, et suscité déjà tant de commentaires… Il est bon qu’un tel acte, même s’il en éclipse d’autres, fasse durant quelques jours la une de nos gazettes de papier, de radio ou de télé ; réconfortant que pour une fois la bonté fasse plus de bruit que le mal (pâture ordinaire des médias), comme il semble important que l’échange proposé par le gendarme au tueur résonne longuement en chacun, et nous fasse méditer : et moi, aurais-je eu ce courage ? Qu’aurais-je fait devant une telle situation ?
Courage, héroïsme voire sainteté…, les qualificatifs défilent sans creuser suffisamment il me semble la teneur ou les conditions d’une pareille décision. Nous ne saurons jamais, évidemment, avec quelles pensées Arnaud Beltrame s’est ainsi proposé en monnaie d’échange ; ni même s’il a délibéré, ou calculé ses chances. Sa décision (impulsive ? réfléchie ?) semble le fruit d’une éducation, franc-maçonne puis catholique nous martèlent les journaux, et d’un terreau professionnel, l’armée, comme l’a justement rappelé Cynthia Fleury, la théoricienne du courage entendue deux fois cette semaine, sur France culture puis France 2. Une telle générosité ne s’improvise pas, ou disons plutôt qu’elle vient de loin, qu’elle couronne toute une vie d’abnégation et de service. Face à ce geste sublime qui à bon droit nous fascine, tellement il bouscule la logique de nos échanges ordinaires ou de nos réflexes, bien dégradés, j’aimerais pour ma part et très hypothétiquement proposer l’argument suivant.
Même si personne n’attendait de lui qu’il aille jusque là, le gendarme était dans son rôle, sauver une vie humaine, mais surtout négocier, ce qu’il savait particulièrement faire, ayant déjà, à Bagdad en 2005 paraît-il, « exfiltré » dans des conditions difficiles une compatriote en mauvaise posture. Dans une situation comme la prise d’otages, on marchande, on tente par tous les moyens (verbaux) de calmer le jeu ; on s’efforce de ramener le fou, en face, prêt à mourir lui-même en faisant un carnage, à une vision plus rationnelle du rapport de force ; à une issue moins chaotique, où la terreur ne soit pas fatale. Je crois (j’imagine) que le lieutenant-colonel Beltrame put juger la situation qui se présentait à lui sinon viable, du moins « frayable » (je m’inspire ici des remarques de François Jullien sur le Tao) ; qu’il avait chevillée au corps cette conviction que l’autre, aussi désespéré ou furieux soit-il, demeure une personne, un sujet accessible à l’échange verbal, aux arguments et aux promesses : promesse de vie, de bon traitement s’il se laisse désarmer, d’un procès équitable, etc. Et pour matérialiser cet échange, pour faire monter son enchère, quoi de mieux que de mettre sa propre vie, son corps dans la balance ? Prends-moi et laisse partir cette jeune femme, je suis une meilleure proie, me tuer serait pour toi une affaire plus retentissante – mais songe aussi qu’au milieu de tout ce bruit nous pouvons nous parler, que mieux qu’elle, en me rangeant à ton côté, je peux garantir une issue moins catastrophique à tes gestes fous…
Le gendarme pariait, autrement dit, sur une communauté de la communication ou du calcul rationnel ; ou, pour le dire en termes moins « marchands » (car toute sa formation et sa culture semblent faire de lui, rétrospectivement, le porte-parole d’une vision non-utilitariste ni égoïste de l’échange social), il offrait au terroriste par un don sublime (répétons l’adjectif) de dépouiller sa terreur, de revenir à la simple humanité. Ecce homo, nous sommes également hommes et frères toi et moi, pourquoi cette mascarade de meurtres qui te défigurent, reprends ton visage d’avant, arrête de faire le con !…
Pour ramener l’humain chez celui qui s’enlise dans la bestialité ou la barbarie, il faut un électrochoc, un geste hors du commun. S’offrir désarmé au tueur peut, oui parfois et quelle que soit la folie qui déferle, provoquer ce réflexe salutaire du dessillement, de la conversion. La générosité, autant que la violence, peut s’avérer contagieuse (pas mécaniquement mais quelques fois, c’est un pari, les non-violents misent dessus). Je songe à l’épisode, sublime lui encore, du début des Misérables de Victor Hugo, où Mgr Myriel par le geste très simple du don, hautement paradoxal, des couverts d’argent auxquels il ajoute celui des chandeliers, refait du forçat Jean Valjean et pour toujours un homme… Hugo croyait à l’efficacité symbolique d’un pareil « recadrage thérapeutique », au point de le placer en ouverture et en ressort de son immense roman. Magnifique efficacité du don, loin de toute convention !
De culture chrétienne autant qu’humaniste, Hugo comme Beltrame il me semble croyaient tous deux en un minimum de communauté partageable entre les hommes, ou à ce qu’on appelle depuis le XVIII° siècle les Lumières : que face à la pire terreur demeure une marge de « négociation ». Que le désespoir n’est pas fatal, la mort pas la seule issue. C’est pourquoi je ne parlerais pas de « sacrifice » dans le cas d’Arnaud Beltrame : il ne marchait pas vers la mort en s’approchant du tueur, mais il discernait un possible arrangement, un échange éventuel de raisons. Il croyait à la vie, et que cette vie chez l’autre l’emporterait – quand même, peut-être !
Hélas, nous avons appris au terme de ce terrible XX° siècle à quel point nos « Lumières » se sont avérées fragiles, et qu’il n’est pas rationnel de compter en toutes circonstances sur la rationalité (en dernière instance ?) de l’autre. La raison certes s’avère parfois contagieuse, mais plus encore le déchaînement de la terreur, de l’exaltation ou, bassement, de la bêtise. L’adversaire de Beltrame n’avait plus de visage, plus ce souffle ou cette parole tels que deux hommes puissent se confronter, face-à-face ; au moment de ce qu’on voudrait appeler leur dernier dialogue, le tueur anonyme que les journaux n’appellent pas toujours par son nom (ce serait lui donner cette sépulture que les communes où l’on trimbale son corps lui refusent) semblait au bout du rouleau, recru de terreur – il venait de commettre trois meurtres –, inaccessible à tout échange, aussi sublime soit-il. Que faire face à la barbarie ? Parier qu’elle ne sera pas fatale, pas gagnante au bout de tout compte ?
La grandeur, la force poignante de ce fait-divers qui nous a collectivement tant remués, est de poser en pleine clarté cette question qui ne risque pas de se démoder. Arnaud Beltrame restera celui qui, face à un déficit apparemment total d’humanité, parie encore sur celle-ci : que l’homme ne peut pas tout-à-fait s’éteindre en l’homme, que le langage, que mon propre corps peuvent servir à échanger, à se rencontrer, à se toucher, à se calmer…
Mais il a perdu dira-t-on, par optimisme, par sa folle générosité ? Sa mort n’annule pas la vertu de son choix, elle avive au contraire en chacun une question éthique par excellence : si l’on ne peut raisonner la folie meurtrière par un appel au calcul, par un retour à la raison, il reste à lui opposer la « folie de la Croix », ou un pari qui excède tout calcul : la folie symétrique du Bien face au mal radical.
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