Nathalie Piégay, Une Femme invisible (Le Rocher, juillet 2018)
Je connais depuis fort longtemps Nathalie, aragonienne émérite aujourd’hui professeure à l’Université de Genève, pour son sérieux, son érudition ; c’est elle qui a pris en charge, en particulier, la présentation de La Semaine sainte dans l’édition des Œuvres romanesques complètes d’Aragon que j’ai dirigée dans la bibliothèque de la Pléiade (cinq volumes). Tout lecteur de ce roman imagine quel travail représente sa patiente annotation.
La chercheuse s’est lancée dans un projet plus secret, qui vient de me parvenir sous la forme d’un élégant volume de 350 pages, non encore distribué en librairie (sortie en août ?), Une Femme invisible aux éditions du Rocher (Desclée de Brouwer). Alors que trois biographies sont parues sur Aragon (par Daix, Juquin et Forest), Nathalie a entrepris d’écrire non celle de la mère de l’écrivain, mais une évocation de la vie de celle-ci, Marguerite Toucas-Massillon, sous la forme très personnelle d’un récit. L’entreprise est paradoxale car les biographes mentionnés disent de Marguerite assez peu de choses ; et l’œuvre du fils n’est pas non plus très loquace sur ce qui demeura longtemps, autour des conditions de sa naissance puis de son enfance, un ombilic de douleur et de honte : chacun sait aujourd’hui comment, né de parents « non dénommés », Louis fut élevé par une mère aimante sans doute et très présente, mais qui se fit, jusqu’en 1918, passer pour sa sœur.
En nourrice en Bretagne
A la réception de ce livre, saisi par la force du récit je ne l’ai plus quitté. Il semble paradoxal de retracer ainsi une vie invisible, ou « minuscule » aurait dit Pierre Michon ; la carrière du géniteur d’Aragon, l’amant de Marguerite Louis Andrieux, ambassadeur préfet de police et parlementaire qui termina doyen de l’Asemblée nationale, est autrement documentée, pittoresque et haute en couleurs. Il n’y a pas pourtant d’existences vides, et notre volonté de récit, ou de roman comme disait Aragon, peut s’attacher (et nous attacher du même coup) aux êtres apparemment les plus frêles. Plus précisément, examiner une vie à première vue quelconque peut nous entraîner loin, et soulever des questions essentielles.
L’hospitalité ici accordée à Marguerite conduit par exemple à s’interroger sur sa fidélité paradoxale : pourquoi a-t-elle choisi de ne pas se marier (alors que l’occasion lui en fut expressément offerte par un gars de son pays d’origine, les cerisaies de Solliès près de Toulon) ? Comment comprendre son attachement à un homme de trente ans son aîné, grand bourgeois qui la rabrouait et se montrait assez peu disponible, ne lui offrant au cours des trente-quatre années de leur liaison clandestine que les rôles de l’amante et de la mère, précisément, invisible ? N’est-il pas passé quelque chose de cette fidélité, et ce sens du service, dans le caractère autrement flamboyant de son fils ? Elle-même aînée des quatre enfants de Claire Toucas, comment supporta-t-elle de cohabiter sa vie durant avec cette mère étriquée et querelleuse (dont Aragon tira la Paulette des Voyageurs de l’impériale) ? Que pensait-elle de la conduite scandaleuse de son propre père, Fernand Toucas, le joueur un peu hâbleur, flambeur ou mythomane qui plaqua sa sous-préfecture de Guelma, sa femme et ses quatre enfants pour refaire fortune à Constantinople dans les tables de jeux sous le nom de M. de Biglione ? Avant de revenir en 1917 s’échouer à Paris au crochet de sa fille… Quelles empreintes reçut Aragon de cette famille déclassée, toujours un peu dans la gêne, à la fois ordinaire (dans ses prétentions à faire bonne figure) et tellement rocambolesque ?
Son père Louis Andrieux
Nathalie s’attache à peindre le dévouement, l’abnégation d’une femme riche d’énergie et de qualités mais toujours entravée. Elle a eu la patience par exemple de retrouver, et de lire, la production littéraire de Marguerite, qui signa plusieurs dizaines de livres, d’abord comme traductrice puis comme auteure à part entière. Mais alors que son fils s’attacha à subvertir les codes littéraires et à « piétiner la syntaxe », l’écriture de Marguerite se conforma étroitement aux formats dictés par les magazines ou les collections qui la publiaient ; elle n’avait pas honte de fournir à la chaîne des romans de gare, d’une inspiration que nous dirions d’Harlequin, avec la même application monotone qu’elle mettait à décorer de motifs floraux des assiettes ou des tasses pour le Bon-Marché… Célibataire elle-même, elle confectionna à l’usage de sa sœur Madeleine de somptueuses robes pour favoriser son mariage, et se dévoua ainsi toute sa vie au service des siens face à la fuite du père et à l’inertie de sa mère, qui trouvait tout travail indigne de sa condition.
« Le difficile est de faire le gris », écrivait Valéry cité par Aragon dans sa préface à Aurélien. La biographe sonde cette grisaille, elle nous en fait éprouver la saveur, la valeur en épousant cette vie, prise à bras le corps. On sent à lire Nathalie son amour pour Marguerite, sa passion de prendre en charge et de défendre ce personnage pétri de longue abnégation et d’attente. Attente d’Andrieux toujours retenu ailleurs, attente des lettres de son fils quand il court tous les dangers lors de ses deux guerres, ou quand il s’éloigne du côté des dadaïstes-surréalistes, qu’elle ne comprend pas, en sabordant ses études de médecine ; ou enfin quand, isolée à Cahors en 1940-1942 où elle attend la mort, elle n’a que lui, réfugié à Nice, sur qui compter.
Nathalie s’est rendue dans la plupart des lieux fréquentés par Marguerite, de la pension Etoile-famille avenue Carnot aux dunes d’Erquy, en passant par la rue Saint-Pierre à Neuilly, par Solliès-Toucas ou Cahors… Documentation très subjective sans doute, puisque toute trace de Marguerite y est depuis longtemps évanouie, mais cet effacement, le dernier mot du récit, fait justement tout le sujet d’un livre qui s’attache aux pas d’un fantôme, aux résurgences improbables d’une absente – comme cette bouche de la mère qu’en 1942 Matisse sut percevoir aux lèvres de son fils, et lui rendre quand il en fit le portrait. Quelle étrange entreprise d’arracher cette femme à sa ténèbre, ou de nous donner à sentir et entendre cette « ténèbre-mère » comme dit si bien Aragon (page 81 du Roman inachevé), tour à tour altière, sensuelle, et finalement soumise au service de Claire, de Louis Andrieux et de ce garçon qui fut toute sa raison de vivre. Comprend-on mieux par l’effacement de Marguerite, à la personnalité d’ailleurs complexe, les grandes provisions de colère, de révolte et de génie qu’y puisa son enfant ? Aragon ne s’explique pas par sa mère, mais cet éclairage tout de même nous manquait. Marguerite ne retenait pas les chercheurs ; Roselyne Waller avait écrit Aragon et la question du père, comme si la question de la mère, dans son cas, avait pesé moins lourd. Avec cet ouvrage bienvenu, les deux géniteurs sont replacés dans une égale lumière, et Nathalie a des pages très fortes pour dire ou imaginer leur vie furtive de couple, les étreintes passionnées, les crises de jalousie, les temps morts et mortifiants de l’attente. Leur « roman ».
Aragon a souvent défendu la supériorité du roman ou du « mentir-vrai » sur tout travail historique ou documentaire, chaque fois qu’il s’agit de sentir et de nous faire sentir, ou d’être touché. Presque romancière elle-même, Nathalie imagine, elle prête aux protagonistes de cette histoire un peu de sa propre vie à travers ses origines lyonnaises, ou ouvrières. Dans son commentaire de La Semaine sainte déjà, elle montrait son goût pour les étoffes, ou ce travail bien fait dont elle crédite ici Marguerite. Ses irruptions d’auteure ne sont pas rares, elle avance dans la vie de son sujet en racontant un peu la sienne, comme elle mêle à sa prose beaucoup de citations cachées d’Aragon. Elle aussi mélange les genres. Et nous livre l’aventure ou le romand’une femme audacieuse et réservée, passionnée et fidèle, l’un des « arrière-textes » à n’en pas douter de l’œuvre d’Aragon, et de ses amours.
Pourquoi, demandais-je à Nathalie après cette lecture, notre commune passion pour cet auteur ? Car elle-même, spécialiste de Claude Simon, ne voue pas à ce dernier la même admiration. Nous explorerons ou tenterons de dire, au prochain colloque de Cerisy « Aragon vivant » (10-17 août 2018), quelles ressources de vie il nous donne – de toutes les formes de vie, et de sentiments, l’espoir avec le désespoir, la colère avec l’amour, l’altruisme avec un narcissisme également démesurés… Je n’arrive pas à épuiser mon intérêt pour Aragon, que ce dernier livre me fait voir un peu autrement, ou aimer davantage.
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