Il y a un exercice secrètement romanesque dans la randonnée

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La randonnée, cela peut s’entendre d’un parcours un peu hasardeux, sans programme précis ni anticipation d’un but, où l’on profite des rencontres, ou du charme des haltes, pour s’attarder en chemin. J’envisage donc ce blog comme la cueillette de réflexions venues des livres, des films ou des spectacles, des personnes aussi croisées au fil des jours et des voyages. Rien de trop précis encore, sinon que je sors d’un gros travail consacré à Aragon, et que j’ai le vif désir de changer d’air, d’aller vers d’autres oeuvres, d’autres époques ; de renouer aussi avec la réflexion philosophique ou les recherches de sciences humaines. Dans mes années d’enseignement de la communication, cette discipline me conduisait à lire toutes sortes de travaux, et la « médiologie » que je cultive aux côtés de Régis Debray et du comité de notre revue Médium pousse au même éclectisme  : je m’arrête particulièrement aux livres qui touchent à l’esthétique, aux réflexions sur le devenir de la démocratie et de la mondialisation (les « autres cultures » ou les « other minds »), aux sciences du langage ou à la sémiotique, à l’épistémologie des sciences sociales, mais aussi en général à la « psy », quand celle-ci est de bonne qualité – ni jargonneuse, ni tombant dans les conseils pratiques pour magazines. Mais quelles que soient les parutions à caractère académique ou « scientifique », je pense aussi que rien ne vaut un essai personnel et brillant, ou encore mieux un bon roman.

J’aime assez les définitions ou caractéristiques proposée par Aragon pour l’activité du roman : une façon, dit-il, d’élever le niveau de la conscience dans l’homme, et aussi : d’observer la formation de cette conscience, de mieux comprendre  « comment cela marche, une tête »… Et encore : « Le roman, c’est la clé des chambres interdites de notre maison »… Les bons romans sont toujours à double entrée : ils nous parlent avec précision d’un état du monde, vu d’en bas à travers le vécu des protagonistes ; et ils nous parlent aussi de la tête qui a écrit ça, ils nous font entrer dans le « monde propre » de l’auteur, dans une façon unique de voir et de penser – ce qu’on appelle le style, et qui sélectionne du même coup son lecteur.

Tout roman il me semble est écrit par randonnée, et il y a dans la randonnée un exercice secrètement romanesque : l’art de faire des rencontres, hasardeuses mais qui « donnent à penser ». (Le hasard, random, est inscrit dans cette allure « à sauts et à gambades » de la randonnée qui sert ici de référence.) Le style d’une pensée, c’est aussi cette façon qu’elle a d’attraper les balles au bond, toutes sortes de balles, et de les relancer. Je voudrai mentionner ici une première balle, ou plutôt un film tant qu’il passe encore sur les écrans, et que j’ai eu la chance de découvrir, par sa bande-annonce, dans une circonstance qui me surprend encore. Je sortais un samedi de novembre dernier d’animer notre séminaire Aragon de l’ITEM, à l’ENS, j’y avais occupé la matinée à présenter le conte « Murmure » qui figure dans La Mise à mort d’Aragon. Ce texte est à mes yeux l’un des plus beaux de cet auteur, très mystérieux, très travaillé et aux perspectives vraiment vertigineuses touchant le stalinisme, le rêve révolutionnaire et sa défaite, mettant en scène aussi un amour fou car sacrilège, secret et condamné à mal finir. « Murmure » est plus ou moins présenté comme un rêve, et l’étrange logique, et placement, du rêve occupent les premières pages qui cherchent à nous montrer comment le rêve s’empare d’une conscience, comment marche une tête quand elle se perd dans le sommeil… Bref, tout cela figure dans ce conte que chacun peut lire dans l’édition Folio du roman de 1965, ou mieux encore dans le dernier tome de la Pléiade où je l’ai publié avec mes commentaires. En allant au cinéma le même soir, quelle ne fut pas ma surprise de voir s’afficher sur l’écran, en bande-annonce d’un film à venir, la mention « Danemark 1772 » telle qu’elle figure dans « Murmure » sur lequel je venais de passer la matinée, et de reconnaître aussitôt dans les images proposées la mise en intrigue de l’épisode historique narré par Aragon, la rencontre de la reine Caroline-Mathilde épouse du roi Christian, mentalement dérangé sinon fou, et du jeune médecin allemand réformateur, Johann-Friedrich Struensee… Il se trouve, ce qui ne gâte rien, que ce film (danois) intitulé (un peu faiblement peut-être) Royal Affair est superbe dans son interprétation, ses décors, sa narration très vive… Je ne sache pas que son réalisateur ait pris le moins du monde connaissance du texte d’Aragon (non traduit en danois), or des passages et images de l’intrigue semblent littéralement l’illustrer. Je recommande vivement au lecteur putatif de ces lignes Royal Affair, mais surtout ou à condition de lire en contrepoint le conte d’Aragon (une trentaine de pages), et d’avoir en tête ce texte somptueux en regardant ces images, elles-mêmes bien dignes de ce rapprochement. Celui qui verra ce film en gardant en tête ce texte fera une expérience stéréophonique assez unique, de grande classe !

On n’a pas tous les jours le plaisir de confronter, entre film et roman, deux chefs d’oeuvre. Est-ce aussi le cas avec le film de Claude Miller ? Je viens de relire Thérèse Desqueyroux, qui « résiste » très bien comme roman il me semble, mais n’ai pu encore voir le film.

11 réponses à “Il y a un exercice secrètement romanesque dans la randonnée”

  1. Avatar de lmerzeau

    Hello Daniel,
    Bienvenue dans l’univers impitoyable de la blogosphère ! Je ne doute pas que l’allure alerte de tes randonnées médiologico-littéraires ravira bien des lecteurs de la Toile…
    Cours voir le film Sugar Man : il n’est pas tiré d’un roman, mais d’une « histoire vraie » telle qu’aucun auteur n’oserait en imaginer. Je suis sûre que cela t’inspirera un beau billet…

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Louise de ta légendaire promptitude – et de ta vigilance ! Oui, il y aura de quoi dire sur ce blog, et par exemple sur Sugar man que je viens de voir sur ta recommandation, et celle du Nouvel obs : documentaire en effet incroyable, par la réaction tellement zen de Sixto Rodriguez, qui retourne à ses chantiers après sa tournée triomphale, et ne quitte pas sa branlante maison… Film magnifique sur le cloisonnement des mondes, et des identités : on peut être une rock star en Afrique du sud et un ouvrier du bâtiment à Detroit… J’ai pensé constamment au beau livre d’Yves Citton dont je viens d’achever la lecture, « Gestes d’humanité » : nous existons par la somme de nos geste, qui nous augmentent, le mystère de Sixto c’est qu’il n’a pas voulu de l’augmentation de sa carrière africaine, comme la Princesse de Clèves préférant son repos à l’amour de Nemours. Il se dérobe à l’amour magnifique des foules qui l’acclament dans des salles gigantesques, il préfère sa vie d’avant et commente que c’est ça la musique et le show biz, parfois ça ne marche pas !… En plus la bande-son des chansons, malheureusement non traduite, est en effet magnifique , où peut-on trouver ses disques ? Ils vont sûrement ressortir ??

  2. Avatar de Nicolas Mouton
    Nicolas Mouton

    [Je place ici mon commentaire pour le billet précédent, qui ne fonctionne pas]

    Bravo pour cette belle entrée en matière, qui donnera déjà de bonnes pistes à qui (mais de tels gens existent-ils ?) n’aurait pas encore lu Daniel Bougnoux. En parcourant cette liste détaillée on comprendra qu’elle trace un itinéraire, dont « La confusion des genres » est l’aboutissement. Mais certainement pas la fin puisque la tentation du récit s’y fait sentir. Une pause donc, le temps de se demander : « comment cela marche un philosophe ? » Comment la littérature, les sciences de la communication, la médiologie se mêlent-elles dans l’esprit d’un homme qui observe le monde, c’est sans doute ce que ce blog (que je me suis permis de signaler sur Facebook) nous dira.

  3. Avatar de Daniel Bougnoux

    Oui, Nicolas, j’avais vu votre annonce sur Facebook, et nous allons donc en marge d’Aragon et du séminaire de l’ITEM nous retrouver de temps en temps sur ce blog – drôle d’endroit pour de nouvelles rencontres… Louise m’a signalé Sugar man, ne ratez pas ce film sur un obscur musicien, qui pose admirablement la question de la notoriété, des mécanismes de l’attention, et montre un homme artiste de sa propre vie, qui n’en a rien à foutre du show biz. Mais qui est bien content aussi devant les salles combles de ses fans en Afrique du sud, quelle incroyable personnalité, si généreuse et si modeste… Un autre film étonnant vu à Paris ce WE au MK2 Beaubourg, c’est Marina Abramovic, surtout pour sa performance « The Artist is present » au Moma : là aussi, quelle chose incroyable que la présence ! (Comme dit à peu près je crois Aurélien de Bérénice dans le roman d’Aragon). Nous sommes abreuvés de représentations, mais parfois il y a un trou dans l’écran, une pause dans le flot pelliculaire et ça fait un tel choc. Les files d’attente des gens qui dorment sur le trottoir pour chiper leur petit quart d’heure de face à face avec la grande Marina (mais qui n’est pas vraiment belle mais qui a une beauté grave, profonde) donnent à réfléchir : il n’y a rien dans ce face-à-face, aucun spectacle, et on en redemande, et ça pourrait durer des heures… Un film assez troublant, vraiment.

  4. Avatar de enzo cormann

    Cher Daniel, petit mot pour te souhaiter à mon tour la bienvenue dans la blogosphère – et me souvenir incidemment du nom de l’éditeur de Faulkner (notamment) : Random House…
    Au plaisir de suivre tes sentiers pensifs !

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui Enzo, quand la vie nous fuit, consolons-nous en misant sur le hasard qui-fait-si-bien-les-choses, « Puisque ces mystères nous échappent, feignons d’en être l’organisateur », comme dit Thomas l’imposteur.

  5. Avatar de Asia
    Asia

    C’est avec joie Daniel, que je m’associe à votre club des randonneurs cueilleurs et j’ai toute confiance dans les prescriptions culturelles qui en résulteront ! J’ai d’ores et déjà très envie de lire les « Gestes d’humanité » d’Yves Citton, nous en avons tant besoin. Concernant Marina Abramovic, le film passera également ce dimanche à l’auditorium du Louvre à 20h, dans le cadre du festival du film d’art. Il m’a bouleversée moi aussi, et je me suis demandé d’où venaient les larmes qui coulaient silencieusement (tranquillement ?) au cours de certains face à face sur tous ceux qui en étaient acteurs ou témoins (moi y compris). Reconnaissance d’avoir reçu un cadeau sans prix ? Surprise d’accéder si simplement à l’essentiel ? Peut-être ne faut-il surtout pas chercher à y mettre des mots.
    A bientôt sur cette toile si accueillante.

  6. Avatar de Simonot Michel
    Simonot Michel

    bonjour, peut-on s’abonner au blog? recevoir une lettre d’information pour vos billets?
    Merci.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Je suis débutant en blogs et ne connaît rien à ces histoires d’abonnement… Je vais me renseigner, le mieux me semble que vous consultiez de temps en temps ?? Cordialement, D.B.

  7. Avatar de Dallet Sylvie
    Dallet Sylvie

    Tout roman il me semble est écrit par randonnée, et il y a dans la randonnée un exercice secrètement romanesque : l’art de faire des rencontres, hasardeuses … ressources de la Créativité ?

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui Sylvie, et nous en parlerons j’espère à Tunis !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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