Certaines propositions offrent des rebonds inattendus. J’avais rendez-vous, lundi 24, avec une petite équipe de télévision de France 3 pilotée par Marie Cristiani pour enregistrer, dans le premier arrondissement de Paris, quelques propos sur les relations d’Aragon avec Jean-Richard Bloch, lors de leur co-fondation du quotidien Ce soir (mars 1937-août 1939). Marie Cristiani prépare en effet un film de 52 minutes sur Jean-Richard, grande figure bien oubliée aujourd’hui, disparu à l’âge de 62 ans en 1947, auquel Aragon consacre des pages vibrantes et pleines d’émotion dans L’Homme communiste II (Gallimard 1953), ouvrage à son tour évidemment sinistré, coulé par son titre même…
Nous devions nous retrouver devant l’immeuble qui abrita Ce soir, 37 rue du Louvre, haute façade entièrement rebâtie à neuf à l’enseigne de la Banque de France et de HSBC – mauvaise pioche pour ce que nous avions à dire, d’autant plus que la chaussée, en travaux, permet mal d’y enregistrer une conversation au bruit des marteaux-piqueurs. Pourquoi ne pas nous déplacer de quelques rues, proposais-je à Marie Cristiani ? Je venais, à vélo, de partir en repérage rue de La Sourdière, et j’avais découvert pour la première fois l’immeuble, très calme, où Aragon et Elsa « vécurent et travaillèrent » au numéro 18 (comme dit la plaque posée l’année dernière), de 1935 à 1960. Nous nous sommes donc repliés sur cette petite rue tranquille, seulement animée à cette heure par les cris d’enfants de l’école voisine ; on passe des heures à attendre au cours de ces tournages, le cadrage de la plaque, ou la pose d’un micro invisible entre ma veste et ma chemise prenant plus de temps que prévu ; nous n’avions pas commencé d’enregistrer quand un homme se pointa pour entrer dans l’immeuble, je lui demandais à quel étage se situait l’appartement d’Aragon, « J’y habite », je le suppliais aussitôt de m’en ouvrir la porte, ce qu’il accepta de bonne grâce, à condition de n’y prendre aucune photo.
Cette visite fut la bonne surprise de la journée, car elle dissipe un mythe. J’ai lu partout, à la suite des propres déclarations d’Aragon, que le deux-pièces qu’il habitait alors était si exigu qu’il devait s’en aller écrire sur un banc des Tuileries pour laisser Elsa travailler sur l’unique table disponible, entre les amoncellements de livres, de journaux, d’affiches et de tableaux qui croulaient des murs et rétrécissaient encore leur demeure. Directeur de presse, Aragon ne pouvait recevoir chez lui faute de place, et donnait tous ses rendez-vous au dehors ; ce n’est qu’avec l’achat du Moulin, en 1951, que le couple retrouva pour lire et pour écrire les coudées franches, loin de cette rue où le téléphone n’arrêtait pas de sonner, et où l’espace leur était si chichement mesuré. En bref, je m’attendais à pénétrer dans un trou à rats.
Au deuxième étage d’un bel escalier en spirale, on franchit l’unique porte palière pour déboucher sur une entrée, bien éclairée par une large fenêtre, qui ouvre sur le sud en regardant la minuscule cour, et le grand arbre qui orne celle du 16. La pièce principale, à main droite, compte en fait les deux volumes, spacieux et en enfilade, d’un salon-salle à manger abouché à une cuisine que je n’ai pas vue ; ces deux pièces comptent deux fenêtres au sud, et deux à l’ouest sur la rue ; comme ces fenêtres, posées bas sur le sol, sont très hautes (les murs doivent dépasser les trois mètres), l’impression est d’une grande luminosité, et d’un cadre raffiné : on remarque au sol du séjour un parquet « Versailles », mais celui de la salle en manger est encore plus rare car monté en octogone, de style « Trianon » m’apprend l’actuel occupant. Je l’interroge sur son métier, il est expert en salle des ventes, pour Sotheby me dit-il, et je comprends l’interdiction de photographier : les murs sont intégralement recouverts de dizaines de tableaux, généralement figuratifs et que je n’ai pas le temps d’identifier. La seconde ou plutôt troisième pièce s’ouvre à gauche de l’entrée, et prolonge l’appartement au-dessus de la cour, vers le sud ; les mêmes hautes fenêtres, deux ou peut-être trois, y sont donc à l’ouest, éclairant d’abord une pièce en longueur dont le mur en vis-à-vis est tapissé de livres, jusqu’à la séparation d’une petite alcôve, derrière laquelle trône théâtralement un grand lit, encadré de rideaux cramoisis : l’ensemble ne fait pas étriqué, et n’a rien d’un appartement de fortune pour ménage débutant… Un dernier dégagement, dans le prolongement nord de cette partie chambre, mène à la salle de bains que je n’ai pas vue, et qui doit se trouver au niveau de la cuisine : le couloir qui y conduit, de la longueur du séjour, n’est pas étroit et offre aux livres, ou aux tableaux, encore un espace appréciable.
Je n’avais lu nulle part de description de cet appartement, ni n’en connaissais de photos. Autant celui de la rue de Varenne a été filmé, et souvent décrit, autant celui-ci est demeuré obscur, et réputé sans intérêt. J’apprends à mon hôte, qui l’acheta en 1980 (en très piteux état dit-il), que le couple Aragon n’y était que locataire, et qu’il fallut attendre l’âge de soixante-deux ans, et le succès financier de La Semaine sainte pour accéder aux « beaux quartiers ». Il est très émouvant de penser que ces parquets (à l’exception des années de la guerre bien sûr) supportèrent tout le travail d’Aragon de 35 à 60, et que des textes majeurs comme le roman des Voyageurs de l’impériale, La Semaine sainte ou les poèmes du Roman inachevé ou des Poètes furent ici composés. Le passant qui n’aperçoit du dehors que la plaque mesure-t-il la somme de travail, et de génie, qu’elle se contente laconiquement d’indiquer ?
Circonstance amusante : nous avons l’habitude, quand Bernard Vasseur nous ouvre pour un colloque les portes du Moulin en mai, de lui citer le vers des Yeux et la mémoire (1954), « C’était à la fin mai quand rougit l’ancolie »… Or cette fleur resurgit dans l’enseigne de la boutique de décoration sise au 18, sous l’appartement – et sa façade est évidemment peinte en rouge.
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