A propos de : L’Individu qui vient… après le libéralisme de Dany-Robert Dufour
(éditions Denoël 2011, réédition Folio-Essais)
Donatien-Alphonse-François marquis de Sade
(portrait de Man Ray)
Dany-Robert Dufour dans un précédent ouvrage, Le Divin marché, développait la connotation sadienne de notre mode de production-consommation : l’ultra-libéralisme encourage en nous l’homme pulsionnel, le perpétuel affranchi des lois, l’ennemi des règles, de l’ordre symbolique ou du bien commun. Une pléonexie effrénée, soit en grec le désir d’accumuler sans cesse toujours plus de richesses, ou encore l’hubris (la démesure) en tous domaines caractérisent cet homme émergent. Or sa pulsion érotique rejoint thanatos puisqu’elle s’exerce au mépris des autres, autant que des ressources naturelles ou de nos « communs ».
Après avoir tâté du totalitarisme en deux essais, le nazisme et le communisme aujourd’hui renvoyés dos à dos, le défunt XX° siècle crut nous en libérer par l’appel au marché, au moins d’Etat et à la dérégulation. Il est à craindre pourtant que ce troisième totalitarisme, anti-autoritaire, ne précipite les foules grégarisées et abruties de divertissements vers de nouveaux désastres ; en fait, plaide vigoureusement Dany-Robert Dufour, l’individu (ou son corrélat l’individualisme) tant célébrés par les uns, et dénoncés par d’autres, n’ont jamais existé ; ils restent à venir ou à inventer.
Notre auteur s’attarde particulièrement, dans l’histoire qu’il retrace de cette fausse émancipation, sur la « fable des abeilles » de Mandeville et celle, plus célèbre encore, de la « main invisible », qui donnent libre cours aux jouissances de chacun, puisque c’est en étant aussi avide que possible que l’on contribuera au bien commun et à la prospérité générale. Libéral désigne désormais dans ce contexte l’homme libéré de toute contrainte vis-à-vis des anciennes digues symboliques, l’individu sans attaches ni retenue auquel le self-love suffit. Ce n’est pas d’individualisme pourtant que souffrent nos sociétés, mais d’un excès d’égoïsme.
Dans l’édition de Dany-Robert Dufour
Or celui-ci paraît bien pauvre si l’on considère qu’aucun solitaire ne peut vivre sans solidarité, et que toujours la conquête de mon autonomie suppose celle de l’autre ; les soi-disant individus se trouvent pris dans des chaînes récursives d’entraide où le chétif ego se dissout comme un mirage, ou une abstraction. Un tissu serré de relations sociales, avec leurs valeurs, encadrait jusqu’à une date récente l’activité économique et sa valeur vénale ; c’est cette dernière aujourd’hui qui semble triomphante, tandis que l’économie et les prestiges du marché accaparent le poste de pilotage.
L’alternative entre un Patriarcat sévère et des libéraux permissifs semble décidément simpliste, mais comment en sortir ? Comment, critiquant le tout-à-l’égo du marché, ne pas se faire traiter de réactionnaire ? Le tournant appelé en Europe des Lumières entraîne DRD à écrire des pages pour le coup éclairantes, quand il distingue notamment les Lumières anglaises chantant le self-love et les vertus de l’enrichissement égoïste (dont notre théorie du ruissellement serait l’avatar), et les Lumières allemandes appelant, par exemple sous la plume de Kant, au dépassement de soi. Adam Smith versus le philosophe de Koenigsberg ? Ce dernier voyait dans une société de marchands une contradiction dans les termes, puisqu’il existe quantité de biens non-marchands comme l’eau, ou l’air que nous respirons, qui précèdent nos échanges et qu’on ne peut ni posséder ni tout-à-fait aliéner. Sous peine de barbarie.
Emmanuel Kant
Ses contemporains virent en Mandeville, l’initiateur du « ruissellement », le dangereux promoteur d’une théorie qui jouait avec le feu, au point qu’on le surnomma à juste titre Man-devil, homme à demi démon. Il ouvrait en effet la boîte de Pandore de la pléonexie qui ronge toutes les économies, et foule aux pieds la décence (comme on le voit par le salaire du nouveau PD-G d’Air France) ; cette forme moderne d’hubris ne veut plus « donner-recevoir-rendre », selon le triptyque fameux de Marcel Mauss théorisant l’ancienne logique du don, mais tout simplement… prendre !
Cet éloge (sadien) des vices privés contribue, de façon insidieuse et plus grave peut-être que les croissants écarts de richesse, à déconsidérer l’antique exigence du logos, soit d’une mesure symbolique commune et partagée. Notre libéralisme constitue à cet égard la revanche des Sophistes contre le postulat socratique d’un horizon d’entente, ou du moins de conciliation, par le recours à la commune raison. Quand un Donald Trump met en quelque sorte la vérité aux voix ou aux enchères en encourageant les fake news et le bagout du mieux-disant, la lutte de tous contre tous a pris quelques longueurs d’avance, ou empiété sur un domaine, l’information ou la quête de vérité qui ne devraient pas, sous peine de cynisme, être évalués à l’aune de la vénalité. (Mais sur ce point encore, comment faire pour désembourber d’une tutelle contre-nature nos médias « tenus » à 70%, comme le remarque DRD, par des capitaines d’industrie et des avionneurs ?)
Son livre engage au passage un examen prolongé du sophisme, aujourd’hui très fréquenté, concernant la distinction du sexe et du genre. Le sexe est une réalité biologique, le genre sa traduction épiphénoménale ou psychologique ; on peut jouer avec le genre, on ne peut pas changer de sexe (et la loi qui voudrait le permettre ne ferait qu’entériner des lubies phantasmatiques). DRD dénonce sur ce point le « militantisme magique » d’une Judith Butler et de ses émules, qui voudraient inscrire le fantasme au niveau de la loi (rendue pour le coup perverse). Croire au partage insurmontable des sexes relèverait-il d’une vieillerie naturaliste ? L’hubris ici encore est de prétendre contre la nature, mais avec le secours du marché et les progrès de la technologie en charcutages anatomiques, choisir, ou de n’en faire qu’à sa tête comme l’enfant centré sur son caprice. La demande imaginaire est sans frein ni fond ; comme la pléonexie, qui veut non pas devenir riche et satisfaire tous les besoins du sujet (lequel connait après tout la mesure de la satiété), mais devenir plus riche que le voisin ou le rival imaginaire – or il n’y a, pour cette demande ou ce désir mimétiques, nulle satiété ni terme.
En sautant d’une religion interdictrice du Père aux jouissances illimitées du Marché, l’individu s’est réduit ou replié sur son fonctionnement pulsionnel, qu’on ne peut sans sophisme identifier à l’autonomie. La libération tant attendue se fait encore attendre pour ceux qui sont ainsi devenus leurs propres tyrans, tenus par ce qui les tient – Koltès, cité par DRD, en a tiré sa magnifique parabole de La Solitude dans les champs de coton. On y chasse et rabat l’homme dans les filets du leurre, on y exploite industriellement l’âme d’en bas. Avis à la gauche et à divers gauchismes, toujours champions d’une révolution dans les mœurs, ainsi conduits tout droit et tête baissée dans le piège libéral !
On a, depuis disons mai 68, remplacé en douceur la société civile par de dociles ou avides troupeaux de consommateurs, en affaiblissant toujours plus la fonction réflexive ou critique. On a oublié la forte mise en garde de Rousseau, nous rappelant que pour que le contrat (qui n’est pas un marché) fonctionne, chacun doit renoncer à une part de sa puissance au profit d’un tiers, la loi, qui n’est rien d’autre que le moi commun des contractants. Salutaire exhortation : l’individu que je suis ne peut, pour son développement, en écraser d’autres ; j’ai toujours besoin que l’autre soit libre pour l’être également…
Il est à craindre, au rebours de ces fortes maximes, qu’une « gouvernance » substituée au gouvernement ne réduise la société civile à la somme des intérêts privés ; ou que la tendance macronienne à diriger la France comme une entreprise n’éloigne un peu plus ses acteurs de la visée d’un bien commun, autant que de la préservation des « communs ». Comment, dans un pareil monde, la chose publique et les intérêts collectifs seront-ils encore représentés ?
L’un après l’autre, les livres de Dany-Robert Dufour oeuvrent pour élargir notre représentation : en tressant le psychologique, voire le psychanalytique, au social et au politique, en éclairant les contradictions ou les impasses présentes par la profondeur historique, sa critique à la fois philosophique, sociale et morale semble essentielle pour ceux qui, face aux désastres qui viennent, essayent de garder les yeux ouverts.
Le temps presse, conclut pour finir ce livre paru en 2011. Combien de temps sera-t-il encore vrai, selon Hölderlin, que « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » ?
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