« Réaliser »

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Une intéressante confrontation, vendredi 12 octobre lors de la matinale de France culture, opposait à l’invitation de Guillaume Erner Annette Becker et mon ami Daniel Schneidermann, qui vient de publier Berlin 1933 (Seuil), où il pose la question du rôle des journalistes étrangers, présents dans la capitale et généralement germanophones, témoins directs de la prise de pouvoir des Nazis : comment ont-ils rendu compte des événements ? Qu’en ont-ils compris, et fait comprendre à leurs destinataires de l’Europe et des Etats-Unis ? La réponse est accablante : ils n’y comprenaient pas grand-chose, et les faits qu’ils rapportaient, relégués aux pages intérieures de leurs périodiques, n’émouvaient guère leurs lecteurs si d’aventure ils les touchaient.

Ce débat, rendu inutilement polémique par une Annette Becker vindicative, posait la question essentielle de ce que j’ai nommé ailleurs notre clôture informationnelle, soit notre exposition très sélective à ce qu’on désigne avec optimisme par le beau mot d’information. 

Celle-ci, je l’ai souvent souligné, bien loin de s’imprimer en chacun reste une chose (très peu chose) qui se traite, ou s’interprète, en fonction des critères de chaque récepteur, lequel en dispose souverainement, le non-traitement (les nouvelles qu’on laisse tomber) faisant partie du fameux traitement. Que faisons-nous de ces message médiatiques qui littéralement nous harcèlent, et que nous font-ils en retour ? Nous sommes certes sur-informés, 24/24 et 7/7, au point qu’on a pu parler d’« infobésité » (j’ai consacré à ce mot-valise un précédent billet de ce blog) ; nous nous tenons comme on dit, et sans mesurer peut-être toutes les implications de cette métaphore aquatique, au courant. Mais au bénéfice de quel savoir ou accroissement de connaissances, et avec quels effets ou conséquences palpables ? Concernant notre exposition sélective aux médias, il conviendrait de remarquer en effet

* qu’on peut entendre ou lire une nouvelle sans vraiment la remarquer,

* qu’on peut la remarquer sans y prêter particulièrement attention ni s’y intéresser,

* qu’on peut y faire attention sans la croire,

* qu’on peut la croire sans se sentir concerné par elle,

* qu’on peut être concerné sans en tirer quelque conséquence que ce soit, etc.

Soit cinq degrés (au moins) dans une échelle de nos comportements d’attention, depuis la quasi-indifférence du zappeur jusqu’à l’engagement responsable. Notre (mal nommée) « société du spectacle » concerne à vrai dire les échelons inférieurs d’une attention distractive, ou picoreuse, pour laquelle le monde est un divertissement, et la réception quotidienne des médias (radio, télévision, journaux de papier) un moment bienvenu de détente ; le message glisse alors à la caresse du massage, le robinet du fameux courant à une forme furtive de balnéothérapie. On n’a pas assez remarqué à quel point nos métaphores de la communication, les ondes, le flux, la navigation…, sont de nature aquatique, invitations à barboter plus qu’à examiner froidement, à trier et à critiquer. « S’informer fatigue », remarquait judicieusement Ignatio Ramonet, or ce travail n’est pas exactement ce que nous demandons à nos kiosques et à nos écrans… Une diffuse participation aux soubresauts incompréhensibles du monde tend ainsi à remplacer nos efforts ultérieurs d’investigation ; notre désir d’une information véritable se trouve vite borné, et supplanté, par le bénéfice d’une communication superficielle et d’une attention flottante.

Devant le spectacle d’une Allemagne sortant du chaos, l’effort d’explication ou de présentation des journalistes-correspondants était, soulignait Daniel lors de l’émission, nécessairement borné par les grilles déjà disponibles ou connues de déchiffrement. Pourquoi ces vigies ou ces sentinelles de la catastrophe brune n’ont-elles rien (ou si peu) vu venir ? La loi du moindre effort, ou de la moindre « dissonance cognitive », joue ici comme partout, du côté de l’émission autant que de la réception : le journaliste pas plus que son client n’aime être bousculé dans ses routines, un narcissisme explicatif règne pareillement aux deux bouts de la chaîne, on recadre l’inouï par le déjà-ouï ou le bien connu, on édulcore ou on dilue l’événement dans les eaux sirupeuses de la doxa. Jusqu’en 38-39, ajoutait Schneidermann, les journalistes couvrant l’Allemagne nazie ne subissaient pas vraiment la censure, la loi du lissage cognitif suffisait, auprès de leurs lecteurs, à rendre le Troisième Reich acceptable. Où nous retrouvons, comme par hasard, la notion d’idiot utile présentée dans un billet récent.

Dans le fil de ce dernier (consacré à la démission de Nicolas Hulot), je songe toujours, écrivant ceci, à la meilleure façon d’alerter nos concitoyens sur les ravages écologiques : comment les faire enfin réaliser ? Pourquoi le réel fait-il épouvantail, ou point de rebroussement de nos facultés de connaître ? Le livre de Schneidermann, que je n’ai pas encore lu, a le mérite il me semble de placer une loupe grossissante sur un fonctionnement très ordinaire, et qui dans le cas du réchauffement climatique et des effondrements de la biodiversité pose un problème grave : on ne veut pas le savoir, ou le voir, et les évidences répétées de l’urgence se brisent comme du verre sur la clôture mentale obstinée des climato-sceptiques, ou des partisans d’une croissance comme avant.

Nous n’aimons pas les mauvaises nouvelles, auxquelles nous préférons les séductions lénifiantes d’une communication flatteuse ; or l’écolo fait presque nécessairement figure de trouble-fête ou de rabat-joie. Et les désastres qu’il décrit paraissent aussi impensables que l’ascension d’Hitler ; devant le ravage annoncé, notre premier réflexe est la dénégation de qui regarde ailleurs. On se rassure, on ne veut pas l’entendre. « Je sais bien, mais quand même »…, comme dit le titre d’un célèbre chapitre du psychanalyste Octave Mannoni.

La clôture informationnelle des militants communistes (Aragon !) face aux crimes de Staline et à l’horreur du Goulag visait à perpétuer la foi des militants : ne surtout pas « désespérer Billancourt ». La dénégation obstinée par Trump de l’urgence écologique et le cortège sciemment entretenu des « fake news » protègent de même les emplois d’une industrie tournée vers toujours plus de consommation destructive de l’environnement. Faut-il, devant l’emballement de cette machine, opposer à ses partisans un langage de raison, ou de vérité ? Comment amener l’individu consumériste, fier de ses routines et de son accession aux richesses du marché, à mieux réaliser ? Car les preuves fatiguent la vérité, et le réel n’a pas bon visage. Le calcul de la rentabilité à court terme pense de façon étroite, anthropocentrique et mesquine (« après moi le déluge ! »), mais comment persuader homo oeconomicus  d’élargir son champ de vision et de raisonnement, en allant voir du côté des dégâts environnementaux ? Car, encore une fois, l’écologie n’est que l’économie prise au sens large, un élargissement qui ne va pas de soi, une ouverture qui blesse ou fatigue…

Quel langage mettre en œuvre pour vaincre l’inertie ou les résistances des partisans auto-satisfaits du « comme avant » ou d’un tranquille aveuglement ? La rhétorique du devoir ou de la responsabilité n’est pas des plus attirantes ; « il faut »  fera de moins en moins recette. Aux rencontres philosophiques d’Uriage auxquelles j’assiste ce week-end, consacrées cette année aux formes et déclinaisons de l’humanisme, Enzo Lesourt, conseiller du maire écologiste de Grenoble, remarquait très justement les limites, dans ce domaine, des appels à la raison : notre logique ne suffit pas, le bon sens n’est pas, hélas ! la chose du monde la mieux partagée… On sait par ailleurs, en sciences info-com, qu’un message négatif a peu de prises sur l’inconscient, qui selon Freud ne connaît ni le temps ni la négation : si vous voulez entraîner ou créer un mouvement de foule, gardez-vous d’interdire, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ! Pas plus qu’on ne suscite le désir avec un visage austère : une invitation affirmative l’emportera toujours sur une rhétorique renfrognée. S’il faut choisir un slogan, « arrêtez de fumer » ne touchera pas le tabagique, qui entendra plus volontiers « prenez la vie à pleins poumons »…

Car c’est du désir qu’il s’agit, c’est un désir qu’il faut promouvoir et susciter, plus qu’une vérité toujours discutable. En matière d’écologie, mieux vaut suggérer par exemple que la sobriété (la bicyclette plutôt que la voiture, une nourriture moins carnée…) constitue un choix perspicace, élégant ou plus cool ; qu’il est avantageux, pas seulement à long terme (car l’inconscient zeitlos n’attend pas et il n’a cure des lendemains) mais « ici et maintenant », d’élargir notre horizon en révisant nos relations avec les animaux et avec la Terre ; de vivre avec bienveillance, c’est-à-dire en solidarité ou en compatibilité avec les espèces vivantes ; que cette vie agrandie nous porte, qu’elle est nôtre. En bref que l’écologie apporte un élargissement vivifiant, un surcroît de croissance, et non un repli sur l’antipathique décroissance. L’appel de la beauté, une revendication esthétique et un cri affectif parleront toujours plus fort que des alignements de chiffres et de raisonnements.

Emprunter le langage des fleurs ? Je cueille dans Le Monde ce texte, que me tend Odile et qui fut d’abord publié dans Charlie hebdo. Je le recopie ici car il semble fait pour ça, viral, immédiatement convaincant et attirant, impossible à réfuter : « Nous ne reconnaissons plus notre pays : la nature y est défigurée, le tiers des oiseaux ont disparu en quinze ans, la moitié des papillons en vingt ans ; les abeilles et les pollinisateurs meurent par milliards. Les grenouilles et les sauterelles sont comme évanouies ; les fleurs sauvages deviennent rares. Ce monde qui s’efface est le nôtre et chaque couleur qui succombe, chaque lumière qui s’éteint est une douleur définitive. Rendez-nous nos coquelicots ! Rendez-nous la beauté du monde ! »


6 réponses à “« Réaliser »”

  1. Avatar de Rosalux
    Rosalux

    Pour ceux qui ignorent l’existence de ce livre, j’en recommande très vivement la lecture :
    « Le peuple Allemand accuse, Appel à la conscience du monde », (Das deutsche Volk klagt an !) aux Editions du Carrefour, Paris VI (335 pages). Il est préfacé par Romain ROLLAND.
    Paru en 1936 en allemand, traduit en 1938 en Français, il a été rédigé par un groupe d’exilés allemands qui l’ont fait circuler clandestinement, particulièrement dans le milieu enseignant.
    Il a été réédité par l’AFMD.DT 330 (association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation), auprès de laquelle on peut se le procurer peut-être encore.
    afmd.dt30@orange.fr
    J’ai lu ce livre de la bibliothèque de mes parents, quand j’étais adolescente, il y a 50 ans. Je n’ai plus jamais pensé ensuite que « on ne savait pas ».

  2. Avatar de sankara
    sankara

    …Et Dieu sait que les coquelicots sont vivaces !!!

  3. Avatar de Rosalux
    Rosalux

    Dans mon jardin breton, il y avait, il y a encore quelques années, des salamandres, des orvets, des lucioles, des cerfs-volants (l’insecte !) des hannetons, … Je n’en ai plus vu depuis 4-5ans, disparus, éliminés…

  4. Avatar de JFR
    JFR

    Notre commentaire :
    Amos Gitaï évoquait hier, à sa leçon inaugurale au Collège de France, cette distinction établie par sa mère en 1931 entre « information » et « knowledge », elle qui était si conscience de la menace qui planait sur l’Allemagne et l’Europe. La mère a transmis à son fils cinéaste l’acuité de son regard.
    Depuis les champs de coquelicots et de tournesols de la Drôme fleurie…
    Anne et JF.

  5. Avatar de André Bouthillier
    André Bouthillier

    Mon commentaire

    Ma première fois sur ce site. La langue, l’intelligence du propos tout me charme jusqu’à ce que j’arrive à « Le livre de Schneidermann, que je n’ai pas encore lu »

    Et là, au fond de moi, au très fond de moi, j’ai crié « Ta gueule salopard ». Tu bouffes mon temps et mon énergie à lire du vide. Voilà les opinions qui créent les « fake news »

    Onfray disait récemment que certains pouvaient écrire un papier sur le seul titre de son prochain ouvrage…. Je constate que c’est répandu en France

    André Bouthillier
    Saint-Anselme
    Québec Canada

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Un peu de retenue André ! On peut dialoguer avec un auteur et et reconnaître qu’on n’a pas encore lu son livre. Il se trouve que je connais personnellement Daniel Schneidermann (grand amoureux d’Aragon) et que nous avions déjeuné ensemble chez moi en septembre, en parlant notamment de son dernier livre. Il m’écrit d’ailleurs, au vu de ce billet, sur la pertinence du parallèle : les journalistes n’ont pas vu venir le nazisme (qu’ils avaient pourtant sous le nez), pas plus que nous ne percevons aujourd’hui l’ampleur du désastre écologique. De quoi fouetter un chat ?

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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