L’inspection académique avait inscrit au programme des classes de khâgne Aurélien d’Aragon voici deux ans ; elle récidive en plongeant cette année les candidats dans son Roman inachevé, que les khâgneux ont de la chance !… Par prévenance à leur égard, et déférence envers les « scoliastes futurs » comme dit à peu près Mallarmé, voici quelques pistes ou balises de lecture qui pourront intéresser, hors programme, le premier lecteur venu : on a toujours raison de lire ou relire Aragon.
Ce recueil de poèmes vit le jour à la lumière de terribles circonstances (novembre 1956, année noire pour le militant).Si nous ne savons dans quel ordre exact Aragon composa les poèmes publiés sous ce titre, il est vraisemblable qu’il les mit en chantier dès la fin de son recueil précédent, Les Yeux et la mémoire, paru lui aussi le 5 novembre, mais à l’automne 1954.
Budapest 1956
On ne peut qu’être frappé par l’incroyable différence entre les deux ouvrages, et le chemin parcouru par leur auteur au cours de ces deux ans. Le premier titre, contemporain de la Guerre froide, demeurait prisonnier d’une vision extrêmement manichéenne du monde, coupé entre deux camps ; pour toute invention métrique, le poète se borne à y alterner l’alexandrin et l’octosyllabe. Et il dédicace l’ouvrage « à l’auteur du Cheval roux » (le roman d’Elsa paru en 1953), comme pour placer sa parole au carrefour d’une destruction possible de l’humanité par le feu nucléaire, ou de son ascension vers la lumière socialiste. Aux yeux du couple pourtant, le soleil soviétique s’était quelque peu voilé depuis la victoire de la deuxième guerre mondiale.
Le même recueil tendait la main à ses anciens amis surréalistes, et esquissait une autobiographie qui s’épanouira pleinement dans Le Roman inachevé. Dès le printemps 1953 (Staline est mort le 5 mars) s’amorce en URSS ce qu’Ilya Ehrenbourg nomma, dans un livre notoire, Le Dégel ; le Goulag commence à libérer ses prisonniers, et cette politique d’ouverture s’amplifie avec l’accession de Nikita Khrouchtchev au Secrétariat général du PCUS. Or le Parti français, à nouveau dirigé par Maurice Thorez, auquel Aragon se trouve lié par une profonde affection, ne semble nullement préparé à effectuer ce virage ni à faire les mêmes concessions.
Nikita Khrouchtchev
Achevé d’écrire à la terrible lumière de la dénonciation du stalinisme contenue dans le rapport « attribué au camarade Khrouchtchev » (février 1956), le grand poème du Roman inachevé paraît, par une coïncidence aggravante, au moment où les chars soviétiques écrasent le soulèvement populaire de Budapest (octobre-novembre). Adossé à ces épisodes tragiques, l’ouvrage inaugure dans l’œuvre et la vie d’Aragon le grand tournant de sa troisième période, celle de révisions déchirantes encore presque impossibles à dire, ni à penser. Un fond indicible longtemps refoulé travaille le texte, moins régulier mais tellement plus beau, et audacieux, que celui du recueil de 1954 ; une vie s’expose dans ses fractures, ses doutes ou ses colères, avec la formidable énergie d’aimer quand même, et de toujours désespérément croire.
« Vint mil neuf cent cinquante-six comme un poignard sur mes paupières », avoue Aragon dans « Prose du bonheur et d’Elsa » (RI page 243). Demandons-nous avec Johanne Le Ray si le sinistre « rapport attribué au camarade Khrouchtchev » avait grand-chose à lui apprendre, ou si son contenu, pour Aragon et Elsa, ne fut pas plutôt de l’ordre du non-événement ? Mais la libération de la parole publique ouvrait en revanche une brèche de taille, contre laquelle comment protéger les militants ?
Budapest 1956
Aragon aura cette même année cinquante-neuf ans, et plusieurs de nos poèmes semblent écrits du point de vue du « vieil homme » (titre de la page 168). Cette absence d’avenir sera le motif explicite du Fou d’Elsa ; or ce futur refusé concerne aussi l’espérance révolutionnaire. Confronté à ces perspectives cruelles, le couple-phare du Parti a quelques raisons de s’inquiéter de l’image que tous deux vont laisser ; comme écrira Elsa dans une lettre à sa sœur Lili de novembre 1962, avec sa lucidité coutumière : « Ce n’est pas nous les faux-monnayeurs, mais nous avons tout de même mis les fausses pièces en circulation ».
Elsa Triolet
Contre toute attente, Aragon choisit de répondre aux démentis cinglants de l’Histoire par une création éblouissante. Tout se passe comme si l’écriture, décisive, du Roman inachevé avait libéré un poète-romancier qui ne va cesser de produire, dans les années suivantes, une succession impressionnante de chefs d’œuvres, ici contenus en germe : La Semaine sainte (1958), Elsa (1959),Les Poètes (1960), Le Fou d’Elsa (1963), Le Voyage de Hollande (1964), La Mise à mort (1965), Blanche ou l’oubli (1967)… Tenaillé par l’urgence de faire le point, l’auteur livre en clair, au terme de cette année accablante, une bonne part de sa vie sans escamoter les drames de son enfance, l’explosion de la Grande guerre ni les déchirements des années vingt : les amitiés surréalistes sont évoquées avec une lumineuse tendresse, et il consacre à l’amour de Nancy Cunard (Nane, grande passion des années 1926-1928) des poèmes dont Elsa put se montrer jalouse. Le théoricien du réalisme socialiste qu’on vit en 1954, dans ses conseils aux jeunes poètes, prôner doctement le retour au sonnet explose ici dans des rythmes et des rimes d’une surprenante liberté : le souffle lyrique, la tendresse, l’humour grinçant balaient la page avec une souveraine liberté de ton ; tout se passe comme si Aragon, conscient d’être placé à cette date au carrefour de l’immobilisme ou d’un sursaut de sa création, pariait sur l’audace et cherchait, par le renouveau de sa poésie, à garantir, aux yeux de ses meilleurs lecteurs comme aux siens, la renaissance d’une espérance révolutionnaire alors bien compromise.
Nancy Cunard
Autobiographie ou roman ?
Dirons-nous que nous lisons, avec ce Roman inachevé, l’unique autobiographie avérée d’Aragon, qui aura raconté sa vie dans sa poésie plus que dans ses romans ? Lui-même ne tint pas de journal intime, et nous savons que ses confidences tournent facilement à la fabulation. Plus exactement, cette question de l’autobiographie se trouvera par lui étroitement liée à la « volonté de roman », comme il l’expliquera en 1964 dans un important article des Lettres françaises, « Les Clefs », écrit en réaction à la publication (retentissante) par Jean-Paul Sartre du récit de sa propre enfance, Les Mots. Écrire n’implique-t-il pas nécessairement falsifier ou mentir ? « Je préfère délibérément le roman à l’autobiographie. (…) Chez moi (…) l’emporte le vent de l’imagination sur celui du strip-tease, la volonté de roman sur le goût de se raconter ». Et de fait, les fictions lui semblent supérieures à la science historique s’il s’agit de comprendre en profondeur une époque ; le roman l’emporte en valeur documentaire sur la stricte information ; la construction ou le « mentir-vrai » (titre d’une importante nouvelle de 1964 écrite en réponse à l’entreprise autobiographique du philosophe) sont inhérents à la mise en récit, et comme tels inexpugnables au cœur de toute création. Cette thèse sera reprise obsessionnellement dans Blanche ou l’oubli (1967) : non seulement l’écriture impose ses codes propres, son épaisseur et sa logique signifiante qui exilent tout référent hors de la langue, mais le temps qui passe apporte aussi ses codes de perception, de mémoire, d’imaginaire, qui falsifient irrévocablement la chose à dire, à sentir ou à revivre. On croit se rappeler et on rêve… Racontant sa vie, on s’abandonne au roman.
Aragon nous a interdit d’opposer trop schématiquement prose et poésie, en introduisant le mot romandans quatre de ses titres – Anicet ou le panorama, roman (1921), Le Roman inachevé (1956), Henri Matisse, roman (1971), Théâtre/roman (1974). Pourquoi baptiser ainsi ce poème? Par exigence de réalisme sans doute, roman étant le nom de la vie quand elle se parle. Ou se chante, mêlant à la romance une tenace volonté de fiction… Mais la qualification d’un roman inachevé (le recueil devait primitivement s’intituler « Les Couleurs de la vie ») comporte une autre leçon. Ce nouveau titre fait pléonasme s’il est vrai que le genre romanesque, selon Mikhail Bakhtine puis Milan Kundera, proteste contre l’achèvement des formes idéologiques, contre la pensée par concepts qui voudrait s’ériger en monologue et parler d’une seule voix.
Le roman commence et se déroule in medias res ; il n’admet, au moins selon Aragon, aucune tour de contrôle ni site transcendantal d’énonciation – ni point de vue de Dieu, ni Comité central. Rien ne stimule mieux le roman que le croisement ou le bariolage des mondes propres où évolue chaque personnage ; et si l’on y rencontre la moindre idée, elle ne descend pas de l’auteur mais apparaît située, soutenue par un protagoniste de l’histoire. Cette écriture ne fait pas débat, et s’avère faiblement conductrice d’idéologie ; elle ne produit pas de thèses mais des héros chargés d’affects, elle explore avec une sensibilité animale la chair frémissante du monde, et nous invite à refaire l’expérience jamais refermée des passions. Un roman, idéalement parlant, ne devrait parler que le langage de ses personnages ; intrinsèquement polyphonique, il enchevêtre dans une immanence radicale des regards embarqués. Et c’est pourquoi il arrive à l’auteur de dire que le roman ne se résume pas, ne s’explique pas ; les notes qui accompagnent les poèmes du Roman inachevé, comme déjà ceux de Les Yeux et la mémoire, ne sont là que pour nous rappeler les fameuse circonstances, à l’exclusion de tout regard ou fiche explicative de surplomb.
Précis de dédoublement
Quels sont les personnages de ce dernier « roman » ? Aragon s’écrit au mode datif (vocatif) autant qu’accusatif du pronom, en étroite solidarité avec ses destinataires : il ne conçoit pas de je sans tu, sans la référence du il, ni surtout sans l’horizon du nous, nouage d’une famille ou d’une communauté, siège de tous les désirs et des plus grandes douleurs. Toujours à (re)construire, la famille exaspère ces contradictions. Mais le drame de cette écriture rétro-prospective, privée et publique, persécutée et persécutrice, classique et moderne…, est d’abord celui de l’Histoire. Ouvrage charnière, Le Roman inachevé combine plusieurs formes d’une exigeante critique : texte en forme de bilan, de testament, où le désir forcené d’élucidation et d’ouverture se heurte à celui, contraire, de disculpation et de brouillage. Dans ces pages fracturées, passionnées et vibrantes, l’auteur se sera effroyablement battu, y compris contre lui-même, y compris contre les siens. Mais qu’on n’attende pas de lui une auto-critique en bonne et dûe forme, l’auteur ne se donnera pas les gants de cette boxe devant le miroir…
Cette troisième période esquissée dès 1956, et qu’on dira brièvement critique ou métalinguistique, n’est en rien la résolution dialectique des deux autres, surréaliste puis réaliste. Tendu vers l’édification (servir, unir), ce Roman inachevé brasse la nuit et remue les enfers ; il témoigne surtout d’un long désir de durer, donc d’écrire, et par là de renaître, de se réengendrer « au bien ». Par-dessus tout, il s’agit à travers chaque page d’être aimé, comme le reconnaîtra sans fard une page de La Mise à mort (1965) : « Il n’y a qu’une chose qui compte et tout le reste est de la foutaise. Une seule chose. Être aimé ».
Une critique malveillante d’Aragon voit facilement en lui l’apparatchik zélé ou le scout moscoutaire. Or c’est tout le contraire que nous découvrent les pages de ce Roman, si nous savons les lire. Parce que l’auteur, intimement solidaire d’un Parti qu’il ne veut pas désespérer, ne peut présenter explicitement (ni peut-être penser lui-même jusqu’au bout) le naufrage du rêve révolutionnaire souillé par la politique criminelle des Soviets, sa parole s’approfondit ou se dédouble. Ce thème du double posé ici dès le premier poème concerne, sur trois niveaux, le dédoublement amoureux qui peut aller jusqu’à la psychose (« Je me disais je meurs c’est moi c’est moi qui meurs », page 205) ; une certaine propension à se voir double, née peut-être de l’épisode crucial de Couvrelles où le jeune soldat croit découvrir sa propre tombe (« Quel est celui qu’on prend pour moi », phrase-pivot des deux poèmes consacrés à cette halte hallucinante, pages 68-71) ; plus généralement enfin, un affouillement de l’écriture qui se déplie en métalangage critique ou ironique pour discuter de l’intérieur ses pouvoirs et ses impouvoirs, et du même coup se complique en contrebande.
Cette derrière catégorie, née des écrits de combat de la Résistance, change de camp ici même : c’est dorénavant en direction de son propre parti qu’Aragon s’efforce d’exprimer des représentations interdites avec des mots, ou des images, autorisés (selon la définition de la contrebande donnée dans La Lumière de Stendhal). Ses liens quasi familiaux avec ses camarades, bien loin de le réduire au silence, l’incitent à crypter plus profondément sa parole poétique ; à murmurer (« Murmure » sera le titre d’un magnifique chapitre de La Mise à mort, 1965) ce qu’une pensée captive ou solidaire ne peut articuler en clair. La tragédie, depuis sa définition par Aristote reprise par Corneille, n’est pas un malheur qui nous arrive de l’extérieur, mais désigne ce mal qu’on fait à soi-même ou aux siens ; elle enchevêtre l’actif et le passif, le bourreau et la victime : « Et le pis est qu’à tous les pas je heurte contre ce que j’aime » (page 54)… Les contraintes tragiques qui pèsent autour de 1956 sur un auteur affronté à l’indicible ne simplifient pas l’écrivain militant, elles le compliquent mais, par un tour d’écrou supplémentaire, enrichissent singulièrement la troisième ou dernière période de son œuvre.
Chaque lecteur débusquera, au fil des pages, les secrets ici fixés à l’intention des bons entendeurs ; nous n’en signalerons qu’un, passé jusqu’ici inaperçu mais assez réjouissant, le curieux poème chanté sous le titre « Les Fourreurs » par Léo Ferré, consacré à la mise en vitrine et à une galerie d’escrocs : « C’est un sale métier que de devoir sans fin / N’étant coupeur de bourse / Bonneteur charlatan monte-en-l’air aigrefin / Vendre la peau de l’ours » (page 220). Pourquoi dans cette section ce poème bizarre, et comment comprendre ce cocasse développement si l’on n’entend, à cette place, Vendre la peau de l’URSS ? La strophe suivante écrit, à la rime, le mot FURS, comme pour entretenir l’homophonie et souligner la contrebande.
Plus tragiquement, le ou les poèmes de 1956 inaugurent cette littérature de nœuds gordiens dans laquelle Aragon ne cessera d’exhiber ses chaînes, amoureuses, politiques, et de montrer le drame de la pensée captive, en suggérant aux bons lecteurs – car ses textes demeurent savamment cryptés – qu’il ne peut pas tout dire ou qu’il se bâillonne lui-même. On est prié d’interpréter, et ce sens indéfiniment à venir, mis à notre charge de lecteur, concerne aussi l’inachevé proclamé du titre.
« Toute musique me saisit »
La publication du Roman inachevé rencontra, en raison même de ses tragiques circonstances, un grand retentissement, comme le raconte Elsa à sa sœur dans une lettre du 19 février 1957 : « Aragocha connaît une gloire démentielle ! (…) La boue dont on le couvre se transforme à son contact en brocart et velours ! et ses ennemis eux-mêmes regrettent déjà de lui avoir cherché noise ». Ce recueil pénétra très tôt la mémoire populaire grâce à Léo Ferré (peu apprécié d’Elsa), qui en tira en 1961 un disque d’exceptionnelles chansons : huit, sur les dix plages, sont extraites de l’ouvrage de 1956.
Cette rencontre entre le musicien et le poète était convoquée par la poétique et l’érotique d’Aragon, pareillement tendues vers le chant : « Toute musique me saisit » (page 154), « un monde habité par le chant » (page 171)… La preuve de l’amour, c’est qu’il (se) chante, autant que les lendemains, ou l’idéal révolutionnaire ; le bruit et la fureur de l’Histoire, qui déchirent alors le communiste, appellaient intimement la réparation apportée par l’harmonie du chant ; et le désenchantement du militant politique, lui-même pétri d’idéal amoureux, semble lui prodiguer une supplémentaire ressource de lyrisme, comme pour vérifier l’adage de Musset selon lequel « les chants désespérés sont les chants les plus beaux ». Fervent lecteur de Namouna, Aragon plaça très tôt au premier rang de sa propre inspiration l’œuvre du romantique (indirectement cité dès le premier poème, « Sur le Pont Neuf j’ai rencontré »), chez lequel il faut, précise-t-il, « savoir entendre battre le cœur profond du temps ». On ne saurait mieux dire du Roman inachevé.
Pourtant, l’extrême séduction mélodique de ce long poème (mot qu’Aragon préfère à recueil) risque, paradoxalement, de freiner son intelligence ; et les mises en musique de Ferré, largement suivi par d’autres compositeurs-interprètes (on compte à ce jour plus de deux-cents chansons tirées des poèmes d’Aragon), ne peuvent qu’encourager une écoute selon les rimes, les rythmes et le son, au détriment du sens. Il n’est pas exclu qu’Aragon lui-même ait ourdi ce risque de négligence, en camouflant certains de ses aveux, ou plusieurs confidences troublantes, sous la beauté de l’orchestration. Une strophe du Fou d’Elsa signale ce danger, celle où les bourreaux pressent le Medjnoûn de chanter : « Mais eux n’entendaient que les rimes »… Et le texte même du Roman inachevé fait à son auteur l’injonction de se cacher par le chant : « Chante la beauté de Venise afin d’y taire tes malheurs » (page 147). Le charme très prenant du Roman inachevé peut faire manquer au lecteur d’aujourd’hui l’argument profond du poème, la trame et le drame historiques qui s’y trouvent consignés mais que, pour des raisons qu’il convient de soigneusement examiner, Aragon ne peut dire en clair ni jusqu’au bout. Sa poétique contient (aux deux sens de ce verbe) sa politique ; et il est peu de poèmes dans notre langue dont les circonstances, et les échos qu’il sait en tirer, soient plus tragiques. Il faut entendre l’arrière-texte, et les contraintes douloureuses de l’Histoire, pour prendre la mesure de ce « mélange d’aveux, de portraits, de mensonges et de masques » comme Aragon dit ailleurs d’Aurélien.
Marche ascendante, édifiante ?
Comment le poète s’explique-t-il avec l’Histoire ? Quelle ponctuation poser sur tout ce bruit et cette fureur, comment en tirer un peu de musique ? On décèle dans le traitement de la tragédie personnelle et collective plusieurs tentations ou tentatives contradictoires ; un premier partage voudrait distribuer avant Elsa l’errance, l’aveuglement ou la jonglerie verbale (« En ce temps-là j’étais crédule », page 153), et porter au crédit de son nouvel amour, au détour des années trente, l’engagement responsable et la lucidité politique (« L’homme à la fin sorti de l’ancien labyrinthe », page 24) ; l’auteur donne en exemple sa « marche ascendante » (page 29), et sur un seul chemin. Mais ce désir régulateur, normalisateur, heurte violemment au fil du texte l’évidence du chaos intérieur-extérieur, l’éparpillement des affects (car les poèmes ne s’enchaînent pas vraiment), l’enfer pavé de bonnes volontés ou les retournements cruels de la morale militante (« Je traîne après moi trop d’échecs et de mécomptes », page 176). Plusieurs poèmes d’une grande noirceur, pas seulement « La Nuit de Moscou », contredisent cette lueur qui s’est levée à l’Est et qu’évoque en des vers poignants, à la respiration large, le récit du premier voyage de 1930 à Moscou qui fit basculer l’auteur de l’autre côté du monde (pages 185-188)… Quant à l’évocation très oblique des années de la Guerre froide, elle s’intitule significativement « Poésies pour tout oublier » (page 216), sarcastiques et grinçantes.
Ecrire ou peindre c’est mettre de l’ordre. Vivre aussi, comme le dira La Semaine sainte (1958) à propos de Théodore Géricault. Et certes, tout lecteur du Roman inachevé découpera, soulignera, hiérarchisera à sa guise. Si quelques thèmes ou sujets fortement saillants se laissent ici isoler, comme l’enfance, les amours, les guerres, les voyages, l’utopie révolutionnaire…, on prendra garde néanmoins de ne pas imposer à cet ensemble de textes délicats, ductiles ou d’une infinie souplesse un carcan trop rigide. En deçà ou au-delà des partages thématiques ou chronologiques, souvenons-nous que la poésie sera aussi définie par Aragon, en 1974, comme « l’envers du temps » ; et méditons cette formule, bien attestée ici dans les moments sensibles, les « cartes postales », le temps apparemment perdu, « Les Champs-Elysées un soir sous la pluie » (page 98)… Ce temps anhistorique qui flotte ou ne passe pas fait aussi le charme irrésistible de ces poèmes : temps amoureux, ou sentimental, temps errant de la sensation prenante, irrécusable… Empreintes de ces étranges « mondes charnels » traversés par le poète-musicien, de ces affects que nous reconnaissons pour en faire en nous l’expérience. Ce sont ces moments peut-être qui assurent pleinement le partage entre l’auteur et ses lecteurs, eux-mêmes auditeurs des merveilleuses chansons créées par Ferré ; il n’y a pas d’âge pour leur écoute, ni de chronologie qui vaille. Ce temps suspendu du poème, zeitlos comme dit Freud de l’inconscient, fait d’Aragon non un auteur patrimonial, ni une pièce de musée, mais un contemporain capital.
« Tu n’en reviendras pas »
Travail du poème, travail du temps
Insistons sur la bizarre chronologie des poèmes, tendus par le vecteur historique car ils racontent des histoires, et sont pris dans les rêts de la grande Histoire ; mais perpendiculaire à cette orientation une pulsion qu’on dira primaire, insoucieuse de ces grands partages, ne cesse d’écraser les événements successifs dans le magma des affects qui ne passent pas, et qui sur le mode soudain et carrément intempestif de la Grande guerre refont surface et trouent, désordonnent, consternent la chose à dire. Aragon est précieux à mes yeux pour cette capacité à construire (une histoire) autant qu’à la disloquer ou à la déconstruire, à en miner les fragiles fondements en nous faisant entendre, sous le cours apparent ou reçu des choses, les forces contraires de l’insconscient, de la déliaison, de la condensation des sentiments qui peuvent aller jusqu’à la folie… Peu de textes poétiques auront à ce point approché, au XXesiècle, le « travail du rêve » théorisé par Freud, un travail bien accordé ici aux sautes de la voix ou du chant.
Rien n’est jamais acquis à l’homme, ni ses amours, ni son « roman ». Celui que nous donne à lire ici Aragon approfondit et complique singulièrement nos représentations d’un siècle plus proche de Shakespeare que de la dialectique par laquelle on voudrait normaliser, et enseigner, l’Histoire. Mais il tire aussi du chaos et de la boue où s’enfoncent les hommes l’ordre réparateur et le brocart du chant. Nous vérifions une fois de plus, lisant ce « poème », à quel point chez Aragon la création s’exerce au bord de la destruction ; ou, pour le dire avec Hölderlin que lui-même citera beaucoup dans Blanche ou l’oubli, comment, là où croît le danger – et Aragon comme Elsa courent en cet an de disgrâce 1956 un danger mortel – « croît aussi ce qui sauve ».
(Toutes nos références au Roman inachevé sont données dans l’édition de poche Poésie/Gallimard)
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