Hugo dans la pluie des mots

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« Je suis, écrivait à peu près Camus, de ceux qui ne tolèrent pas qu’on parle de la misère autrement qu’en connaissance de cause » (je ne garantis pas l’exactitude de cette citation qui m’avait frappé, lue en khâgne : le khâgneux n’est-il pas l’apprenti féru de dissertations, le fort en thème qui se grise d’avoir des mots pour tout ?).

Camus me désignait impérieusement une frontière à ne pas franchir, il opposait un refus de principe au grand verbiage, en exigeant pour les mots le lest d’une expérience. Mais alors dira-t-on, et Hugo ?

Hugo je crois a réfléchi comme nul autre à la misère, il l’a sondée avec toutes les ressources empathiques de son corps-esprit. Depuis, au moins, Le Dernier Jour d’un condamné, cette œuvre de jeune homme (1829). Et c’est pourquoi il sait comment ne pas en parler : que la misère est chose obscure et rebelle au regard autant qu’à la diction, qu’elle se cache car elle touche à la honte, à l’inarticulable de la fange, des bas-fonds. Comment tirer de ce fond des figures qui tiennent sous le regard et la plume, si la misère fuit de partout, si elle ne se représente pas ?

Dessin de Victor Hugo

« La misère, cette chose sans nom »… Son apostrophe de 1849 à la Chambre résume bien le défi auquel s’affronte celui qui a déjà écrit une bonne partie des Misérables : pareil « sujet » ne se laisse pas traiter sans précautions, sans une conscience aigüe des pièges du pharisaïsme, de la moraline, d’une édulcoration pieuse ou, inversement, d’une complaisance gore.Tous défauts où se précipitent les adaptations qui, croyant bien faire, nous servent Notre-Dame de Paris et Les Misérables sous forme de films, de comédies musicales, de bandes dessinées, de soap operas disneyisés… Tentons ici de pratiquer un salutaire retour au texte.

La forme de ce livre impossible, dans son architecture hérissée d’ajouts et de digressions comme dans le cours même de ses phrases, est à comprendre à la lumière de ce constat terrible : la misère ne s’articule pas. Et c’est pourquoi il y a art : de même qu’il n’est de science que du caché, il n’y a d’œuvre qu’arrachée à une tourbe où toutes les figures d’abord se confondent, gagnée sur l’aveuglement où nous laisse un excès d’illumination, ou d’obscurité. Comme dit terriblement le policier Javert, « ces gens-là, quand ce n’est pas de la boue, c’est de la poussière ». Le génie de Hugo fut d’avoir bâti son roman, un des plus beaux (ou exigeant) de notre langue, sur de pareils fondements.

Mais au fait, plutôt que de construire ou d’édifier, il se pourrait que Hugo creuse. Qu’il descende, comme Satan ; qu’il se laisse chuter à des profondeurs (égoût, bagne, couvent, masure Gorbeau, « tempête sous un crâne »…) peu frayées, où nous n’atteignons pas. La sape, la mine, la fondrière, la Fosse de Babel inversant la Tour l’attirent comme son élément, c’est de cette tourbe qu’il extrait l’or du temps ou d’un art renouvelé, qui a tellement à nous apprendre.

Au premier rang des mots, il y a ces noms qu’on dit propres, autrement dit pourvoyeurs d’une propriété, d’une stabilité. Les bourgeois (Monsieur Gillenormand) font sonner le leur, les nobles s’étirent et se reposent sur les belles arches de leurs patronymes à tiroirs, mais les misérables n’accèdent pas à ce niveau élémentaire, constitutif d’une propriété au moins symbolique ; sur eux les noms s’effacent ou dérapent, ou prolifèrent en pseudonymes incongrus et parfois cocasses, apanages honteux de la plèbe. L’origine du nom de Fantine, de Cosette, de Gavroche se perd en hypothèses, le baptême s’est fait au hasard des rues ; de même Jean Valjean alias M. Madeleine, alias Fauchelevent, alias M. Leblanc, redoublement significatif, bégaye ou dérape, on y entend trop ces gens honnis par Javert. Quant aux malfrats, ils offrent ou se payent une galerie de pseudonymes particulièrement réjouissants, où Hugo puise à pleines mains et dont visiblement il s’amuse : Thénardier se rhabille en Jondrette, en Genflot homme de lettres, en Fabantou artiste dramatique…, selon l’urgence et les besoins de ses méchantes causes ; et que dire de la troupe des Patron-Minette où figurent un « Homère Hogu, nègre » ( !), un Mangedentelle, un « Demi-liard dit Deux-milliards », inventions inépuisables nées des obscurs trafics des bas-fonds, qui commencent avec l’onomastique.

Jean Valjean accède si peu au nom que sur sa pierre tombale, dévoilée à la dernière page, aucun patronyme ne figure, seulement un quatrain écrit au crayon et que la pluie effacera ; et au fil de ce roman bruissant de paroles, d’idiolectes, de déclamations sonores, lui se distingue par ses silences : marqué par la brume anonymisante de sa naissance, ensuite passé par la tourbe du bagne, Jean Valjean en est ressorti à jamais taiseux. Ni par la langue, ni par sa surface sociale, il n’embrasse durablement le statut de l’individu.

Voudra-t-on étudier dans ce gros livre la langue ou le style de Victor Hugo ? Cette étude nous renverrait aussitôt au pluriel des énonciations, le poète y parle énormément de langues distinctes, Les Misérables sont un monument élevé à la pluralité confondante, irréconciliable, à l’invention toujours continuée et reprise des langues– mais où lui-même nous guide sans s’égarer ; la création ou l’assemblage des mots (comme la verve mise à forger des noms propres) semblent à certaines pages la chose même, le moteur ou le combustible du roman. Or les niveaux de langue marquent entre les classes et les générations autant de frontières infranchissables, comme la prononciation de Bonaparte entre le grand-père et le petit-fils : on n’a pas attendu Bourdieu pour lire dans ce roman comment la parole trie, sépare, façonne, assigne la place de chacun…

L’exemple le plus réussi, et émouvant, de cette création étourdissante du personnage par un babil qui colle véritablement à son être, et le constitue, c’est le gamin ou le moineau Gavroche, l’une des créatures les plus réussies, et inoubliables, de tout Victor Hugo ; Gavroche se crée en proférant, à jet continu, une parole primesautière qui semble recycler toutes ses rencontres, un pittoresque bric-à-brac verbal d’où la poésie fuse et renaît, inépuisablement. Merveilleuse performance d’une vie suspendue tout entière aux mots du gamin, mise en abyme aussi des rapports du poète au langage, un poète qui n’est pas, lui, l’un de ces misérables assignés à l’aphasie, mais un millionnaire de mots.

L’un des plaisirs pris à lire ce gros roman réside ainsi, à mes yeux (ou à mes oreilles) dans cet étourdissant carnaval de la parole, dans la confondante vertu d’incarnation de ses mots. On peut, en d’autres termes, prendre à la lecture des Misérables, en marge d’autres aspects que nous aborderons, une jouissance métalinguistique, en reconnaissant à chaque page, à chaque phrase la justesse imparable des descriptions, des suggestions ; mais en suivant aussi Hugo dans les rêveries qu’il échafaude comme en passant sur la force des mots, avec par exemple ses études très documentées de l’argot, ou encore avec ce mot de Cambronne auquel il consacre tout un chapitre pour clore sa reconstitution de Waterloo ! Comme si cette vocifération célèbre avait renversé le sort et, en deux syllabes crachées, rendu son honneur perdu à l’armée napoléonienne au soir de la défaite.

Waterloo reconstitué en soldats de plomb au Musée de la Cavalerie de Saumur

Une réponse à “Hugo dans la pluie des mots”

  1. Avatar de Claude F.
    Claude F.

    Mon commentaire
    Albert Camus

    «Nous sommes quelques-uns à penser qu’on ne devrait parler de la misère qu’en connaissance de cause.»

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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