Un ami par ailleurs romancier (H.K.) me signale, à la lecture de mon blog, qu’il y trouve de quoi réfléchir mais que, pour ce genre ou ce créneau éditorial, mes paragraphes sont trop longs : l’attention du navigateur étant picoreuse, ou facilement impatiente, il conviendrait de ne pas l’étouffer.
Je le remercie de sa remarque et je m’efforcerai donc ici de ne pas dépasser une idée par paragraphe, un paragraphe par information ou par idée. La lecture y gagnera-t-elle ?
Philippe Mouillon et Maryvonne Arnaud (du groupe Laboratoire, qui édite à Grenoble la revue Local-contemporain) préparent pour le jeudi 26 septembre prochain, au Musée de Grenoble, une journée de réflexion (ouverte au public) sur la passion de collectionner, à laquelle participeront notamment Yves Citton, Jean Guibal, Gérard Wajcman et Antoine de Galbert. Je collecte en vue de ces échanges, et je commence à livrer ici, quelques bribes de réflexions sur une passion qui bien sûr fut la mienne (car qui n’a pas collectionné, ou ne collectionnera pas ? Où commencent, où s’arrêtent cette passion ou ce goût ?)
Maryvonne doublera ces propos par une exposition de photos ; et des collections particulières seront de même, à cette occasion, livrées à la curiosité du public, dans les vitrines de la bibliothèque municipale, ou dans des Algecos disposés dans la rue. (Inexact, je corrige à la demande de Philippe : les photos que prend Maryvonne ne seront pas, dans un premier temps, exposées, mais les collections elles-mêmes oui).
Le propre des « collections » visées par ces expositions (et par notre petit colloque) sera de concerner assez fréquemment des objets sans valeur : cannettes de bière (vides), rappes à fromage, affichettes de perte d’un animal domestique… (Un amateur marseillais en aurait réunies plusieurs milliers.) Quelle bizarrerie d’élire tel domaine ou telle population d’objets ! La collectionnite se plaît à exalter des catégories souvent inattendues, voire délibérément triviales, pourquoi ? (Grand amateur de collections, André Breton étendait celles-ci aux moules à hosties, ou aux galets ramassés dans le lit du Lot : embarras des « experts » commis à la vente de ses trésors, et de quelques acheteurs, quand il s’agit d’évaluer ces vulgaires cailloux, que rien ne distingue de ceux restés dans la rivière…)
Dans les limites de son choix fermé, le collectionneur veut tout savoir, tout avoir, mais cette hyperspécialisation l’aveugle sur tout le reste : la variété, la valeur du monde à ses yeux se limiteront désormais à ça. Etrange « économie de l’attention », qui se circonscrit, se claquemure ; qui s’aiguise localement sur une petite branche du réel pour mieux ignorer l’arbre, ou la forêt. (Yves Citton qui participera à cette journée d’échanges animera les 3 et 4 octobre suivants un colloque, à l’Université Stendal de Grenoble, sur la problématique émergente, et très stimulante, de « l’économie de l’attention » : je lui fais remarquer que les deux sujets se touchent !)
Le collectionneur commence donc par simplifier le monde (ou son désir) ; de la proliférante variété des apparences, il ne cultivera qu’une infime portion, qui résumera désormais l’extravagance de ses désirs. Il s’agit d’objectiver étroitement sa libido, de la castrer. Quel repos au fond de savoir désormais quoi désirer ! Quel rempart opposé au vertige des « objets » pourchassés, des choix indéfiniment possibles !
Etrange alchimie de la valeur, ou de l’intérêt : « il suffit de regarder longtemps une chose pour qu’elle devienne intéressante » (aurait dit Flaubert), il n’y a pas moins de curiosités à assouvir dans une rangée d’assiettes, de timbres ou de boîtes d’allumettes que dans tout l’univers… Cette valorisation peut-être naît (ou se renforce) de la mise en série : ce que convoite le collectionneur comme le don Giovanni de Mozart-Da Ponte, c’est la liste toujours ouverte, jamais complète : l’objet « unique » qui la fermerait, ou la remplacerait, demeure hors d’atteinte ; métonymie effrénée ou don juanisme de la collection… (Les points de suspension s’imposent.) L’absolu manque, le fantôme de la totalité ne cesse de se dérober, comment jamais achever une collection ? Y a-t-il des collectionneurs satisfaits, des collections complètes ? Cette passion n’est-elle pas la vérification par excellence du mot de Pascal sur la chasse toujours préférée à la prise ?
Se joue donc autour de ces chasses un souci obsédant de la complétude, de l’objet perdu ou du manque. Le collectionneur « rémunère le défaut » des objets, qui ne peuvent que manquer à leur place car « rien n’est tout », et chaque pièce apporte trop peu. Métonymie effrenée de la collection, où chaque objet désigne son propre creux en pointant le numéro suivant, plus valeureux ou désirable.
Mais d’où vient la valeur ? En élisant des objets pauvres, a priori insignifiants, le collectionneur s’érige en source principale de celle-ci, c’est son choix (d’abord arbitraire) qui dignifie éminemment ce qu’il recueille ; ironie de cette distinction, pourquoi s’entourer ou s’encombrer de tout ça ? Paradoxe de la non-valeur de certains objets : une collection de bouteilles de Château-Yquem millésimés, remontant aux débuts du XX° siècle et classées année par année, n’offre qu’un contenu imbuvable, et le collectionneur ne s’autorise d’ailleurs à déboucher que les doubles… « Frivolité de (cette) valeur », pour citer J.-J. Goux ? Mais le non-sens de conserver telle bouteille fort au-delà de sa « buvabilité » fait éclore d’autres valeurs, valeurs d’exposition, de la mention ou de la monstration opposées à l’utilisation (pour faire allusion à des distinctions conceptuelles essentielles depuis Wittgenstein). La collection met ses objets entre guillemets, sous vide ou sous vitrines en se refusant à les employer ; cette désactivation, geste esthétique par excellence, s’efforce de rejoindre celui-ci : les objets collectionnés n’ont pas à être beaux ni intéressants, mais ils peuvent le devenir par le geste de les réunir.
La décision de collectionner pose donc une loupe grossissante sur la frivolité essentielle au désir (qui n’a précisément rien d’essentiel ni d’objectif à faire valoir – sinon l’impérieuse nécessité qu’invente pour lui chaque sujet).
Le collectionneur ne craint pas l’encombrement, au contraire. Comment expliquer les extraordinaires exigences et empiètements de son imaginaire qui restreignent son train de vie (collectionner peut coûter cher), voire son espace vital ?… Celui qui accumule les meubles et tableaux de prix en laissant sa famille faire disette (dans un décor somptueux), celui qui s’emmure vivant dans le capharnaüm de ses babioles et de ses fétiches, et risque de mourir un jour d’étouffement (comme le héros de Bohumil Hrabal écrasé sous ses livres).
La passion du décor… L’accessoire préféré à l’essentiel, les objets aux sujets, l’inertie des timbres ou des porte-clés aux trop compliquées « affaires humaines ». Le temps que passe un tel à ses collections, il le retire aux conversations, aux affaires courantes, à la fréquentation de ses congénères ; ou plutôt, il a décidé de tourner le dos à l’espèce pour ne plus fréquenter que ces sujets ou ces objets-là, tellement plus disponibles et plus sages ! La collection simplifie le désir, l’attention, la connaissance, la vie en les restreignant, en les rejouant sur une étroite maquette. Collectionner constituerait ainsi une variété du jeu, qui transpose le monde et le délimite pour mieux s’exercer ; monde embaumé du comme si, de la fiction ? Parodie de richesse, de complétude ou de plénitude ?
Les réseaux, les sociétés de collectionneurs rassemblent à la fois des émules, des modèles et des rivaux. Ces clubs parfois très fermés peuvent se limiter à trois-quatre personnes au monde ; et le prestige de certaines collections est d’être sans rivales, sans égales, à jamais uniques, élues pour sidérer ses contemporains par l’évidence d’une passion singulière, inutile.
Utilité ou futilité des collections photographiées par Maryvonne ? Que veulent leurs détenteurs ? En sont-ils plus riches ?
Quel rapport le collectionneur entretient-il avec le public ? Quel désir de secret, et inversement d’exhibitionnisme, hante tout geste de collection ? A la recherche moi-même de manuscrits d’Aragon (que je collectionne), j’ai parfois supplié tel détenteur d’autoriser la reproduction d’une page, ou d’une variante manuscrites, mais la plupart s’y refusent : publier un inédit en diminuerait la valeur. Pour le collectionneur, à l’inverse de l’éditeur, le bon manuscrit c’est celui qui reste caché, connu d’un seul.
A la Renaissance, le Prince prouve sa magni- ou munificence (vertu cardinale attachée à celui qui, comme Laurent « le Magnifique », prétend exercer une charge publique) par l’exhibition de ses collections d’abord destinées à l’admiration du public (leur thésaurisation serait blâmée comme avarice ou perversion). Cette largesse seule autorise à prétendre au gouvernement des hommes. Qu’en est-il à l’âge devenu démocratique de nos collections ? Celui qui thésaurise les boîtes de camembert se souvient-il obscurément d’acquitter ou de remplir une présomption d’aptitude à la puissance publique ? (J’emprunte ces formules à Patricia Falguières, « Les inconnus dans la maison, un parcours dans l’histoire du collectionnisme », catalogue La Maison rouge, Paris 2004).
(Travail à suivre.
Merci d’y contribuer en commentant sur ce blog
vos objets de collections, ou les raisons que vous trouvez de les réunir)
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