Pour les vingt-troisièmes journées internationales Saint-François de Sales, qui vont se tenir à Lourdes du mercredi 30 janvier au vendredi 1erfévrier prochains, François Ernenwein du journal La Croix (qui héberge ce blog) m’a invité à participer par une présentation d’ouverture, touchant au thème principal de ces rencontres. Je poste ici sans plus attendre ma contribution, qui sera discutée mercredi soir.
La conduite de la démocratie est inséparable du débat, c’est-à-dire de l’affrontement entre des opinions contradictoires, mais sur le fond d’une entente possible, d’une résolution des contraires, ou dans l’horizon d’attente d’un compromis.
La première qualité de l’homme démocratique, c’est ainsi de supporter la contradiction – une attitude pas toujours spontanée, ni bien répandue. Cela s’appelle la tolérance, une vertu qui n’exige pas de nous de renoncer à nos convictions, mais de traiter équitablement celles des autres en leur reconnaissant le droit de les défendre, comme nous défendons les nôtres.
Le modèle ou le paradigme démocratique, où Churchill voyait plaisamment « le pire des régimes à l’exclusion de tous les autres », implique une grande difficulté : on renonce à y massacrer ou à endiabler l’adversaire, comme firent tant d’inquisitions ou de régimes totalitaires, on y supporte l’énoncé ou la mise en œuvre d’idées et de comportements qui éventuellement nous écoeurent, nous révulsent ; on participe à un tournoi symbolique dans lequel les paroles, les propositions, les politiques tournent et se succèdent ; on y attend son tour, sans autre moyen pour vaincre que de convaincre ; une raison qui n’est pas forcément « la » raison, ni divine ni scientifique, supérieure aux individus sans être transcendante, plane sur le champ de la dispute, et constitue le bien commun et le recours des adversaires.
« La chose du monde la mieux partagée »
En bref, le débat démocratique implique un optimisme de la conversation : parions qu’en parlant avec plusieurs au sein d’un « parlement », la raison de chacun s’élargisse ! Et que nos convictions, au fil des affrontements, éventuellement se fortifient… La démocratie peut faire songer aussi au modèle sportif : périodiquement les adversaires se retrouvent sur le cours ou le stade pour remettre la coupe en jeu ; et ce trophée qui, pas plus que le siège du pouvoir, n’appartient durablement à personne (car il n’y a pas en sport de champion héréditaire ni de droit divin) revient provisoirement au plus capable.
L’homme démocratique apparaît donc castré, dirait le psychanalyste : amputé de sa toute-puissance infantile, de ses désirs narcissiques d’être le meilleur, l’unique ou le seul, et de la violence qui va avec. Ou décentré : il sait qu’il n’est qu’un parmi d’autres, et il se regarde ou se traite en conséquence « soi-même comme un autre » (selon la formule de Ricoeur) ; il s’identifie à un tiers symbolisant auquel il délègue une partie de son être, et cette instance de surplomb le définit (le constitue) en sujet d’échanges, soumis à une construction imparfaite, à la recherche toujours à venir du bien commun. Notre raison n’existe que distribuée, elle se tient par définition entre nous, elle est selon l’illustre formule de Descartes « la chose du monde la mieux partagée ».
Comment renoncer à ses pulsions, aux particularités ou aux idiotismes qui constituent chacun, sinon par la visée de ce commun, forcément confus et qu’on ne fait qu’entrevoir, mais dont on devine qu’il nous grandit ? L’homme qui accède à cette position témoigne d’une mentalité élargie, pour le dire avec Kant : il comprend le dissensus, il demeure ouvert à la discussion, à l’altérité, sans que l’étrangeté des autres le scandalise…
On sait que ce renoncement ne va pas de soi, et qu’il affronte de fortes résistances du côté des convictions, des adhérences identitaires, religieuses, idéologiques ou culturelles, des goûts et des dégoûts inhérents aux mondes charnels dont chacun se réclame, ou provient. Gardons-nous en effet d’intellectualiser trop vite les contenus du débat : ce ne sont pas seulement des convictions assimilables à des opinions entre lesquelles il s’agit d’arbitrer, mais des traits culturels profonds, auxquels les individus tiennent et sans lesquels ils ont le sentiment de perdre leurs racines, ou leur sol ; une foi religieuse, une appartenance nationale, ou locale, un amour sont des passions lourdes, que les sujets n’abandonnent pas facilement puisqu’ils en sont constitués et pétris. Comment concilier ces attachements avec le modèle libéral d’une société de circulation fluide, faite d’individus sans attaches ou d’esprits sans corps ?
Convictions d’opinions, convictions de mœurs
Notre terme de conviction couvre en effet toute la distance qui court de la vie de l’esprit à celle, plus lourde, du corps. Une conviction accompagne, de façon élémentaire, la moindre de nos assertions : affirmer une opinion, donner dans la rue une information à un passant, sont inséparables de la croyance ancrée en nous qu’il en va bien ainsi.
Impossible d’affirmer par exemple que « Le chat est sur le paillasson… » en ajoutant «… mais je ne le crois pas ». Ce classique exemple de linguistique pragmatique (la théorie des énonciations) montre comment la croyance infiltre nos paroles ; affirmer la moindre thèse ne consiste pas seulement à prendre position sur un état du monde, puisque du fait même de sa profération cette parole me constitue en sujet vérace, ou digne de confiance : j’engage ma compétence, ou ma responsabilité, dans chacune de mes paroles, lesquelles en retour me construisent ou m’instituent comme source d’autorité. La parole ne se résume pas à cartographier le monde extérieur, mais elle cimente intérieurement nos convictions, qui sont le socle de notre personne. En bref, le langage nous engage, il nous forme, nous hausse hors de nous-mêmes, et la moindre déclaration fonctionne comme un acte, voire comme un pacte.
Le jeu ou le tournois démocratique a donc soin de donner leurs chances aux convictions les plus contradictoires, en évitant particulièrement qu’un courant dominant l’emporte durablement sur les autres, et mette fin au débat : cette violence est le fait, un peu partout, de la religion, qui a joué ce rôle chez nous jusqu’à la Révolution française, ou jusqu’à ce que l’esprit des Lumières s’efforce d’arbitrer entre la science et la foi, en contenant les empiètements de cette dernière. La laïcité née des Lumières nous apprend chaque jour à mieux distinguer les énoncés qui relèvent du débat (la science, l’information en général, les jugements de goût, les questions éthiques…) et ceux qui, venus de la croyance ou de la foi, échappent à la discussion.
Or les énoncés de la foi ne sont pas seulement verbaux : une conviction peut s’exprimer par un habillement (le voile), une habitude alimentaire (manger kasher ou hallal), ou des démonstrations intempestives de piété susceptibles de troubler l’ordre public. Pour ne rien dire des attentats, qui constituent évidemment la forme la plus aigüe et mortifère de l’expression d’une « conviction ». Ce mot lui-même, qui implique « vaincre », signale que la conviction excède l’espace symbolique du logos, et peut conduire à la guerre. Comment maintenir nos joutes et nos disputes dans les justes limites des échanges symboliques, et faire l’économie de la violence ? La pacification démocratique n’exige pas de chacun qu’il renonce à ses valeurs, ni à ses croyances intimes, chacun demeure libre de croire et d’observer en privé son culte, mais à condition que celles-ci (croyances et valeurs) demeurent justement intimes : qu’elles ne fassent pas l’objet d’un étalage, d’une propagande ni d’une croisade fanatiques.
On ne croit bien qu’à plusieurs
On sent bien, parvenu à ce point, où réside notre difficulté : le propre d’une conviction (ou d’un article de foi) est en effet de se renforcer en se partageant. La croyance convoque le groupe, ou la communauté ; elle déborde facilement du for intérieur en direction du forum, elle exige la reconnaissance générale pour simplement exister dans la conscience individuelle. La démocratie en revanche, ou la philosophie des Lumières, exigent la privatisation des croyances, leur repli dans la sphère intime de chacun. Mais une religion privée est-elle encore pleinement une religion ? Une foi dépolarisée, maintenue dans les limites de la conscience de chacun est-elle encore viable ? Un Dieu entièrement personnel est-il encore un Dieu ? Pour croire vraiment, ne faut-il pas se mettre à plusieurs ? Comment la foi peut-elle se passer de la ratification des autres ou d’un consensus minimal ? Chacun se persuade en persuadant autrui ; le sujet croyant est centrifuge.
Bien loin de s’obtenir par l’argumentation, la vérité d’une croyance relève et se lit en clair dans un effet de réverbération, quand le message circule bien au sein d’un groupe : la messe, la célébration d’un sacrement qui agrège les fidèles ne se discutent pas, ne se réfutent pas, ils se contentent d’avoir lieu et du même coup d’unir… La religion, dans une de ses étymologies, n’est-elle pas la faculté de relier ? Ce primat de la relation suffit à faire preuve.
Ajoutons qu’une conviction religieuse n’est pas qu’un credo, un catalogue d’articles de foi, mais qu’elle se soutient par quantité de dispositions et de prescriptions très physiques, très matérielles, qui touchent aux états du corps, de la maison, du vêtement, à la gestion de l’espace et du temps. Les frottements de ces conduites particulières avec la maintenance d’un commun, ou d’un espace public, s’aggravent à notre époque de mondialisaton et de migrations, en nous mettant au contact de mœurs ou d’attitudes que les contemporains des Lumières ne risquaient guère d’affronter : la tolérance alors défendue portait sur les opinions civiles et religieuses, non sur des comportements ou des choix vestimentaires (comme le voile) venus d’autres pays et que des minorités actives voudraient nous imposer.
En bref : nous admettons les croyances qui demeurent spirituelles, dans un état light ou planant, aseptisé – mais les choses se gâtent quand les convictions se changent en prescriptions, celles que chez nous la médecine, la diététique ou l’hygiène ont prises en charge, en allégeant du même coup le poids du rituel ou de l’observance communautaire.
Que conclure de ces trop brèves remarques ? Le fait de soutenir des convictions n’a rien de condamnable : nous seulement nous ne pouvons nous passer d’en avoir, et d’en exprimer, mais une vie parfaitement agnostique ou « sans opinions » serait insipide et plate. Nous fuyons généralement la conversation des girouettes (qui adoptent en société l’opinion du mieux-disant) autant que de ceux qui feraient profession sur la plupart des sujets d’un parfait scepticisme. Nos convictions sont le sel ou le charme de nos vies. Un certain parler-vrai de même, l’affichage clair par chacun de ses affiliations semble une condition élémentaire du jeu politique, que le tournois et le fair-play dans l’argumentation vivifient. On a besoin, pour débattre, de savoir avec précision qui pense quoi.
Mais cette pensée justement ne doit pas déborder – en violences, en prescriptions lourdes, en arrogance ou dans cette forme d’hubris, d’écrasement et de mépris des autres que toute conviction contient en germe. Une conviction un peu intime, un peu profonde touche à mon identité, à mon intime propriété ; et c’est pourquoi un fond d’intolérance, voire de dégoût, est vite atteint quand je découvre les choix ou les goûts des autres. « Comment, tu n’aimes pas Wagner ? », car cela creuse aussitôt un abîme entre nous ; ou, plus gravement : « Tu songes vraiment à épouser cette fille ? »… Comment peut-on être végane, ou Persan, ou homosexuel ? Dans certains contextes, la question implique un effroi, la vacillation qu’on ressentirait devant un Martien.
Tant d’hommes restent pour moi des Martiens ! La tolérance initiée par la philosophie des Lumières, et la curiosité pour l’altérité n’ont rien de spontané, cela demande une éducation – sur soi et sur les autres – toujours à reprendre.
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