Est-il trop tard pour donner sur ce blog un conseil ? Ou plutôt non, pour relayer un cri, celui qui surgit des cimaises de la Mairie du Ve arrondissement de Paris, jusqu’au 2 février prochain, où sont accrochées l’œuvre au noir, mais aussi la peinture illuminatrice d’Isaac Celnikier.
Juif polonais, ce rescapé de la Shoah n’a pas renoncé à fixer l’anéantissement traversé. Dans des gravures que la multiplication des hachures, des rayures transforme en brouillard d’encre (« Nacht und Nebel ») transitent des ombres, des fantômes dont on discerne à peine les traits, promis à l’effacement. Les visages, auxquels une individualité pourrait se raccrocher, sont rares, mais d’autant plus prégnants ; ils s’égrènent en grappes, ils s’entrechoquent sous les coups du ciseau qui redoublent la schlague, ils s’étirent dans un rare trou de lumière pour tendre jusqu’à nous le dernier rayon d’un regard.
La présence résiduelle d’une vie qui bouillonne encore, avec quelle force, dans ces magmas, ces confuses mêlées de corps entassés, rappelle les plus hautes manifestations de la gravure : à moi Rembrandt, Goya (« Les désastres de la guerre »), Picasso !…, dut se dire Isaac pour fortifier sa résolution de témoigner quand même. D’opposer aux forces de mort (toujours présentes dans la mémoire du survivant qui n’a que des souvenirs balbutiés) les ressources d’un art implacable, aussi décapant qu’hallucinant. Celnikier nous fait toucher le cauchemar, il nous embarque jusqu’aux derniers cercles de cet enfer, mais ce n’est pas uniquement pénible : nous admirons, nous mesurons devant ces gravures arrachées à la nuit la force d’un retour, retour des camps, retour sur l’horreur ici documentée, disséquée, placée à bonne distance et donc surmontée. Comment résister à l’effondrement ? Rarement le mystère de la résilience, de la catharsis propres au grand art fut aussi évident, pour moi, que devant cette exposition.
Car il y a inversement, au rez-de-chaussée, une autre proposition toute de lumière et de douceur fragile dans les grands portraits que le peintre a faits de sa femme, Anne, et d’autres visages familiers : images si calmes du retour à la vie, au foyer. Ce dernier mot s’entend pour sa chaleur, son feu paisible dans le rougeoiment des braises qui surgissent ici de la flamme d’une étoffe, de l’empourprement d’une joue où le sang bat. La femme nimbée d’une sourde aura, qui n’a rien de triomphant mais semble sourdre de la peinture en couches épaisses ici accumulées, est généralement grave, d’une gravité gravide évocatrice d’enfantement. Anne glisse à la Madonne, mais sans que le religieux empiète sur le portrait : l’icône n’est que suggérée dans ces reprises de Vierges à l’enfant, la vie afflue et circule dans ces postures aux traits méditatifs, charnus mais comme absorbés dans un regard intérieur. Dans un dialogue entre les surfaces, visibles, et tout ce que celles-ci contiennent et nous dérobent.
Isaac Celnikier a un sens aigu des affleurements, et c’est pourquoi son art nous semble si profond : dans la broussaille proliférante des gravures tentant de suggérer l’abattoir des camps, comme dans les si beaux visages de femmes incrustées (Rembrandt encore) dans le clair-obscur, les regards insistent et croisent le nôtre, nous ne pouvons nous dérober, ni refuser d’imprimer tour à tour en nous cette horreur, cette douceur.
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