Jours fastes : on donne jusqu’à jeudi 14, à la Maison de la culture de Grenoble (MC2), Bérénice de Racine, dans une mise en scène d’Isabelle Lafon.
En fait, j’avais mal lu la page d’annonce dans le programme annuel de la Maison : « Dans son adaptation, Isabelle Lafon propose du théâtre classique par excellence. Sur une scène épurée, les acteurs redonnent vie à ce récit en alexandrins. Et pour les mettre en valeur, un jeu de lumière poétique les suit dans chacun de leurs gestes. De quoi nous captiver tout au long de cette intrigue. »
Je m’y suis donc rendu dès samedi soir, avec Odile, convaincue de me suivre, « tu verras, un pareil classique ça ne se refuse pas ».
Dans son adaptation : j’avais compris mise en scène. J’ai senti l’annonce du pire en recevant de l’ouvreuse le petit fascicule où s’étalait, explicitement, « Adaptation et mise en scène Isabelle Lafon ». La dame, que je ne connais pas, avait donc pris des libertés avec le texte. Sur le plateau très nu et pour tout décor, une table de répétition, devant laquelle nous patientons.
La trouvaille de Madame Lafon saute aux yeux dès les premières minutes : les cinq acteurs convoqués ne vont pas vraiment jouer le texte, mais sa répétition à la table comme disent les gens de théâtre : dans un premier temps, la troupe se passe de main en main le texte pour essayer les voix et vérifier les rôles, pas encore vraiment distribués, on s’échauffe, on se lance des apartés, on improvise des mimiques…
C’est ce travail de coulisse, ou la reconstitution d’une création in statu nascendi, et rien de plus qu’on nous servira ce soir : Titus joué par une femme (à titre d’essai pourquoi pas ?), Bérénice cavalant autour de la scène, ou se roulant par terre aux pieds de l’empereur pour mieux signifier son chagrin, Antiochus moulinant les alexandrins en y mettant les bras pour, sans doute, donner à sa voix du débit… Comment, au nom de quoi peut-on à ce point massacrer un classique ?
Odile (très déçue, elle entendait Bérénice pour la première fois) me dit que ce n’est pas si grave, et qu’on verra au théâtre d’autres horreurs. Sans doute, mais Isabelle Lafon s’est attaquée à Racine : pourquoi tant de haine ?
Bérénice mise en scène par Lambert Wilson
L’alexandrin racinien passe pour ce que notre théâtre a produit, en matière de langage, de plus relevé. Je conçois son étrangeté dans le paysage culturel d’aujourd’hui ; pour beaucoup de lycéens, les pièces de Racine sont simplement écrites en langue étrangère. Ça ne passe plus, à moins d’adapter. De « redonner vie ». D’où la bonne volonté pédagogique qu’il faut peut-être prêter à cette entreprise de démolition : quand l’œuvre est trop haute, il faut écrêter, raboter, salir – dans les hoquets qui redoublent arbitrairement quelques vers, dans les interjections parlées que l’actrice-Bérénice (au fait il y en a deux) lance à Titus en lui rendant, dans une scène ajoutée, ses écharpes, ses bijoux. On a beau être reine, on n’en est pas moins femme, nous signifie cette soirée. Assez de grandeur, de style et de poses, au diable cette tristesse majestueuse partout vantée, que voulez-vous que nos écoliers y comprennent ? Il faut exprimer une bonne fois la passion avec les gestes de tous (tambouriner le sol, ou la poitrine de Titus), il faut jouer le fait que les acteurs eux-mêmes ont du mal à articuler ça, et au fond n’y comprennent rien : d’où l’absence totale de jeu, et d’occupation du plateau, ce soir on improvise, on court de-ci de-là, on rampe, on bégaye. La transmission de Racine auprès des jeunes classes (présentes en effet sur les gradins) serait à ce prix.
Voilà qui est « politique » (le dernier mot de l’interview d’Isabelle Lafon sur le programme), ou en tout cas démocratique : la rencontre d’un classique avec l’école exige non qu’on élève l’élève à la hauteur d’un texte, mais qu’on dissolve celui-ci dans les attentes, les capacités ou le monde supposé de celui-là.
Je n’ai pas été sensible au « jeu de lumière poétique » annoncé – en panne peut-être l’autre samedi ? J’aurais aimé entendre quelques alexandrins, « Dans l’orient désert quel devint mon ennui… », supprimés du texte pour longueur sans doute abusive, le spectacle ne durant qu’une heure trente. D’ailleurs les acteurs ne savent pas dire, ou s’en balancent : Lafon déclare avoir étudié chez Mesguich, lui-même élève de Vitez qui nous donna une inoubliable Phèdre, avec quelle passion ces deux-là auront ciselé une langue dont ici il ne reste rien !
À quand, au nom de ces contraintes adaptatives, un Racine en lecture rapide ? Ou illustré de faits divers ? Réhaussé de hip-hop, de street art ou d’une touche de porno ?
Bérénice dans la mise en scène d’Antoine Vitez
Je tiens ici le discours d’un vieux grincheux académique, je proteste au nom d’un classique qui n’est plus de saison n’est-ce pas ? L’anachronisme de Racine et de quelques autres fait tout leur prix, auprès de metteurs en scène exigeants ; mais on sent que son étrangeté, sa majesté en enragent d’autres, pressés d’évacuer toute cette vieillerie, casse-toi Titus, au trou Antiochus, place au jeune, au bavard, au quotidien, au nerveux…
Je pardonne mal à l’institution de faire tourner un pareil mensonge : au vu du programme, les gens se précipitent à Racine, les cinq représentations sont complètes, et la plupart s’en retourneront satisfaits (pas de sifflets samedi, quelques rappels assez mous)… Ils ont cru voir et entendre Bérénice, ils ont payé, sans se poser trop de questions, leur tribut à la culture. Pourquoi m’en prendre ici à une soirée finalement comme les autres ?
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