Qu’il est beau, profond et touchant, le film que Niels Tavernier vient de consacrer à « L’incroyable histoire du facteur Cheval » ! Qui méritait bien, en effet, de nous être contée…
Jacques Gamblin, décidément trop rare sur les écrans, réussit une incarnation inoubliable de ce fonctionnaire taiseux, dur à la tâche, qu’on voit avec sa sacoche courir les sentiers de la Drôme, ou plus précisément de son village d’Hauterives – à raison de 32 kms par jour, il aura parcouru durant une carrière irréprochable cinq fois le tour de la Terre, sans sortir du département… Un certain jour de 1878 pourtant, son pied heurte un caillou et c’est, au terme d’une chute spectaculaire, le tournant de son aventure ou ce qui va transformer cette vie obscure en fable : non seulement Cheval déterre soigneusement, pour l’emporter chez lui, cette pierre à la forme étrange mais, repassant le lendemain, il en ramasse d’autres, et se lance non dans une collection de cailloux mais dans l’édification d’un « Palais idéal », improbable synthèse des pyramides d’Egypte, des temples d’Angkor ou des monuments qu’il découvrait à la dérobée sur les cartes postales ou les magazines piochés dans ses courriers. Un rêve longtemps agité dans cette tête plus dure elle-même qu’une pierre peut alors sortir de terre, une architecture déploie ses volutes labyrinthiques dans le jardin du facteur, suscitant l’inquiétude de sa femme, les railleries du village puis, peu à peu, l’intérêt d’un photographe, de voyageurs, et pour finir une réconnaissance générale.
Qu’a ce film de particulièrement attachant ? On y voit un homme au travail, dans des conditions particulièrement pénibles : par tous les temps, hors de ses heures de service, Cheval promène durement sa brouette sur les chemins de campagne, il escalade des échafaudages qui plus d’une fois rompent sous son poids, il use ses paumes et ses doigts à malaxer la chaux, polir les pierres, les jointoyer dans des assemblages de fantaisie ou selon un plan dont il est, au fil de ses rêveries, le seul maître. Niels Tavernier, à travers la fine interprétation de Gamblin, filme un acharnement qui peut frôler l’autisme, la possession d’un modeste artisan par son rêve : Cheval est littéralement bridé, chevauché par une chimère qui le tyrannise.
Ferdinand Cheval au travail circa 1880
Cet idéal qui le possède pourrait le désocialiser, mais le facteur eut la chance d’être compris et soutenu par sa femme Philomène (généreuse Laetitia Casta), par la petite Alice qu’ils ont eue ensemble, très fière de son papa, et de proche en proche par un village finalement admiratif, au-delà des inévitables accusations de lubies et des premières moqueries. Tavernier filme donc au plus près, et c’est assez inhabituel, la vie d’une petite commune aux dernières décennies du XIXe siècle avec ses querelles, sa dureté mais aussi ses solidarités ; la caméra ne s’attarde pas sur des épisodes qu’on dirait saillants, le remariage de Cheval et de Philomène, tous deux veufs, ou leur roman d’amour vite expédié à la faveur d’une simple cruche d’eau, ni les morts successives ; elle préfère s’attarder sur l’intemporel, les somptueux paysages d’une Drôme changeante au fil des saisons, ou des heures de la journée. On voit et on entend dans ce film le passage du temps, des années ; l’affaire Dreyfus ou la déclaration de guerre (où tombe le fils) sont évoquées à la cantonade, Hauterives échappe au théâtre de la grande Histoire, mais ces vies minuscules qui occupent l’écran nous absorbent, nous fascinent dans leurs parlers rugueux ou leurs détails vestimentaires, l’uniforme du facteur qui en est fier, le licol qu’il s’ajoute pour équilibrer la charge de la brouette (il ne s’appelle pas pour rien Cheval), l’importance des chaussures, ou de cette plume sergent-major avec laquelle, la nuit, il recopie d’une écriture appliquée, apprise, le journal de son Palais pour éclairer les générations futures. Cheval édifie, et il est édifiant dans sa réserve tétue, sa persévérance surhumaine, ou ces maximes qu’on dirait tirées d’une littérature de patronage dont il décore gravement l’édifice et qui fleurent bon l’école primaire, les magazines paroissiaux ou la Troisième république, « A cœur vaillant rien d’impossible », ou « Aux origines de la vie j’ai puisé mon génie »…
Celui qui, dans une de ses rares prises de parole publiques, déclarait avoir tiré son inspiration du vent dans les arbres et du chant des oiseaux, nous lègue un chef d’œuvre d’art brut qui plaît tout de suite aux enfants, avides d’y grimper et de le parcourir, mais qui fut également célébré par André Breton, ou reconnu et signalé par Malraux comme exemple assez rare d’architecture naïve. Cette naïveté, ce rêve à l’état naissant me semblent heureusement retracés par ce film lui-même modeste, plein de respect et d’admiration pour la création qu’un homme apparemment ordinaire édifia, trente-trois années durant, en marge de sa condition. Hauterives ne peut sans doute rivaliser avec Angkor, mais il est émouvant de découvrir, dans ce village, ce miroir syncrétique au bestiaire plus grouillant que le rêve, où le chalet suisse côtoie Babylone, où les fées veillent sur le cénotaphe d’une petite fille tandis que les géants se couronnent de palmiers…
Niels Tavernier
Mon intérêt pour ce Palais remonte-t-il à des vacances en Gironde ? J’avais dix ans dans les années cinquante quand nous disputions, mon frère et moi sur la plage de Saint-Palais, le concours de châteaux de sable du Figaro, pour lequel notre grand-père (lui-même entrepreneur en maçonnerie) nous avait préparés en nous dessinant de superbes maquettes, en taillant aussi des coquilles d’huître à insérer au sommet des tours en guise d’échauguettes ou de machicoulis. J’apprenais avec délices ces mots nouveaux, je triturais mon sable en lorgnant sur les constructions de mes rivaux, j’accueillais orgueilleusement le jury dans le périmètre de ce chef d’œuvre puéril que la proche marée emporterait… Je m’y revois encore, affairé que j’étais, que je suis toujours peut-être, y a-t-il un âge pour les châteaux de sable ?
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