A la suite de la journée qui s’est tenue au CNL, consacrée aux chances du livre affronté à la tourmente numérique (journée relatée ci-dessus dans ce blog), David Lacombled qui y participait m’a envoyé son ouvrage récent, Digital citizen, Manifeste pour une citoyenneté numérique (Plon, 2013). Encore un livre (d’un chercheur venu du journalisme et qui travaille chez Orange) pour brosser le panorama des chances et des dangers apportés par le numérique, secteur par secteur, la géopolitique, l’état, la ville, les médias, la nouvelle économie ou, last but not least, l’enseignement… N’y a-t-il pas surproduction de ces ouvrages trop synthétiques, ou récapitulatifs, qui nous vantent l’ouverture, les chances à saisir, les inouïes perspectives tracées par cette « révolution » ? Je l’ouvrais et en parcourais les premiers chapitres avec un peu d’ennui – j’avais tort.
L’auteur commence par remarquer combien nous peinons à simplement percevoir le nouveau : l’invention de nos principaux médias (imprimerie, téléphone, cinématographe…) a commencé en mineur, en minable, et suscité d’abord le dénigrement ou l’ironie ; au point qu’une nouveauté radicale nous échapperait radicalement, nous n’aurions aucun moyen de la cadrer, d’en anticiper les effets… S’il est vrai qu’un média naît toujours deux fois, ses usagers le corrigeant, l’adaptant, le co-créant parfois fort au-delà des intentions ou visions du premier promoteur, que dire d’internet qui ne vit précisément que de nos adoptions, par un appel toujours renouvelé aux initiatives des internautes, et de développements partout relancés ? La Toile est l’exemple par excellence d’une création collective, d’une gestation permanente, et donc d’un territoire dont nul ne détient la carte mais seulement des fragments, d’usages, de performances, de vues…
Toute nouvelle vue sur ce kaléidoscope de postures, d’opinions, de savoirs, sur ce versicolore Arlequin en perpétuelle sarabande sera donc bienvenue si elle ne répète pas trop les exposés déjà reçus, ou si elle nous touche par un accent, une passion. Je me suis senti touché dans ma lecture par le chapitre consacré à l’éducation, qui énonce en quelques pages succinctes des questions d’une urgence et d’une pertinence évidentes : que veut dire savoir à l’époque où le numérique met tous les contenus de connaissance à la portée de quelques clics ? La tâche de l’enseignant n’en reçoit-elle pas un tour d’écrou ? Je veux dire, ne devient-il pas nécessaire de transmettre non des données de savoir au premier degré, mais d’apprendre aux apprenants à apprendre, en plaçant la barre du savoir au niveau méta : comment chercher, organiser, classer, développer, critiquer, croiser, hybrider les connaissances dont on dispose déjà (par ailleurs, ou dans le « cloud »)… Comment s’en servir et faire fructifier tout cela au mieux de ses propres curiosités ?
« La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié ». Le vieil adage cité en passant par David Lacombled reprend du service, en nous rappelant que le vif du savoir, ou de l’intelligence, n’a que peu de rapports avec la mémoire et les fardeaux du « par cœur » que nous imposaient nos manuels, ou nos chers professeurs. Pourquoi internet pénètre-t-il à peu près partout aujourd’hui, à l’exclusion des salle d’examen ? Pourquoi cet acharnement de certains à prescrire ou encourager le bachotage ? Ma propre formation de philosophe m’a peut-être sensibilisé précocement à cette évidence, dans la mesure où cette (bien nommée) discipline n’est pas un recueil de thèses, de données ni de savoirs locaux, mais une curiosité (un doute) portés à la source des autres connaissances. Un tour d’écrou infligé aux questions des autres, une aptitude à délier (les évidences, les grumeaux de la doxa) et à relier autrement, à provoquer des carambolages (au sens du billard), à filer des métaphores et jeter des ponts…
Je ressens donc une véritable affinité entre le méta-savoir de la philosophie telle qu’on devrait depuis toujours l’enseigner, et les tâches pédagogiques ou les urgences nées des nouvelles technologies. Le terrain de jeu est immense, mais qui dans l’université française en prend la mesure, avec le désir véritable de s’en emparer ? J’y songeais ce matin même (mardi 16 juillet), en écoutant sur France culture Bernard Stiegler énoncer au micro de Marc Voinchet cette urgence, ou cette exigence : nous connaissons très mal internet et les possibilités nées du numérique alors que nous sommes non pas devant mais dedans, saisis par elles. Son propos s’est trouvé bien relayé à l’antenne (prévenance du montage) par la rediffusion d’une intervention de ma collègue Divina Frau-Meigs, stigmatisant avec son tact et sa retenue habituels la frilosité et la sclérose d’esprit de notre establishment (décideurs politiques et « intellectuels » confondus).
Comment évaluer correctement les conséquences d’un nouveau média ? Il aura fallu quelques siècles de culture « gutenbergienne » pour comprendre ce qu’avaient fait à nos esprits ou à nos mœurs le livre, et l’imprimerie (« l’ordre du livre » comme dit Roger Chartier, ou la graphosphère chère à Régis Debray) ; or les technologies numériques (dont nous pouvons « tracer » les origines depuis la décomposition alphabétique et la grammatisation développées notamment par les Grecs) ne vivent vraiment parmi nous que depuis quelques décennies. Il est très facile de vitupérer leurs effets néfastes, et de pointer par exemple avec Stiegler que le « présentisme » (examiné par Lacombled) encourage les jeux irrationnels de la pulsion, ou dans l’ordre économique des calculs de rentabilité à très court terme… Or les pulsions ne sont pas le désir, qui se construit ou s’étaye sur elles selon un jeu complexe de déplacements, de délais et de contrepoids ; de même le méta-savoir, ou le savoir tout court (la bonne vieille « culture ») émergent des données que nous glanons ici ou là. Et le numérique peut engendrer une politesse (une « netiquette »), de nouvelles solidarités ou une citoyenneté, là où tant d’usagers n’en profitent que pour piller, vandaliser ou publier des insanités…
Le numérique n’est pas une révolution « de plus » (terme bien dévalué à l’heure où la pub a accolé cette qualité à une voiture Citroën ou au dernier rasoir jetable), il apporte une quatrième dimension à nos objets, à la ville par exemple (chapitre 4) autant qu’aux sujets que nous sommes : dimension relationnelle, communicationnelle, invitation à construire et relancer des liens de toutes natures entre des usagers nullement passifs ou simples consommateurs, mais co-inventeurs et développeurs de ce terrain du plus grand, du plus ouvert des jeux jamais proposés à l’humanité.
On ne démontre pas en termes comptables les avantages du mouvement en cours, on en donne le désir, on s’y plonge ou l’on s’y rallie. On chipotera Lacombled sur son enthousiasme, sur ses incantations parfois naïves à l’ouverture des frontières, qui méconnaissent les pesanteurs, l’inertie de l’Histoire et bien sûr de la géographie. On ne peut réfuter ceci : le numérique si jeune encore est une affaire de jeunes (et de femmes, ajoute pertinemment notre auteur) ; le refuser aveuglément, ou sans examen un peu sérieux donc participant, revient à perpétuer ce monde de vieux, épuisé de commémorations et de recommandations d’un autre âge, dans lequel les décideurs économico-politiques nous enferment. Qui contestera que notre société française, par ses choix économiques et institutionnels, demeure obstinément, pesamment anti-jeunes ? La tornade numérique ne fera pas subitement de ce lourd passé « table rase », mais elle peut y injecter beaucoup d’air.
(David Lacombled, Digital citizen, Manifeste pour une citoyenneté numérique, Plon 2013).
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