Un ami dont je tairai le nom m’a expédié en décembre-janvier de vigoureuses philippiques contre les Gilets jaunes. Il est viscéralement contre, et moi plutôt en sympathie avec eux alors que nos origines sociales diffèrent, lui d’extraction modeste, moi né d’une famille bourgeoise, comment expliquer notre différend, et pourquoi une telle vindicte ?
« Ces agités sont pour beaucoup des retraités repus, il suffit pour s’en persuader d’observer leurs voitures, les assortiments plantureux des supermarchés où ils s’approvisionnent comme tout le monde, sans parler des biens collectifs dont ils disposent (éducation, santé au premier chef, sécurité, etc.). User à leur propos du mot misère est à mes yeux une indécence. Sauf à parler de misère culturelle, qui est en effet abyssale chez pratiquement tous, mais n’est qu’une raison de plus de se dissocier de leur tourbe, consternante de médiocrité vindicative et écervelée. Rien ne justifie enfin qu’ils s’arrogent le droit de filtrer la circulation, couvrir les exactions des casseurs ni encombrer l’actualité de leur vindicte houleuse tourbillonnant au gré des slogans successifs. (…) On avait connu cela sous le nom de totalitarisme, quand il ne fallait pas manquer de saluer un cortège de SA sous peine de brutalités. Est-il plus honorable d’être mis en demeure d’étaler un gilet jaune sous le pare-brise si l’on souhaite franchir sans encombres un barrage de ces braillards ? Or nous en sommes là, chacun a eu l’occasion de le vivre sur l’un de ces grotesques ronds-points occupés. Et c’est la gauche qui cautionne cette pantalonnade de sans-culottes de carnaval !
« (…) Je viens de rentrer d’avoir tenté quelques courses vers Saint-Germain-des-Prés, rendues impossibles par l’émeute de cette plèbe haineuse. Et je me souviens de cette horde, harde de hardis, rencontrée au péage de Tournus, tous plus beaufs les uns que les autres, minables sans-culottes en voiture, camions, motos, foule avinée et ravinée de bêtise. Cette plèbe sent plus le soufre que la souffrance, et le pouvoir a eu tout à fait tort d’abord de la mettre dans la rue, ensuite de ne pas la faire rentrer chez elle à coup de bottes, environnée qu’elle est de casseurs d’extrême gauche anarcho-insurrectionnels. En un sens il est bon que la bourgeoisie germanopratine les voie de près cet après-midi, elle se dégrisera peut-être enfin ! »
Chers gilets jaunes, méritez-vous tant de haine ? Vous souffrez d’une fragilité évidente, vous avez du mal à joindre les deux bouts dans cette France péri-urbaine où vous aviez cru dénicher un abri contre les tourments de la grande ville et ses loyers trop chers, avant de vous retrouver coincés par des dépenses non-négociables, les mensualités des emprunts de votre pavillon, l’entretien de l’indispensable voiture…
On parle beaucoup à votre sujet de crise de la représentation, or j’ai publié moi-même sous ce titre un ouvrage à La Découverte (2006), que mon éditeur me presse d’augmenter et de rééditer en poche ; j’y distinguais en particulier la manifestation (régime primaire de la présence réelle, indicielle des corps) de la représentation secondaire (délégation et soustraction symbolique), un sujet sur lequel j’aimerais en effet revenir.
Il est clair que vous en êtes au stade primaire d’une revendication inorganique, inarticulée, physique : vous réclamez en désordre tout et son contraire, vous vous défiez de toute délégation, et si une tête parmi vous émerge qui pourrait parler pour les autres, ou vous représenter auprès de nos dirigeants, vous proférez contre elle des menaces de mort et semblez désireux de la couper. Votre grand corps rigoureusement acéphale ne représente donc rien, sinon l’urgence de se manifester, d’être vus (en s’habillant pour cela de fluo), de protester qu’on existe… Cette clameur ou ce cri ne sont pas comme tels réfutables, il faut les entendre même si cela blesse certaines oreilles ou regards toujours tournés ailleurs.
Ce fait brut d’exister, il faut en imposer tôt ou tard l’évidence contre des siècles de représentation politique et médiatique fortement biaisée : longtemps, depuis disons 1789, ce sont des hommes blancs, mâles d’âge mûr et de condition bourgeoise qui trustent la représentation de la République ; dans les médias comme à la Chambre, on croise assez peu de gens comme vous… Or notre caste médiatico-politique a la vie dure, et sait se perpétuer aux postes de commande ; on se moque du président Bouteflika, qui ose demander (imposer) à son pays un cinquième mandat, mais a-t-on assez réfléchi de ce côté de la mer aux ruses par lesquelles notre représentation, parlementaire autant que médiatique, reproduit de terribles angles morts ? Se souvient-on qu’en 2017, plus de la moitié des électeurs du second tour ont été forcés de choisir entre deux candidats qui n’étaient pas le leur ? (Situation identique déjà aux présidentielles de 2002.) Je ne mélange pas le médiatique au politique, je propose de les articuler étroitement, et de remarquer par exemple que la France péri-urbaine n’a pas fait l’objet de beaucoup d’intérêt de la part de nos grands médias, qui préfèrent reléguer toute une partie de notre territoire, quasiment invisible, sous le vocable de la France moche, adepte de la clope, du gasoil et de la palette… Ce mépris provoque aujourd’hui son retour de bâton.
Les Invisibles, ce film au succès mérité, est sorti en salle en même temps que vous aux ronds-points, et il suscite la même reconnaissance étonnée : les femmes qu’il montre, comme vous-mêmes, ne sont peut-être pas très douées pour faire face aux contraintes subtiles de l’administration, des partis, des syndicats ou de ces institutions à travers lesquelles se déclinent en France les luttes, et se rendent visibles les combattants. Vous nous brouillez la vue, vous nous arrachez nos traditionnelles lunettes ; allergiques aux formes de représentations nationales, syndicales, médiatiques dans lesquelles vous ne reconnaissez pas votre image, vous nous proposez en revanche une solidarité de base, des palabres aux ronds-points où l’on peut rencontrer et apprécier son voisin, des braseros autour desquels se renouent un lien organique et des valeurs oubliées par le système libéral.
(Vocation démocratique du rond-point : j’avais écrit ici même sur Feu rouge ou rond-point, article publié dans La Croix et repris sur ce blog, que les feux de croisement incarnaient un ordre vertical, transcendant ou autoritaire qui ne se discute pas, tandis que l’ordre qui préside aux ronds-points est immanent, chacun au vu de la conduite des autres y négociant son passage, son coup d’accélérateur ou de frein… Le rond-point, lieu où les sujets demeurent entre eux par excellence, remet la loi entre nos mains.)
Vous n’incarnez donc pas un « mouvement », chers Gilets jaunes, puisque vous vous défiez de ces organisations pyramidales où l’individu lambda disparaît. Anarchiques, brouillons, vous vous contentez de bouillonner avec une belle indifférence vis-à-vis de ceux qui vous prêchent les vertus de la verticalité, de l’argumentation, des hiérarchies ou de la délégation. Regroupés à travers les réseaux sociaux, ces fourriers de l’individualisme contemporain, responsables en tous domaines d’impitoyables courts-circuits qui minent l’institution ou les constructions symboliques, vous échouez à produire un nous – ce pronom qui désigne en grec l’esprit. Ce rapprochement donne à rêver, y a-t-il pour chacun de l’esprit sans un « nous » minimal ? Vous ne pensez pas collectivement, vous ne rédigez pas de manifeste, vous préférez peser. Ce stade de l’agrégat ou du tremblement où vous vous tenez a donc de quoi exaspérer, mais aussi attirer : une majorité de Français, malgré les débordements de vos manifs, vous a longtemps trouvés plutôt sympathiques. Car si vous échouez à formuler un programme ou une alternative crédibles à ce que vous dénoncez, il faut vous accorder que vous avez réussi à faire bouger le jeu politique, et forcé notre Président à descendre de son piédestal…
Etes-vous anti-politiques, ou incarnez-vous au contraire une chance de renouveau démocratique et un terrain d’expérimentation ? Vous rendez évident l’effondrement d’une représentation (médiatique, politique) qui parlerait au nom de tous : par quelque bout qu’on étende cette représentation, elle ne sera jamais équitable, la crise de la représentation est simplement inhérente à son projet ou à sa mise en œuvre. Que dire dès lors à ses laissés-pour-compte ? Comment vont-ils consentir ? Comment vont-ils se reconnaitre dans le miroir (médiatique, parlementaire) qu’on leur tend, ceux qui exigent la fin des « élites » qui parlent et agissent loin d’eux en leur nom ?
La démocratie n’implique pas seulement, dans sa définition et son cahier des charges, le débat ; celui-ci suppose qu’on croie à la compétence du premier venu, de n’importe qui – proposition d’apparence exorbitante ou scandaleuse qui motiva longtemps le maintien d’une République ou d’une démocratie censitaire, où le vote dépendait du niveau de fortune et d’études des sujets capables, pour ne rien dire du sexe… Demandons-nous sous quelles formes modernes, insidieuses, ce « cens » travaille toujours notre système. Songeons aussi que cette crise de la démocratie représentative n’est pas une crise de la démocratie, car l’élection à elle seule reconstitue une sorte d’oligarchie, prompte à construire son entre-soi et à se perpétuer. Le paradigme démocratique, toujours à reprendre et par définition perfectible, doit demeurer en mouvement. Contre ces durcissements ou ces confiscations, des forces de corrosion, de mise en doute radical ou de destitution, certains diront après de Gaulle « la chienlit », ont peut-être quelques vertus…
Tout le monde cherche une scène, comme je l’argumentais dans mon livre. Les insurgés de mai 68 crurent en trouver une en s’emparant du théâtre de l’Odéon, lieu assez dérisoire et plus facile à prendre que la Maison de la radio ou la Chambre des députés ! Aujourd’hui la scène passe par les ronds-points, les réseaux sociaux, les plateaux TV… Je signale, à La Découverte encore, l’excellent Cahier # 1 d’AOC, Gilets jaunes, hypothèses sur un mouvement ; vingt-cinq articles, d’abord publiés sur ce quotidien numérique au titre acronyme (Analyse Opinion Critique), multiplient autour du phénomène GJ questions et suggestions, sans suivisme béat ni blâme excessif… Sylvain Bourmeau, son directeur, pose très bien dès les premières pages la double dimension de la crise de la représentation dont relève ce mouvement – lui-même difficile à se représenter par conséquent dans ses contours, ses buts ou ses conséquences. Le problème est celui d’une visualisation et d’une délégation mêlées ; de l’enchevêtrement d’une représentation à la fois médiatique et politique, deux secteurs dont les acteurs se sont professionnalisés. François Ernenwein, à France-culture cette semaine, évoquait les chances d’une information relationnelle ; le détachement actuel de la classe politique autant que médiatique ne peut qu’aggraver, en effet, la crise de confiance…
Le Randonneur n’étant pas un professionnel, ce blog voudrait contribuer à débrouiller cette pelote.
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