Shakespeare l’ébranleur, vu de biais

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Sir John Falstaff, peint par Eduard von Grützner (1921)

Shakespeare pornographe, Un théâtre à double fond : ce livre de Jean-Pierre Richard (Presses de la rue d’Ulm 2019), terriblement inconvenant, ne pourra que déranger les orthodoxes, les humanistes, ceux qui cherchent au théâtre le creuset de « l’âme du peuple » (Hugo), ou qui en attendent un message élevé, une moralisation ou une instruction à tous les sens du terme. En un mot, ce livre fait l’effet d’une bombe, et je suis curieux de sa réception (dont je n’entends aucun écho).

Mon précédent billet étant bien loin d’épuiser ses ressources, je voudrais reprendre cette lecture avec un peu de recul. Richard nous dit en effet des choses graves, touchant l’un des tout premiers génies de l’humanité, pas seulement au théâtre ; ce livre importe tellement en effet, il apporte un tel matériau (diraient les psychanalystes) sur les fonctionnements et les ruses d’éros, du jeu et de la scène, de la langue ou de la parole, du refoulé et de ses retours, sur ce qu’on appelle avec Derrida la déconstruction, avec Freud le travail du rêve ou du mot d’esprit, avec Tolstoï ou Kundera l’absence d’idées du poète ou du romancier, avec Bakhtine le carnaval, avec Aragon la confusion des genres, la contrebande ou le bordel, avec Wittgenstein et les pragmaticiens de la parole la distinction entre dire et montrer… (abrégeons ces rapprochements qui sont autant d’ouvertures), un matériau d’une telle richesse disais-je qu’il faut ici un peu préciser les ou LA chose(s).

Et commencer par s’étonner : pourquoi ce type d’études ne nous arrive-t-il qu’aujourd’hui ? Malgré quelques prédécesseurs (cités par Richard) qui se sont risqués dans les eaux troubles de la grivoiserie shakespearienne, je ne sache pas que beaucoup de conséquences en aient été tirées par les scholarsou les metteurs en scène, ni que les stratfordiens aient placé ces traits récurrents et parfaitement singuliers au centre de leurs leçons. Et pourtant ! Reprenons donc, en nous efforçant de classer.

La lecture de Shakespeare par Richard semble tellement violente ou défigurante qu’une première objection (formulée par Christine Belcikowski sur ce blog) est d’attribuer au critique la paternité de ses trouvailles : il pratiquerait une interprétation obsédée, ce serait lui le « pornographe ». De même, se demandait non sans angoisse Saussure devant ses anagrammes proliférants jusqu’à la folie, étaient-ils découverte ou simple invention de sa part ? L’objection ne tient pas pour qui a lu ce livre, qui met à jour un corpus, un système de termes équivoques et constamment repris d’une pièce à l’autre ; très consciemment leur auteur les agence et les recombine inlassablement, comme s’il se délectait de cette toile de fond, ou de feu, capable de ronger la superstructure de ses drames, de détourner l’imagination vers les bas-fonds du sens et de consterner notre écoute, de la compromettre dans les parages honnis de la paillardise et de la débauche.

L’Angelus de Millet, retravaillé par Dali

selon la méthode paranoïaque-critique

Là où la tradition voyait un théâtre, force est d’avouer, avec Richard, qu’il y en a deux ! Et l’on devrait fêter pareille trouvaille : imaginez qu’on découvre de Shakespeare une nouvelle pièce, absente du canon du Folio de 1623, quel remue-ménage, quel attroupement cela ferait ! Or ce n’est pas une mais une trentaine de « doublures » qu’exhume le travail du chercheur-traducteur ; on n’avait su lire, jouer ou mettre en scène qu’une moitié du texte disponible, on se contentait d’un demi-Shakespeare en ignorant plus ou moins son double fond grossier, en refoulant des provocations et des gesticulations verbales dignes de Bottom, de Falstaff ou de Caliban sous les jeux amoureux ou princiers… Ce livre marque la revanche de Bottom, soit de l’arrière-train ou du cul sur la cour, le triomphe de Falstaff sur les bien-pensants, les héros et leurs bonnes manières. Une arrière-cour grotesque sort de l’ombre ou des coulisses, une cohorte de branleurs obstinés réclame voix au chapitre, et quelques bouts de rôle ; le texte baille et ne cesse, par bouffées venues du cloaque, d’embrouiller la parole dominante et de barbouiller ses porteurs, ses acteurs en clowns ou en ribaudes ; de faire mentir les prêtres, les princes, les précepteurs, les ingénues ou les vaillants guerriers en détournant leurs mots élevés du côté de la fange, en noyant les amours d’Antoine et de Cléopâtre ou le meurtre de Jules César dans les lazzis et la rigolade. « Shakespeare » en d’autres termes, à suivre la démonstration de Richard, n’aurait cessé de blasphémer son propre théâtre, d’en compromettre la transcendance majestueuse en le trempant à demi dans la fange. En le reconduisant au bordel.

Rome, Cloaca maxima

Ceci ne détruit pas tout-à-fait cela, et les rires gras montant du parterre n’annulent pas l’écoute savante et ses interprétations sophistiquées. Mais qui écoute le mieux ? Qui, du scholar ou du charretier entré pour un sol à la représentation, a le mieux raison ? « Shakespeare » divinement égalise le public, donnant à chacun selon les moyens de son écoute, les degrés de sa culture ou les tropismes de son imagination. Totum mundum agit histrionem : il verse équitablement dans ses pièces la philosophie et la débauche, un sens moral et la confusion des sens, ou des genres, quand la grosse farce déborde et que l’obscène menace d’emporter la scène dans son maelström.

Richard cite page 235 la profonde boutade de Tolstoï, « Shakespeare, en fait, n’avait rien à dire ». Le sage est sans idée, rappelle dans un autre contexte François Jullien ; le dramaturge, le poète n’écrivent pas pour défendre des thèses, ils ne se flattent pas d’intentions morales. Ils ne vont nulle part, ne choisissent ni un parti ni une direction… Mais dans ces conditions, pourquoi écrire ?

La réponse touchant « Shakespeare » ne peut qu’être : pour ouvrir le jeu. Pour dire ou montrer à quel point les mots nous roulent, nous conduisent ou nous dominent ; pour élargir leur empire, l’empire du sens, du côté de la sensation toujours plus ou moins refoulée. Notre langage (châtié, châtré) s’édifie sur le deuil fait par tout enfant, infans (qui ne parle pas) d’un monde pervers et polymorphe où les mots mordent, sucent, copulent et baisent – comme toute bouche s’en souvient ! Si le Shakespeare révélé par Richard nous offusque, il semble en même temps assez juste, judicieux ou juteux de placer dans la bouche des acteurs des mots dans tous leurs états, comme une archive de ce que nous avons infligé de discipline au langage, ou de ce que le langage nous inflige en matière de lapsus, d’équivoques ou de retours du refoulé.

Le désordre primaire s’oppose selon Freud à l’ordre secondaire comme le désarticulé à l’articulé, l’illogique au logique (du logos), le pulsionnel au réfléchi ou à l’éduqué, etc. Les désarticulations primaires qui, par calembour ou homophonie, font entendre dans gentle génital, ou dans honourable « on her able », capable de la monter, ou dans true, truly, truth une danse autour du trou (en passant par le français), dans right le rectum ou le trou du cul, dans little (suffixe latin -culus) le même trou (cette écoute emprunte donc au latin, une langue, avec le français, familière aux jeunes juristes des Inns of court nombreux dans le parterre), ou encore dans reason autant d’intempestives érections (en équivoquant sur l’anglais to rise)…, il faudrait tout citer et cela prendrait des pages, ces jeux donc redoublent et enrichissent un argot sexuel par ailleurs bien présent et exploité sans mesure. Placés dans les bouches « autorisées » de Juliette, du frère Laurent (un sacré maquereau celui-là, à entendre son sous-texte !) ou de sa nourrice, ces incongruités déclenchent le rire, qui naît moins, comme l’argumentait Bergson, du « mécanique plaqué sur du vivant » que du dénivelé abyssal introduit entre l’énoncé et l’énonciation : entre l’inconvenance (pour dire le moins) des sons proférés et l’intention ou le rôle de qui les profère.

« Shakespeare » a donc conçu son théâtre comme une bombe à fragmentation ; ce fou de mots les a disséqués, suivis, exploités dans leurs étymologies (inter-linguistiques), leurs copulations ou leurs contaminations secrètes pour les renvoyer en boomerang à leurs locuteurs, pris au piège d’un obstiné et partout proliférant potasson sexuel, pour reprendre à Aragon une page inoubliable de Blanche ou l’oubli sur la racine des trèfles… Et cette bacchanale des mots déchaînés qui (Breton) font l’amour entraîne au carnaval des figures ou des postures dressées sur la scène : aucune n’y est tout-à-fait droite (moralement, physiquement), les personnages se couchent ou dansent au bord du chaos, du cloaque, du bordel. On a souvent, depuis Voltaire, opposé le désordre shakespearien à la culture d’un Racine au langage émondé comme un parc à la française ; on a moqué la grossièreté du premier, son « fumier de mots » et ses échanges paillards entre princes et bouffons (entre Hal, le futur Henry V, et Falstaff le false stuff, fausse étoffe)…, on était, avant de lire Jean-Pierre Richard, très loin du compte !

Orson Welles dans le rôle de Falstaff

« Shakespeare » corrupteur de mots ? Obsédé sexuel ? Fourrier en fausse monnaie et en « putasserie verbale » ? Ou déconstructeur ironique, linguiste (lexicographe) et psychanalyste, explorateur impartial des bas ou du double fond(s) ? Ce dernier mot, nous rappelle François Jullien, selon qu’il s’écrit avec ou sans esse désigne l’arrière, ou la ressource (le fonds d’une bibliothèque, d’un musée)… « Le double fond » nomme à Paris, place du marché Sainte-Catherine dans le Marais, un établissement de magie que je vous recommande, ou se produisent les Duvivier père et fille qui tiennent aussi la boutique anciennement de Mayette, 5 rue des Carmes… J’adore, à Paris, cette géographie de la prestidigitation, comme j’attends au fond du théâtre un retour des magiciens. Si celui de « Shakespeare » nous comble, serait-ce par cette magie des mots qui prolifèrent au-delà de tout lexique, qu’ils réinventent sans cesse ?Eros donne une formidable énergie à la parole, ou en général à la représentation.

Le théâtre du Double-fond à Paris

Mais plus précisément : on ne peut, au théâtre, tout montrer. Le plus attirant des spectacles n’est-il pas celui des corps en fornication (comme le montre sur nos écrans numériques l’indéniable succès de la pornographie) ? Le dire et le montrer se partagent donc la scène, en refoulant dans les mots une érotique qui ne serait, au théâtre, pas figurable. Mais qui presse et assiège celui-ci, à la façon dont le refoulé du sexe tourmente nos esprits, et cherche par tout moyen à faire retour. Un retour anachronique (zeitlos dit Freud), intempestif ou énergumène (pour citer Valéry). Richard montre bien cette autonomie du démon éros qui court de scène en scène, indifférent à ses contenus explicites, quand les péripéties les plus élevées, ou dramatiques (la mort de César, ou la déclaration des amoureux) se trouvent parasitées ou infectées par la pornographie la plus crue. Comme si le public, ce gros bébé pervers-polymorphe, s’impatientait au bord d’une rampe ou faute de voir il voulait entendre un peu de la débauche que propose à côté le bordel, et réclamait son dû.

Même si l’on n’a pas lu ce livre, et qu’on ignore à peu près tout de l’invraisemblable sous-texte exhumé par Richard, un parfum érotique y « poivre » ou y « pimente », pour le citer, quantité de scènes apparemment chastes : ce théâtre installe un climat, indéniablement érotique, capté par Ostermeier dans sa récente mise en scène de La Nuit de rois au Français, capable d’enrôler notre écoute dans son charme scabreux.

Cloaca maxima, Rome

Florio, au nom prédestiné, serait-il à l’origine de ces mots mis en bouquets, rayonnants à force d’expansions suggestives ou coquines, ruisselants de semences, de graines ou des innombrables métaphores-métonymies de la croissance et de la reproduction ? Que dire de son épithète « Resolute », le résolu, souvent employé sur ce théâtre et que Richard, qui ne cite jamais le nom de Florio, traduit par « le couillu » ? Mais que dire surtout du nom de « Shakespeare » qui sonne décidément comme un pseudonyme (orthographié Shake-speare sur quelques premières éditions de ses pièces, avec un tiret qui a fait couler beaucoup d’encre), soit à la lettre le branle-lance, le branleur du vit ? Tandis que son prénom, Will, connote le désir et la puissance sexuelle… Si la fleur, emblème traditionnel du sexe féminin, rencontre la lance, quelle féconde copulation !

Et que de suggestives déconstructions… « Shakespeare » ébranle en effet les prêtres, les princes, les héros, autant que ceux qui courent derrière Lily, l’éthéré créateur de l’euphuisme, ou cultivent Pétrarque et les savants méandres de l’amour courtois ou de la pastorale, férocement moqués. Ce théâtre sans cesse nous venge des puritains, des pédagogues et des donneurs de leçons (Holopherne de Peines d’amour perdues où l’on a vu une caricature de Florio, qui avait donné son titre à cette pièce)… Il décapite les idées et les transcendances, il égalise ou renvoie dos-à-dos les croyances religieuses et la libre pensée, la folie et le savoir, le haut et le bas, le noble et l’ignoble, la guerre et la paix – quelle charge dirige Troilus et Cressida contre l’archétype des guerres, celle de Troie ! Ce théâtre mine, comme le sapeur ou la old mole évoqués par Hamlet à la fin de l’acte 1 (et repris par Marx créditant Hegel), « bien creusé vieille taupe » ! Mais Richard remarque en passant qu’à la même époque, un certain Cervantès n’a pas fait autre chose avec son couple de don Quichotte et Sancho Pança (une espèce de Bottom ou Falstaff), et je sais ce que ce rapprochement pourrait entraîner d’associations et de développements du côté de Tassinari.

Un autre Branle-lance, par Picasso

« Shakespeare » carnavalesque ? Habile à nous montrer, si nous écoutons de biais la parole, de surprenantes anamorphoses, telles celles étudiées par Baltrusaitis (cité par Richard)…

J’entends d’ici nos détracteurs, tout ceci n’est qu’un rêve ! Oui je l’avoue je rêve, entraîné par « Shakespeare » ou Florio je suis un rêveur impénitent…

4 réponses à “Shakespeare l’ébranleur, vu de biais”

  1. Avatar de Lamberto Tassinari
    Lamberto Tassinari

    Mon commentaire
    …la devise de John Florio alias Shakespeare?
    COITUS ERGO SUM

  2. Avatar de Fabrice Collot
    Fabrice Collot

    Merci de dérouler pour nous cette étoffe, fausse ou double, dont sont tissés les rêves!

    Jean-Pierre Richard rappelle au sujet de « Shakespeare » dans son livre « que personne en son temps ne considérait de telles pièces comme d’intouchables chefs-d’oeuvre d’une sacro-sainte Littérature ». Leur obscénité était bien mieux perçue par les contemporains de ce théâtre qu’elle ne l’a été par la postérité.

    Au détour du premier dialogue de son manuel First Fruits de 1578, John Florio avait parfaitement restitué l’ambiguité ou la dualité à l’oeuvre dans la réception du théâtre de l’époque :

    – Where shall we goe?
    – To a playe at the Bull, or els to some other place.
    – Doo Comedies like you well?
    -Yea sir, on holy dayes.
    -They please me also wel, but the preachers wyll not allowe them.
    – Wherefore, know you it?
    – They say, they are not good.
    -And wherefore are they used?
    – Because every man delites in them.
    – I belleve there is much knaverie used at those Comedies ; what thinke you?
    – So beleeve I also.

    Florio nous laisse entendre que tout le monde est conscient que les pièces ont un contenu malhonnête ou moralement répréhensible (les hommes d’église les condamnent, elles ne sont pas « bonnes, » relèvent de la « friponnerie »), mais en même temps elles « plaisent » au public, elles « réjouissent » tout un chacun.

    Il y a sans doute là une explication possible du codage systématique de l’obscénité, de cette « double entente saturée d’obscénité » dans Shake-Speare car, comme le souligne Richard, « [m]ême si, comparé au continent, les souverains anglais régnaient sur une noblesse et un peuple soumis, le niveau de la répression exercé restait élevé. »

  3. Avatar de Isabelle Mayault
    Isabelle Mayault

    Bonjour,

    Je travaille actuellement sur un papier pour Le Monde concernant les débats – récents et anciens – sur l’identité de Shakespeare, et ai trouvé passionnante votre intervention sur France Culture dans l’émission La compagnie des auteurs. J’aimerais beaucoup vous contacter pour en discuter. N’hésitez pas à me dire où je peux vous joindre si vous le souhaitez.

    Merci d’avance,
    Bien cordialement,
    Isabelle

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Isabelle, je vous écris sur votre mail pour vous donner mon numéro de téléphone, afin de poursuivre…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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