De passage cette semaine à Paris, où je donne demain une conférence au Centre Pompidou, j’ai eu le triste privilège d’assister hier, avec des milliers de badauds, à l’embrasement de Notre-Dame.
Je rentrai par le bus 72 de l’exposition « Rouge » au Grand-Palais, que regardaient tous ces gens massés sur les ponts que nous dépassions à vive allure ? Depuis mon siège, je m’efforçais sans succès de scruter le cours du fleuve, pensant à une course de rameurs ou à un bain précoce des parisiens, jusqu’à ce que le 72 s’arrête avant son terminus, bloqué par l’embouteillage et dans un concert de sirènes, « tout le monde descend », la nouvelle de la cathédrale en feu nous parvenait enfin, à 20 h pile, j’avais raté l’allocution de Macron sans savoir encore qu’elle était reportée, il n’y avait plus qu’à se faufiler jusqu’aux quais de l’île Saint-Louis pour tenter de suivre le drame, coincé dans une foule médusée où certains pleuraient, d’autres priaient, les smart-phones et appareils photos braqués en direction du brasier qu’on devinait aux hautes flammes qui s’échappaient dans le ciel, derrière l’écran des immeubles du Quai-aux-fleurs…
Occupant dans ce quartier un studio non loin de là, rue Vieille-du-Temple, j’ai soin chaque fois que je passe en vélo d’une rive à l’autre de contourner le parvis et les hautes tours, jusqu’au chevet d’où je gagne la rue du Pont Louis-Philippe, en faisant parfois un crochet par la minuscule placette Louis Aragon, à l’extrémité ouest de l’île, haut lieu des amoureux mais aussi de l’intrigue du roman Aurélien qui a tant compté dans ma vie. Comment ne pas aimer cette présence tutélaire, plus imposante encore de nuit quand brille sa haute façade, que j’ai photographiée plusieurs fois ? J’ai souvent resongé, dans ces moments d’un face-à-face nocturne où, après 23 h, l’édifice semble n’exister que pour le passant rêveur, aux pages si fortes de Victor Hugo prédisant, dans Notre-Dame de Paris (1831), la mort de l’édifice, « Ceci tuera cela ». Ce chapitre, II du livre cinquième, m’a tellement impressionné que je l’avais inséré dans mon volume des « Textes essentiels » des Sciences de l’information et de la communication (Larousse 1993), aujourd’hui disparu par un caprice de l’éditeur qui a tout simplement rayé la collection d’un trait de plume. J’ai sous les yeux ce livre, et ce chapitre, j’en recopie ici mon commentaire en incitant le lecteur à consulter ces pages si fortes de Hugo.
Nous sommes à la fin du XVesiècle, à Paris. Claude Frollo, archidiacre de Notre-Dame, feuillette un livre de Pierre Lombard fraîchement imprimé à Nuremberg, et prononce mélancoliquement, en laissant aller sa main du livre à la cathédrale : « Ceci tuera cela. (…) Les petits choses viennent à bout des grandes ; une dent triomphe d’une masse. Le rat du Nil tue le crocodile, l’espadon tue la baleine, le livre tuera l’édifice ! »
En écrivant son grand roman (qui ressuscite Notre-Dame de Paris), Victor Hugo a de même sous les yeux la cathédrale, dégradée et spoliée de ses statues par la Révolution française, avant que Viollet-le-Duc ne la restaure. Il annonce sur un ton prophétique que l’imprimerie allait tuer l’Eglise, et avec celle-ci des formes de mémoire, d’imagination ou de foi dont nous n’avons même plus l’idée. Ce parallèle aux affirmations contestables dans le détail, mais indiscutablement visionnaire, est un chef d’œuvre d’intuition médiologique avant la lettre.
De fait, c’est Régis Debray qui le premier avait alerté notre petite équipe sur les mérites et la beauté de ce texte, même s’il convient de fortement le nuancer. Son intuition est juste et ouvre tout un courant de pensée : le support, le medium d’un message sont voués à changer par l’histoire même des techniques, appelées incessamment à se renouveler ; et c’est toute la superstructure symbolique qui s’en trouve alors modifiée. On ne forme pas les mêmes pensées selon qu’on les grave sur la pierre (de Notre-Dame) ou plus légèrement par le truchement des caractères d’imprimerie ; de même voyons-nous aujourd’hui le livre, « ceci tuera cela », partiellement détrôné par l’essor des écrans ou, en général, par la facilité du numérique à acheminer, reproduire et hybrider nos écrits. Que devient la correspondance à l’époque du tweet et du mail ? Où va l’écrit dans un monde d’images (question posée ce mois-ci je crois par le magazine de France culture), etc.
Le livre commence en mineur, en minable mais attention ! les petites choses viennent à bout des grandes, le papier malmènera le Pape – comme on vit par les guerres de religions, directement issues de la presse de Gutenberg qui mettait le texte sacré à portée de toutes les mains, sans passer par le détour du clergé. La logique du petit, du médium qu’on risque de négliger ou de sous-estimer, c’est souvent celle du court-circuit.
Pourtant l’Eglise (comme édifice de pierre et comme institution) a résisté. Et les cathos au fil du temps semblent s’être assez bien accommodés des inventions médiatiques successives, en épousant le mouvement : la presse de papier, la radio, le cinéma, la télévision et aujourd’hui le numérique n’ont pas de secret pour eux… Surtout, le « progrès », moins linéaire qu’on ne croit, permet quelques anachronismes ou retours en arrière, baptisés par Debray « effets jogging » : la multiplication des autoroutes en plaine voit celle, en montagne, des sentiers de grande randonnée ; plus on roule en semaine et plus, le dimanche, on court… Les chères vieilles choses ne se démodent pas – même si leurs usages se marginalisent. C’est ainsi que nos églises, moins productives de messes (3% de nos compatriotes s’y rendent encore, dit-on), servent de musées, de salles de concert ou de secours aux sans-abris. Mais il faut souligner surtout, en marge de ces usages, qu’un fort désir de monumentalité, et de repères symboliques, se trouve entretenu et comme relancé par le vortex de la modernité. Et c’est ainsi que Notre-Dame, au centre du tourbillon parisien, pouvait faire figure de pivot, de surplomb symbolique immuable.
Telle que la restaura Viollet-le-Duc (1865)
C’est cette stabilité, cette transcendance résistante au temps (tous les commentaires ce matin insistent sur son âge, neuf siècles !) que nous pleurons depuis hier : nous perdons un point fixe, refuge moral ou imaginaire, un peu de notre chair collective s’est effondrée avec la flèche, le cœur à la fois géographique et historique de Paris a failli s’arrêter de battre.
Laisser un commentaire