Le club ou le mouvement convivialiste, sous l’impulsion d’Alain Caillé et de Marc Humbert et dont j’ai présenté ici quelques thèses ou propositions en septembre dernier, se consacre notamment à dénoncer l’hubris qui infecte nos rapports sociaux ; en lutte contre cette hypertrophie dans tous les domaines, ils ont même mis en circulation un pin’s portant le sigle Ah, « anti-hubris » (mais aussi « une autre humanité »), qui serve de signe de ralliement entre ceux qui partagent ce combat, ou ce haut-le-cœur.
La démesure (traduction du vocable grec hubris par lequel les dramaturges, Sophocle particulièrement, pointaient et stigmatisaient dans leurs pièces le ressort tragique par excellence) n’a pas fini de nous empoisonner la vie ; la question de savoir comment la combattre est donc au cœur de la lutte pour un monde plus équitable, ou mesuré. Fort bien, mais par où prendre le problème ? Par où commencer, contre elle, d’agir avec un minimum d’efficacité ?
Le « propre de l’homme », expression bien connue des philosophes mais spécialement problématique, semble en effet, contrairement aux espèces animales, de ne pas disposer de mesure, ni de monde justement propre, offert d’avance avec évidence à ses ébats. L’animal vient au monde rivé à son piquet, programmé par sa niche ou son biotope. L’homme inversement fait venir le monde à lui, le bipède sans plumes n’a de cesse de transformer, de corriger son environnement, de l’adapter, le piller ou en disposer comme « maître et possesseur ». Et dès lors comment ne pas aller trop loin ?
Ce titre d’un roman hilarant et tendre de David Lodge, How far can we go ?, désigne dans son intrigue la question angoissée que les jeunes catholiques, au cours des années cinquante ou avant la généralisation des contraceptifs, posaient à leur confesseur au sujet des premières relations de flirt. Que veut dire chasteté, décence ou pureté, vertus obligatoires dans le cadre de la foi religieuse, et où passe exactement la frontière ? Ces questions reprises par le romancier nous font sourire car elles relèvent d’un monde ancien, disparu avec les années soixante, un monde dans lequel, affirme vigoureusement David Lodge, les chrétiens croyaient encore à l’enfer. Cette perte de l’enfer constituant peut-être l’un des plus grands événements (silencieux, inaperçu) de notre vingtième siècle !
How far can we go ? Dans un tout autre contexte que celui des perplexités soulevées par le sexe, cette question taraudante se pose plus que jamais, à nous qui devons rééquilibrer de façon décisive des comportements impossibles à tolérer plus longtemps face aux menaces planétaires du réchauffement, de la disparition des espèces, des inégalités criantes et en croissance accélérée entre les riches et les laissés-pour-compte de cette course aveugle (abeilles, éléphants, migrants, chômeurs ou abonnés aux restaus du cœur…) : jusqu’où est-il permis d’être riche ? D’aller vite ou loin ? D’être obèse ? De trop chérir notre égo ? D’écraser les autres, toutes sortes d’autres ? De sacrifier à notre « développement personnel » celui de nos congénères et de nos prochains ?
Est-ce le sens de la trop célèbre formule empruntée à Protagoras pour dissertations de philo, « l’homme est la mesure de toutes choses » ? L’homme est cet animal qui cherche sa mesure ; ou qui, pour le meilleur et le pire, ne prend pas le monde tel qu’il vient, tel qu’il est. Sapiens et faber, il n’a de cesse de le transformer, de le critiquer, de le dé-naturer pour lui imprimer sa marque, ses buts, ses lubies ou ses rythmes. Il corrige le présent, au double sens du cadeau et de ce qui arrive ici et maintenant, au nom d’un idéal, d’un projet, d’un futur indéfiniment à venir, ou au contraire d’un regret, d’une nostalgie, d’un torturant sentiment de perte ou d’inachèvement : viscéralement incomplet, homo est l’animal qui, fier de son esprit ou de ses représentations, s’oppose au cours physique du monde tel qu’il irait sans lui.
D’où, autre terme grec remis en circulation par les convivialistes, la pléonexie qui désigne, chez Aristote, l’acquisition compulsive de richesse, ou la crainte insatiable d’en manquer. À partir de quel seuil devient-on trop riche ? La question ne se pose pas, ou ferait sourire ceux pour qui (Carlos Ghosn, Bill Gates ou François Pinault) on ne l’est jamais assez : ceux dont la richesse n’a pas pour raison la couverture d’un besoin (borné par la nature), mais un désir, inassouvissable : celui d’en avoir plus que le voisin, plus que (à notre époque de visibilité planétaire) n’importe quel voisin !
Passé un certain seuil, qui correspond à la satiété, poursuivre l’enrichissement ou la course à la taille, à l’importance, à la gloire ou au bruit qu’on fait dans le monde relève en effet non d’une pression physique mais d’un désir tout imaginaire, et comme tel sans mesure : les hommes se comparent, et de ces incessantes comparaisons (bien attestées dès le berceau) naît le désir d’avoir toujours plus. Et le capitalisme est justement ce mouvement ou cette invention qui, en déliant la valeur d’usage de la valeur d’échange, nous précipite vers ce gouffre.
Quelle est ma place dans ce monde ? Ma juste place ou ma mesure ? Cette question d’une morale élémentaire se pose plus que jamais, et elle a d’importantes conséquences pour le comportement de chacun. Mais il ne suffit pas de la rappeler, ou philosophiquement d’y réfléchir, de l’enseigner ; il conviendrait plus vigoureusement d’élaborer des modes de dénonciation, ou de stigmatisation, vis-à-vis des très riches, ou de ceux qui font litière, avec une bonne conscience par trop envahissante, du bien commun. Comment lutter contre l’hubris en général, l’hubris dans tous les domaines ? En donnant soi-même dans ses comportements, ses choix de consommation, de loisir ou de développement un exemple de mesure, d’accord minimal ou de convivialité avec le monde des autres : « Mène ta vie de telle sorte qu’elle n’empiète pas exagérément sur celle des autres, de tous les autres », pourrait être une maxime provisoire. Provisoire car chacun demandera aussitôt où commence l’exagération, how far can we go ? Mais nous pourrons produire aussi, à l’appui de cette règle de conduite, quelques illustrations négatives évidentes. Et notre pédagogie de la sobriété, en tous domaines, pourra s’appuyer sur quelques images.
Celle qui illustre ce billet a été mise en circulation (je ne sais plus par qui) dans notre cercle convivialiste, et elle dit beaucoup. À quoi vous fait penser ce vaisseau de croisière stationné en plein Venise, face au Danieli ? Pour ma part, je ne regarde pas cette image sans effroi, ni indignation. Surtout si je pense aux croisières Costa, dont un bâtiment s’est retrouvé sur le flanc au large des côtes italiennes, entraînant quelques noyades et la fuite de son capitaine. Qu’entraînerait, là où il se trouve, la dérive de ce monstre ? Sa coque fracasserait toute la pointe de la Dogana, ou le quai des Esclavons qu’elle disperserait en fétus parmi la lagune. La disproportion criante entre le savoir-faire, la culture, les trésors d’ingéniosité et de raffinement accumulés dans ce lieu ou désignés par ce vocable, Venise, et la brutalité de cette forteresse flottante m’arrache un haut-le-cœur, et fait craindre le pire.
Mais, dira-t-on, vous empêchez à ce compte de paisibles touristes, venus du monde entier, de jouir à leur tour de cette merveille baptisée la Sérénissime ? Je sais, il n’y a pas de Chinois, ou de Péruvien, qui n’y ait droit tôt ou tard, la vocation du tourisme n’est-elle pas de rendre ces trésors accessibles au plus grand nombre, au risque de les défigurer ? De sorte qu’un jour (prochain ?) il faudra appliquer à l’entrée dans Venise des quotas, ou pire la visite d’un double artefact, comme pour Lascaux ou la grotte Chauvet…
Nous n’en sommes pas là ? Je n’écris pas ce blog pour réfréner vos ardeurs voyageuses, ni réfléchir à une meilleure régulation des transports, maritimes ou aériens. Quoique, à ce propos, connaissez-vous ce terrible chiffre ? Chaque place d’un vol transatlantique coûterait au pôle arctique la destruction d’un mètre ou deux de banquise, une équivalence bonne à retenir à l’heure de réserver vos billets !
Toute publication, ou plus exactement illustration, de nos « externalités négatives » comme disent les experts, est excellente à diffuser : il est bon de réaliser combien je coûte à la terre en choisissant l’avion plutôt que le train, ou ma voiture contre ma bicyclette… Et il est excellent en général de figurer, par la photo, le dessin ou la caricature (merci Cabu, Plantu, le Canard ou Charlie…), car la saisie de ces inégalités ne va pas forcément de soi, et il arrive qu’on s’habitue. Bienvenue donc aux images frappantes, aux représentations qui font mouche, ou dénoncent le scandale.
La photo de ce navire ainsi engagé ne parle pas que de l’usage qu’on fait de Venise aujourd’hui, mais de tous les écosystèmes menacés par l’intrusion d’un plus gros, d’un plus fort que lui. Je songe, face à ce bateau, à l’effroi qui dut saisir les Polynésiens devant les hauts châteaux flottants des Européens débarquant dans leurs lagons, contre lesquels ni leurs flèches ni leurs pirogues ne pouvaient rien, et qu’ils n’avaient plus qu’à adorer comme des dieux puisqu’ils ne pouvaient les repousser ni les détruire. Victor Segalen, dans Les Immémoriaux, a fixé inoubliablement cette disproportion, à la fois effrayante et comique, dont périt rapidement le monde maori. Intrusion, invasion, démesure qualifieraient aussi bien le salaire de nos PD-G, ou le montant de leurs parachutes dorés, comment ne pas nous sentir, par leurs mondes ou par leurs manières, dépouillés ou colonisés ? Comme Atahualpa et les Aztèques par Colomb ou Cortès, tu parles d’une « externalité négative » ! Il est urgent de figurer le déséquilibre, l’erreur d’échelle ou de proportion, car les désastres à venir s’annoncent à bas bruit, et la destruction d’un éco-système se révèle quand il est trop tard.
L’image qui a provoqué ce billet m’a paru particulièrement révélatrice, ou éloquente, comme celle d’un éléphant posé dans une baignoire. Pour dénoncer l’hubris individuelle ou collective, ordinaire ou exorbitante, en connaissez-vous d’autres ?
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