Un ami géographe avait organisé de façon très originale les troisièmes Rencontres scientifiques internationales « Territoire, Territorialisation, Territorialité » (TTT3) de Grenoble, les 28 et 29 mars 2012 à la Cité des territoires (IGA/IUG), sur le thème : « Les territoires et les organisations à l’épreuve de l’hybridation : pendant deux jours, géographes, aménageurs, politistes, économistes et urbanistes du laboratoire Pacte (CNRS-IEP-UJF-UPMF) convoquent des scientifiques, des professionnels et des artistes autour de la figure stimulante de l’hybridation, nouvelle frontière, simple mélange des genres ou chimère ? Hybridations, croisements, métissages, bricolages… Comment dire et analyser le composite ? Qu’est-ce qu’un hybride ? Quelles sont les hybridations à l’œuvre ? Peut-on parler d’hybridité ? Quel intérêt pour les sciences du territoire ? Comment s’en saisir ? »
Il me presse de lui rendre mon, ou un texte en ce milieu d’été, je lui poste aujourd’hui ceci, écho légèrement infidèle de mon intervention mais j’avais parlé sans notes, il ne fallait « faire » que dix minutes, et quoi de plus hybride en nous que la mémoire ?
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Que pouvais-je bien avoir en tête en proposant un pareil titre à Luc Gwiazdzinski pour ce colloque grenoblois ?
Comme nous étions priés de faire court (avec un t), je me rappelle être arrivé sans trop de préparations à la table des conférences, elle-même hybridée ou contaminée par la ménagerie du cirque qui trônait (en réplique) dans l’atrium ; je ne sais plus si Luc, le maître des cérémonies, était costumé en Mr Loyal, mais je ne prêtais pas assez d’attention à la sciure répandue (pour faire piste) sur les marches des gradins, et au moment de rejoindre cette tribune je me pris un terrible gadin, salué par le public comme une acrobatique performance. Je place donc ici mon intervention sous le signe d’une parole commotionnée.
Je m’étais posé la question, face au thème de ces rencontres, de savoir ce qui diable échappe à cette notion très accueillante d’hybridation ? Le croisement, le tressage des identités avec les circonstances et l’identité des autres ne sont-ils pas la loi même de tout processus vivant, et singulièrement dans le domaine de l’information-communication, dont j’étais censé parler ? D’où le titre que j’avais proposé, « les nouvelles hybrides », car en terme d’information ou de news personne ne perçoit les mêmes messages, n’entend les mêmes mots, ne voit les mêmes images.
Je songeais qu’un journal offre rarement une page à lire linéairement, comme celle d’un livre, car la mise en colonnes des rubriques, les inserts de l’image et des pubs invitent à une navigation déjà, ou à un parcours personnel : personne ne lit le même journal. Et l’on sait à quel point cette fragmentation irrattrapable des nouvelles et l’essor de la grande presse, « ramassis de petits faits sans importance », irrita les gens de lettres et les amoureux du beau style, prompts à reprocher au reporter zigzagant, anglo-saxon et crotté les beaux effets de manche et les coups de menton moralisateurs de la véritable édition. L’universel reportage (Mallarmé) semblait alors peu compatible avec la réflexion de l’intellectuel qui médite dans sa chambre ; le jour du journal n’est pas celui la philosophie (ou de l’idéologie qui manque tant aux classes populaires) ; bariolée, vénale, compromise avec l’opinion ou répétitive, la presse en un mot ne pense pas.
L’information d’autre part, ou surtout, n’est pas une chose que l’on reçoit bêtement mais que l’on traite, et ce traitement, dont le non-traitement (le désintérêt, le refus d’examiner, le débranchement du canal…) font partie, demeure la part irréductible du récepteur, ou le privilège du spectateur qui n’est donc pas le personnage passif ou l’ilote abruti souvent brocardés dans les premières critiques des médias (dont les slogans de « La Société du spectacle »). Traiter une info c’est l’interpréter, la faire rentrer dans son propre monde ou dans son monde propre comme disent les cybernéticiens du vivant (H. von Foerster), l’acclimater ou la tordre à sa guise…
J’ai donc toujours posé, dans mes cours et recherches en info-com, qu’une information ne circule bien qu’en se déformant, chaque « récepteur » n’acceptant de la prendre en charge et de la colporter qu’en l’altérant ou la rewritant au passage – petit bénéfice du facteur…
Les « nouvelles technologies » semblent aujourd’hui mettre cette règle en pleine lumière : le propre du numérique est d’atténuer la barrière des rôles entre émetteurs et récepteurs, l’écran permettant ce brouillage, ce partage ou ce nivellement (cette mise à niveau) de conditions jadis bien distinctes. L’internaute ne se contente pas de recevoir, il poste, il récrit, il commente, il recommande, et dans cette mesure contribue à reformuler ou formater de mille manières les contenus d’information qui transitent entre leurs usagers comme de la pâte à modeler.
L’hybridation – la déformation, la traduction, la trahison… – des nouvelles ou des infos en général semble donc la rançon de leur circulation. Un (bon) livre, remarquait déjà Gide, ne survit que par la somme des malentendus qu’il suscite. Le réflexe des clercs inversement est d’établir un sens ne varietur, et de vouloir s’y cramponner, mais ce contrôle n’est guère jouable, et les NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) le rendront chaque jour moins tenable – n’en déplaise aux gate-keepers et autres professeurs d’orthodoxies.
Une autre manière d’aborder le sujet, et je crois que c’est pas là que je commençais tout en frottant une fesse endolorie, est de remarquer qu’un média naît toujours deux fois : son ou ses créateurs ont pour lui certains projets ou ambitions, que l’usage a vite fait d’étendre ou de détourner. Graham Bell, et les nombreux inventeurs qui au même moment que lui travaillèrent à la naissance du téléphone circa 1875, seraient fort surpris de découvrir les applications de nos smartphones et toutes les fonctions que ceux-ci empilent sur le « simple » transport de la voix (qui fit d’abord l’effet d’un miracle) ; les promoteurs du Minitel n’avaient pas prévu les dévergondages des messageries roses ; et les inventeurs du cinéma se frottaient les mains d’avoir trouvé le meilleur moyen d’analyser les mouvemens des pattes du cheval au galop. Etc. Les inventions débordent le programme de leurs auteurs, les usagers par leurs désirs, leurs détournements, leurs bricolages, se comportant chaque fois en co-créateurs ou développeurs de l’outil, au point qu’il semble difficile d’établir dans ces domaines des recherches en filiations droites, ou en paternités… Le traçage d’une invention quand elle a « pris » révèle généralement sur son parcours une pluralité de géniteurs ; nos principaux outils, comme le souligne Bruno Latour, ont besoin pour survivre que nous les adoptions – et sur ce point encore, internet et les technologies numériques auront formidablement renchéri : les usagers de la toile sont tout sauf obéissants, ils ne suivent pas une routine, un programme écrit d’avance ni un mode d’emploi mais le réseau s’étend et prospère à partir de leurs initiatives, qui peuvent emprunter les voies illicites des hackers et des pourfendeurs de lois en vigueur dans la graphosphère, mais que les usages du numérique excèdent et malmènent nécessairement.
Internet n’est pas à vrai dire un média, mais le média de tous les médias, l’hyper ou le méta-média par lequel les autres s’hybrident : la décomposition ou l’analyse numérique du monde (ou plutôt des faits, c’est-à-dire des phénomènes, des actions, des pensées…) en longues chaînes de 0 et de 1, permettent de toucher un niveau d’abstraction à partir duquel des recompositions ou des croisements imprévus apparaissent. Dans le domaine des gènes et de l’ingénierie du vivant, on s’oppose évidemment à des manipulations qui conduiraient à la création de monstres, mais la frontière éthique est moins claire avec les O.G.M., ou les nano-technologies, et sur le plan des technologies tout court il devient évident que le numérique, en analysant finement les phénomènes en bits et en pixels, permet toutes les recompositions par lesquelles d’anciens genres, ou générations d’outils, se mettent à empiéter les uns sur les autres ou à copuler : comment survit l’ancien écran de cinéma, ou de télévision, dans celui de nos ordinateurs, ou dans les caméras de surveillance, ou de l’imagerie médicale ? Comment reconnaître le livre sur les « liseuses » ou tous ces dispositifs qui viennent hybrider le papier et l’écran, fondre les rythmes et formats de la presse avec ceux de l’édition des « œuvres » (mot devenu problématique), mixer les textes avec les images (fixes et animées) et les sons ? Si Mallarmé, Claudel ou Michaux ont diversement rêvé, en poètes, aux noces de la graphie, de la diction et de la figuration, nos modernes technologies ont développé très au-delà du Coup de dés, ou de Rythmes, les ressources audio-visuelles (et les croisements sémio-médiologiques) de nos écrans.
L’écran du cinématographe, comme son nom l’indique, fut inventé pour capter le mouvement. C’est-à-dire moins pour le fixer que pour, formidablement, brasser et accélérer en tous domaines les mouvements de nos pensées. Si le livre déclencha, circa 1460, une prodigieuse accélération des connaissances (comment concevoir la philosophie des Lumières, ou déjà la thèse de Descartes sur le partage inné du « bon sens », sans l’invention préalable de Gutenberg ?), que dire aujourd’hui d’internet et de nos écrans ? Machines à croiser, à concasser, à percuter et accélérer en tous domaines nos particules de savoirs, ceux-ci ne laissent nulle part identiques ni indemnes de transformations, de mutations ou d’opérations (qu’on préfixe par les petits mots de trans, cyber, hyper…) les données en circulation, ni les apprenants qui ne cessent de broder ou de surpiquer la bien-nommée Toile, ou le réseau. En hybridant les lettres, les chiffres, les images et les sons, l’écran d’ordinateur démultiplie et relance à l’infini un mouvement, ou une sarabande, initiés par l’invention des frères Lumière ; une nouvelle technologie dont eux-mêmes, assurément, ne mesuraient pas les conséquences révolutionnaires car l’écran n’est pas une page, ni une scène, et sous sa forme numérique il contribue à formidablement déconstruire, et remettre en mouvement, les catégories (les genres, les identités, les hiérarchies, les essences prétendues immuables…) qui fondaient la réflexion philosophique depuis Platon. L’invention des frères Lumière pulvérise la philosophie des Lumières…
Or on ne peut que noter la très grande affinité de tout ceci avec les mouvements mêmes de la moindre existence. S’hybrider ? Mais c’est la vie même ! Grandir n’est pas se conserver à l’identique, ni se cramponner à un rôle (à une fonction, à un métier) mais changer d’apparence, affronter d’autres mondes ou le monde des autres, apprendre des langues, changer d’opinions ou de goûts, consentir à sortir de soi-même… Ce mouvement perpétuel semble inégalement distribué aux individus, mais il entretient la liberté de chacun, et sa capacité à respirer plus largement. De toutes les espèces animales, nous sommes celle qui par la technique ne cesse de venir au monde en modifiant celui-ci ; l’environnement ne nous est pas donné et il n’y a pas pour l’homme de nature, d’essence ni de définition stables, toujours il faut repartir, se reconstruire ou répondre au défi de l’altérité par une création continuée. Ce cinéma de vivre est la signature d’une vie bien remplie, notre mort s’annonçant inversement dans nos plages d’immobilisation, de jouissance satisfaite, d’auto-célébration…
Frères vivants, encore un effort pour ne pas demeurer celui que vous croyez être !
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