Nous venons d’esquisser quelques modes de la non-coïncidence, qui constituent la signature de la vie. Tandis que l’objet inerte repose calmement en lui-même, et que l’animal se contente d’exploiter au mieux sa niche écologique, nous voyons qu’une insatisfaction radicale pousse homo sapiens/demens à se recréer, à transformer par la technique son environnement autant qu’à remodeler inlassablement son propre nid cognitif-affectif, à sortir de soi et à dire non, à rompre pour se réinventer ou maintenir sa vie en mouvement.
Dans Philosophie du vivre (Gallimard, 2011), François Jullien ose des formules qui vont assez loin dans l’éloge de la rupture – le bonheur est ennuyeux, « la vie est ce qui ne cesse d’être travaillé par son oppposé », « comblé, on ne vit plus » (pp. 100, 102) – au point qu’on devine, dans ce livre comme dans le suivant, De l’intime, Loin du bruyant amour (Grasset, 2013), la trace d’un séisme qui semble avoir affecté sa propre vie personnelle et familiale : l’auteur ne nous fait certes aucune confidence, le philosophe se borne scrupuleusement à articuler entre eux des arguments et des concepts, mais il est frappant que ceux-ci laissent entrevoir malgré tout un récit. Une autobiographie affleure à travers le débat philosophique.
« Il a eu des aventures », dit-on d’un homme à femmes, ou d’une vie sentimentale et sexuelle sujette à variations. Mais quoi de plus nécessaire au vivant que de connaître des aventures ? S’il est vrai que nous ne vivons jamais plus fortement que par effraction hors d’un monde connu trop connu, et en nous affrontant à des formes renouvelées d’altérité, alors François Jullien aura été plus vivant que d’autres penseurs ou philosophes, faisant l’effort de sortir de sa propre culture (sans l’oublier, bien au contraire), d’éloigner son propre fonds d’entente ou de connivences pour, dans un extrême effort de désappropriation, tenter d’embrasser la Chine. Or cette expérience de l’altérité rapporte : en éloignant ma culture ou en la dépaysant pour la considérer une parmi d’autres, je la discerne mieux et je peux mieux m’entendre ou me comprendre.
C’est le second bon usage de l’autre que je pointais : premièrement, la vie est ce qui ne cesse d’affronter son opposé, et de s’en nourrir ; deuxièmement et du même coup, le choc avec cet autre ravive en moi une meilleure conscience de ma propre nature, ou culture. Il faut un autrui pour bien se connaître, d’autres intelligibilités, d’autres langues ou un croisement avec des other minds (expression maniée par Hofstadter pour nous proposer des « expériences de pensée » qui nous tirent d’un narcissisme, d’un chauvinisme ou de l’entropie d’une vie toujours tentée de se recroqueviller, de retourner à sa clôture : qu’est-ce que cela ferait d’être un Chinois ? D’être une chauve-souris ou un dauphin ? D’être un banc de sardines, une forêt de sequoias ? Etc.).
L’électrochoc de la Chine, ses catégories langagières et mentales me réveillent en ébranlant ou en inquiétant en moi ce qui allait de soi ou sans dire. Sous les connaissances que je suis capable d’expliciter (de mettre en mots) réside en effet le royaume noir ou plus opaque des connivences, qui forment le noyau dur de chaque culture : connivence désigne ce tissu d’évidences qui vont de soi dès lors que l’autre les partage, et qui n’accèdent donc pas au dire, à la mentalisation ni a fortiori à la critique. En reculant les bornes de l’autre, en allant chercher celui-ci très loin, on déchire les connivences ou on les fait accéder au questionnement, on se perçoit un parmi d’autre ou l’on envisage que sa culture puisse exister et valoir comme une autre. Ni supérieure, ni surtout universelle, mais sur le même plan de contingence, en vis-à-vis dans un dialogue ou une recherche en reconnaissance mutuelle.
Rappelons-le nettement : il est presque impossible de se traiter « soi-même comme un autre », pour reprendre le célèbre titre de Ricœur, tellement la préférence accordée au moi va de soi ; tout organisme vivant par structure et par définition se trouve égocentré, et ce site d’ego à partir duquel chacun calcule, perçoit, décide…, coïncide impérieusement avec le centre du monde. L’altruisme ne vient pas premier, et ne peut que s’étayer secondairement en chacun sur cette clôture ou cette préférence primaires qu’invinciblement ego éprouve pour soi, et pour les siens.
Il semble donc particulièrement difficile à un sujet de s’extraire de sa propre culture en la considérant du dehors. Le « doute radical » par lequel Descartes prétendait sauter hors du système peut à cet égard faire sourire : a-t-il vraiment tout mis en doute, celui qui se retire « dans son poêle », seul donc sans affronter les objections de l’autre, et en reconduisant par-devers soi ses catégories logico-langagières, et au fond sa culture ? Descartes doutait certes des connaissances, mais non des connivences qui le retenaient si fort bei sich, chez lui dans l’ancienne maison.
La diversité culturelle semble une idée neuve en Europe, nous sommes si longtemps demeurés dans la monoculture ! Entendons : dans l’ignorance d’être nous-mêmes une culture parmi d’autres… Tout sujet se croit d’emblée central et universel, sans médiations ni environnements spécifiques, sans frais. Tel fut notamment le credo des philosophes, ni Aristote, ni Descartes ni Kant ne soupçonnaient qu’ils pensaient en langues, à travers un lexique et une grammaire qui façonnaient leurs catégories. Il aura fallu le travail de quelques générations d’anthropologues, et bien sûr le décentrement historique qui, depuis la seconde moitié du XXe siècle, inflige une blessure narcissique majeure à l’Occident, pour que nous nous découvrions uns parmi d’autres ; notre philosophie se réveille locale, ou limitée en gros à l’axe Jerusalem-Athènes-Berlin ; nous foulons moins un sol stable commun à l’humanité que nous ne vivons cramponnés à notre radeau, îlot d’ordre flottant sur le chaos… L’Occident est un accident, dont nous prétendions tirer pour le monde une règle.
Grâce à François Jullien et quelques autres, voici que notre concept de l’universel se recharge d’une histoire singulière, qui le met en contradiction avec sa propre exigence. Nous savons désormais qu’il n’y a pas plus de ur-culture (de culture fondamentale et originaire) que de méta-langue (d’idiome d’emblée commun à l’humanité) ; une même culture pour tous les hommes aurait à peu près le goût de la less objection-food des plateaux-repas servis dans les avions : lisse, aseptisée, telle que personne ne puisse la refuser. François Jullien se fait de la ou des cultures une idée plus exigeante, mais il observe en même temps leur érosion, leurs métissages et vagabondages à la surface de la terre ; cette œuvre aiguise donc la question de l’universel, sans se donner les facilités du sujet transcendantal cartésien ou kantien.
Refusant autant le survol béat d’une culture hors sol – celle du touriste qui veut partir loin à condition d’être partout chez lui – que l’enfermement dans l’étui réducteur d’une identité ou d’une appartenance communautaire, il pose avec rigueur les conditions, aujourd’hui, d’un dialogue qu’on puisse appeler interculturel. Car après le linguistic turn sont apparus le tournant culturaliste (qui affirme la pluralité irréversible et insurmontable des cultures), le tournant pragmatique (celui du dialogue justement, remplaçant la dialectique ou la téléologie d’un Hegel naïvement aimantées par le cap européen voire prussien !), ou encore le tournant médiologique qui nous fait prendre une meilleure conscience des milieux historico-géographiques, écologiques et socio-techniques sans lesquels nous ne saurions persévérer dans nos êtres…
Cultures, avec son pluriel obligatoire, est devenu l’un des mots-clés de notre époque. A l’heure où la plupart des problèmes politiques-sociétaux se trouvent recodés en termes d’identités culturelles, la question devient de comprendre comment une culture évolue, et en croise d’autres. On ne peut pas plus dire « ma culture » que « ma langue », possessifs de brute ! Et toute culture fonctionne d’abord comme clôture : nous n’avons pas le choix, nous y sommes pris. Un monothéiste n’habite pas le même monde qu’un animiste, ou un fidèle du panthéon hindou ; un locuteur chinois ne conduit pas sa vie avec nos catégories occidentales forgées par vingt-quatre siècles de platonisme… Comment échapper à notre monde propre ? Comment nous déprendre de notre immersion ou des mille enchevêtrements qui nous assignent à cet enclos ?
Notre distance très relative à ces non-objets (ces nobjets dirait le psychanalyste) de la culture, au premier rang desquels la langue, mérite examen. Car être cultivé, c’est justement tenter la réflexivité critique, et l’effraction ; arracher notre pensée aux « anciens parapets » de son idiotisme, en direction du monde des autres. La visée de l’universel, et la traduction, deviennent pierre de touche, mais cette dernière exige une conscience profonde des niveaux enfouis commandés en nous (sans nous) par la langue, puisque celle-ci emporte toujours avec elle la pensée : traduire c’est décatégoriser pour recatégoriser, au rebours de ces translittérations superficielles qui, en projetant chez l’autre nos propres schémas, font paraître fades ou sans intérêt Confucius ou Mencius – dont Jullien à force de confrontations idiomatiques et de scrupules fait ressortir au contraire le tranchant. Dia-logue devient le maître-mot, où l’on peut introduire avec lui un tiret pour souligner l’écart inhérent ou la tension entre la distance peu surmontable des cultures, et l’exigence sous-jacente d’un logos commun.
Si dialogue et traduction remplacent peu à peu la notion aujourd’hui prostituée de communication, quel sera le « commun » d’une humanité désormais plurielle ? Notre auteur a consacré un gros livre aux chances (et aux malheurs) de cette « diversité qui vient » : De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (Fayard 2008), auquel Le Pont des singes, De la diversité à venir (Galilée, 2010) apporte un codicille. Réflexion essentielle pour réfléchir, mieux qu’avec Huntington ou tant de « cultural studies », à la question critique par excellence, et devenue cruciale : qu’est-ce qui circule bien entre ou par-dessus les cultures, et qu’est-ce qui adhère ou ne s’échange pas ? Nous mettrons dans le camp de la mobilité les marchandises, les flux financiers, les objets techniques en général et les énoncés de nature scientifique, mais aussi les touristes, et par définition les terroristes, passe-frontières professionnels… Et nous réputerons beaucoup moins mobilisables, voire sédentaires, les relations pragmatiques des mœurs, les pratiques culturelles et religieuses, et en général tout ce qui relève de la sphère sensible et esthétique au sens large de sujets définis par les spécificités de leurs corps et leur appartenance à un « monde propre »… Quelle guerre fait (en nous et entre nous) le mobile à l’immobile, le nomade au sédentaire, le fluide au visqueux ou le sans-frontières au chez-soi ? Plus brutalement posé : comment peut-on être mondial ?
Renvoyant dos à dos l’alternative ruineuse du cosmopolitisme facile et d’un relativisme paresseux, Jullien dégage la notion de culture d’une conception statique, muséale ou collante de l’identité, pour affirmer sa puissance d’assimilation, de transformation et d’ouverture. « Il n’y a pas d’ineffable culturel », proclame-t-il hardiment, pour mieux plaider en faveur du bilinguisme, et de ressources (disponibles, empruntables) qu’il distingue soigneusement des préférences et des valeurs (non-négociables).
L’ineffable néanmoins pourrait resurgir d’une autre distinction posée en chemin, entre la connaissance (objective, frontale) et la connivence beaucoup moins explicite, car elle demeure enveloppée et tacite… Cette connivence caractérise bien notre rapport au milieu, et les échanges d’une vie implicite ou qui demeure « dans les plis » (selon le beau titre d’Henri Michaux). Par exemple la complicité des pieds avec les fragiles ponts de singes, que les Vietnamiens remplacent aujourd’hui par de solides maçonneries carrossables. Toute culture attache à un corps, à un lieu et à un milieu – or il n’y a pas de corps standard, ni universel ; et s’il arrive que les corps se pénètrent quelquefois (si peu !), on observe aussi entre eux beaucoup d’allergies, et d’incompatibilités.
Le dialogue tant souhaité entre les cultures serait-il lui-même piloté par les corps, donc affaire de connivence plus que de connaissance ? Il semble que celle-ci soit soutenue par celle-là, dès nos communications les plus ordinaires ; dans d’autres livres, notamment consacrés à la peinture (La Grande image n’a pas de forme), François Jullien a exploré la présence sous-jacente d’un fond(s) ou d’un foncier, où transitent toutes les figures et qui constitue peut-être la matrice de nos échanges. Or ce foncier, cet humus commun à l’humanité, d’abord primaire ou magmatique (inarticulé), se découpe peu à peu en terroirs et en territoires reliés par des sentes, des passages…
Tous les ouvrages de Jullien semblent dominés par un appétit de l’autre et par un optimisme de la traduction, deux passions également et merveilleusement accordées à notre époque de globalisation. Or, voici qu’après avoir fait la navette entre deux blocs historico-culturels, sa réflexion change d’échelle pour se reporter sur l’inter-personnel, et examiner les espaces interstitiels entre deux sujets. Cet entre n’est pas moins vaste, tant il est vrai que l’homme est un Chinois pour l’homme (ou pour la femme), et que deux visages, à les bien scruter, peuvent évoluer et se tenir à la distance de deux continents… Le détour par la Chine aura donc aiguisé la question pragmatique posée par l’énigme de l’autre, et le dialogue avec lui, comment « accéder », comment sympathiser et bien traduire ?
La question de l’entre relaye ainsi celle de l’autre, et n’est pas moins vive. Entre apporte une tension, un écart avec lesquels travaillent les pensées qui m’ont moi-même formé, la complexité selon Morin, la différance de Derrida, ou la somme de contradictions vivantes incarnées par la personne et l’œuvre d’Aragon… L’écart, souligne Jullien plutôt que la différence, couteau moins tranchant qui ramène à des distinctions du type le genre/les espèces, qui invite à dessiner des arbres, alors qu’avec l’écart il faut changer de sol et d’espace. L’écart met en tension, il bouscule et dérange là où la différence range et classe.
Or cette tension met au travail ce qu’elle sépare et à la fois relie, elle encourage la réflexivité – qui ne vient pas à moi par introspection, « Connais-toi toi-même » ni bonne volonté philosophique, ressorts faibles, mais par le choc d’un réel extérieur. Au fond, les œuvres fortes que je viens de citer fustigent l’ontologie naïve et la connivence des évidences, que Jullien à son tour renverse ; entre relance la dialectique, ou un point de vue pleinement communicationnel (mot galvaudé qu’il semble urgent de tirer du bourbier où il végète). Entre exige la traduction, art ou opération de va-et-vient elle-même assez comparable à la vibration : vibrer, c’est occuper alternativement deux états ou deux positions, n’être ni d’ici ni de là mais faire entendre dans cette alternance rapide la résultante d’une note ou d’un timbre.
Qui s’inquiète qu’on-ne-rencontre-plus-d’autre ? J’ai lu sous la plume de Dominique Quessada un ouvrage entier sur le thème déploratif de « l’altruicide » – écrit avec la caution, ma parole, de Peter Sloterdijk ? Ce type de regret ne fait qu’alimenter la posture superficielle du voyageur désabusé qui n’a partout rencontré que soi-même, ce qui marque bien peu de curiosité, pour les langues, les systèmes ou dia-stèmes symboliques (car ils sont entre eux incommensurables), pour les mondes propres ou simplement pour le corps des autres ! Que dire de la cosmologie, ou de la physique quantique, qui nous forcent à imaginer cet uni-vers, où nous croyons tranquillement habiter, si différemment qu’il vaudrait mieux à son sujet parler de pluri-vers ? Ou, avec Aurélien Barrau dont je reparlerai ici, pourquoi ne pas faire commencer notre conversion en direction de ce ou ces pluri-vers en scrutant parmi nous, à notre porte, la folle, la vertigineuse diversité des mondes animaux auxquels nous n’accordons généralement qu’une attention meurtrière (Big bang et au-delà, balade en cosmologie, Dunod 2013) ?
Concluons provisoirement ce papier d’étape en objectant à Quessada que l’écart, entre les cultures comme entre les êtres, peut générer de l’entre, qui génère du désir et de la libido sciendi ; qu’il ne faut ni diviniser (absolutiser) ni assimiler ou dissoudre (banaliser) cette altérité dans quelques catégories vite englobantes ; que l’autre semble le ressort de toute observation, comme de toute passion : on ne peut concevoir de sujet sans altérité ou refente intime, l’autre en moi autant qu’hors de moi semble conditionner le mouvement ou les progrès de ma vie.
(à suivre)
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