J’ai eu le plaisir de voir hier, au Théâtre de la Gaîté-Montparnasse à Paris, le spectacle Relire Aragon de Florent Marchet et Patrick Mille, le premier aux instruments (guitare, piano, synthétiseur), le second au micro…, courez-y ! Ils ne se produisent plus que pour deux séances, les lundi 9 et dimanche 15 décembre, et il serait dommage de laisser passer sans l’entendre cet Aragon assez différent de « la voix Ferré la voix Ferrat », comme chante (inoubliablement) Serge Reggiani dans « Le boulevard Aragon ».
Car c’est un poète rugueux, rageur qu’on écoute ici, anéanti par le désespoir (« Poème à crier dans les ruines » lors de sa rupture de 1928 avec Nancy Cunard), rongé par la jalousie (en 1959 dans le poème Elsa), ou en proie à une colère folle face aux conditions de l’Occupation (Le Musée Grévin, 1943). Aragon s’y montre toujours prompt à la surenchère dans la provocation politique (quand il oppose L’Internationale à La Marseillaise dans Hourra l’Oural) autant que dans l’expression des tourments nés de l’amour, ou d’une filiation difficile (« Sans famille », tiré de La Grande gaîté de 1929)… Le poète exagère ? Oui sans doute, et c’est pour cela qu’on l’aime quand il dénonce un monde gras et mort, ou déserté par l’idéal, si mal taillé à la mesure de nos rêves, ou de nos élans de fraternité. Ses imprécations (et ses sanglots) nous manquent, nous n’avons plus ces grandes réserves de colère, ni cette impudeur, nous n’entendons plus cette voix « où sonnent à la volée les cloches de provocation », nous avons perdu cette audace, ou cette confiance dans les pouvoirs du chant-quand-même qui entretient la chaleur d’être ensemble, et de parler pour ceux qui n’accèdent pas à un tel registre.
Aragon aura traversé et exprimé poétiquement le XXè siècle comme Hugo le XIXè, avec plus de fureur peut-être, et toujours cette science consommée des mots qui nous fait ordinairement (et tellement) défaut. Nous vérifions, suspendus à l’impeccable diction de Patrick Mille, quel prosateur et poète il fut, toujours aux prises avec les contradictions de sa personne et de combats qui le dépassaient, mais auxquels il se mêlait comme on plonge au torrent. Aragon se serait moins fourvoyé (certains n’ont pas fini de le lui reprocher à droite comme à gauche, à gauche surtout) s’il ne s’était aussi généreusement donné, aussi imprudemment risqué. D’avoir manqué mourir en 1918 comme à Dunkerque ici évoqué (« La nuit de Dunkerque » tirée des Yeux d’Elsa) a fouetté en lui le goût de cette vie qui malgré tout fut belle (comme dit le dernier mot de ce spectacle). Où l’on entend aussi le prologue des Poètes (1960), cette longue évocation des grandes voix qui se sont tues, et dont l’auteur prend le relais, puis le poignant « Epilogue » du même ouvrage, où le vers s’allonge à 24 syllabes, que chante Jean Ferrat mais que dit ici Patrick sans le secours de la musique, et où passe notamment une adresse aux jeunes gens qui prendront à leur tour la suite : « A vous de dire ce que je vois ».
Patrick Mille
Une soirée autour d’Aragon rassemble généralement un public de seniors, où se mêlent les militants communistes à des lecteurs qui, comme moi, n’en auront jamais fini avec les pouvoirs ensorcelants de cette haute parole. Hier on remarquait aussi dans la salle plusieurs jeunes gens, qui ne venaient pas seulement, peut-être, par déférence patrimoniale, comme on visite un monument. J’aurais été curieux de recueillir leurs impressions, si nous n’avions été conviés Odile et moi à faire la connaissance des deux acteurs en coulisse. Ont-ils goûté cet Aragon très noir, et très rock ? Ont-ils envie de se l’approprier ? Car Aragon n’a pas écrit seulement pour ses contemporains, mais avec cette passion de l’avenir et de ce temps des successeurs, dont parle si bien Le Fou d’Elsa ou La Semaine sainte, « comme un tambour voilé-dévoilé, l’avenir… »
J’avais, au colloque de Cerisy (août 2018), insisté sur l’idée d’un Aragon zeitlos comme disent les psychanalystes, branché sur un inconscient des passions ou des sentiments qui, parce qu’ils suspendent le temps en échappant à toute actualité, font de lui notre contemporain capital. Sur nos passions en effet le temps n’a pas de prise, toujours il y aura l’amour, la jalousie, la colère, les marées d’un désir trop grand ou d’une âme (le mot revient dans ce spectacle) mal accordée aux bruits et aux fureurs du monde tel qu’il va. Toujours on pourra, relisant cette œuvre avec la même fureur d’expression que Florent et Patrick, épouser les battements d’un cœur intelligent.
On entend battre ce cœur au début puis tout au long du spectacle, sa cadence ne nous quitte plus, elle s’accorde à nos propres abîmes, elle résonne depuis cette salle de la Gaîté-Montparnasse où, oui, vous entendrez, pour un soir, battre le cœur profond du temps.
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