La rue principale où j’ai choisi de m’asseoir ruisselle de guirlandes, de musiques, de piétons rêveurs ou pressés dont les paquets se heurtent dans la bousculade, où le flot ininterrompu des voitures ajoute sa trainée de lucioles rouges entre l’encombrement des trottoirs. La nuit est vite tombée en cette veille de Noël où chacun se hâte vers un ultime achat, et si ce cadeau n’était pas le bon, il n’est plus temps d’hésiter, c’est le moment d’engranger les derniers préparatifs, d’arracher aux vitrines, qui depuis des semaines regorgent de tentations, une touche finale à exposer sous le sapin, ou sur la table préparée de longue main pour le réveillon.
Je parle d’un monde ancien qui ce soir n’est vraiment plus le mien. J’ai choisi de m’asseoir ici, entre les épluchures et les crottes, de me mêler à ceux d’en bas, aux laissés-pour-compte de la fête générale auxquels il m’arrivait de donner une pièce en passant, une aumône à la dérobade. Avec cette question tenaillante si je croisais leur regard, quels yeux portaient-ils sur ces étalages dégoulinants de futilités, sur ces potlatchs écoeurants de dépenses vaines ? Appréciaient-ils la délicatesse culinaire, ou le raffinement vestimentaire qui montent la garde et paradent dans ces boutiques, façon de rappeler au chaland, où qu’il porte les yeux, son devoir de consommateur ? Comment voir danser autour de soi tant d’argent, et en recevoir si peu ? Avec quelle rancune réprimée, quelle rage folle de renverser ce décor absurde, ces rapports iniques, me disaient-ils merci ?
Les commerces de cette rue sonorisée enchaînent les mélodies sirupeuses comme une retouche cosmétique, une vague réminiscence de cantique en forme d’excuse : « Les an-ges dans-en nos campagnes… Glo -hohohohoho – hohohohoho – hohohohoho – ria ». N’oublions pas que Noël est tout de même un fête religieuse, sussurrent les hauts-parleurs ! Moi aussi j’ai dû chanter ça, avec quelle ferveur, à la messe de minuit. Et bien sûr « Petit papa Noël / Quand tu descendras du ciel… » de l’inusable Tino, quelle scie à tous les carrefours ! Ceux du Café de la gare ne l’avaient pas raté, le Père Noël est vraiment une ordure !
Entre les épluchures et les crottes, les mégots, les gouttes de pluie qui tombent par moments et qui me remontent les fesses contre la façade… Face aux trottinettes, aux chiens, aux courses en tous sens des piétons, les jambes du SDF se recroquevillent comme ces journées glaçantes où le soleil demeure au plus bas. Je n’avais jamais observé la rue sous cet angle-là. Observer est beaucoup dire, on ne fait rien depuis cette place, à peine regarder ces passants pressés qui dans leur hâte grotesque se ressemblent, et qui eux nous voient à peine. Ou évitent de le faire, leur écart d’avec nous deviendrait vite gênant. Merci madame ! Une pièce dans mon gobelet, assez lourde il me semble, 50 centimes ou un euro, tout le monde ne se fend pas d’une pareille somme. Se fendre, tu parles d’un verbe appliqué à ces bedaines boudinées, à ces silhouettes calefreutrées, sprinters des dernières courses ! Nous gênons, nouis faisons tache dans ce royaume du kitsch et des bonnes intentions, impuissants à capter ce torrent de cadeaux exclusivement réservés à la famille, aux amis, au cercle bien verrouillé de leur bienfaisance ! Noël est d’abord un festin, une gabegie, une énorme bouffe dont nous picorons quelques miettes.
J’ai voulu comprendre cette disproportion. Comprendre n’est pas le mot, éprouver plutôt, ressentir avec leurs yeux, leurs pauvres mains tendues, leur fatigue. Il n’y a rien à comprendre à la satisfaction, au joli teint des riches qui défilent devant nous, qui s’empiffrent, qui ce soir vont se gaver toutes portes closes en nous laissant dehors dans les intempéries. Et toute cette fête, comme ils disent, au nom d’une histoire ancienne. Ils s’appelaient Joseph et Marie, cheminaient avec leur âne en demandant ici et là une hospitalité qu’on leur refusait de partout, elle enceinte pourtant, tous deux épuisés. Jusqu’à cette étable où Il est né. Comme l’histoire partout, toujours se répète, mais à l’envers, les chrétiens bien au chaud avec leurs cadeaux, leurs sapins, leurs messes de minuit, et les SDF à la rue, et tant pis pour eux s’il neige ! C’est si beau les flocons sur la crèche et les branches du sapin.
Je dis nous et je ne les connais pas, on ne s’adresse pas la parole entre mendiants sur le trottoir, on ne se fréquente pas. Forcément puisqu’on se fait concurrence, qu’on se gêne réciproquement : plus les gueux sont nombreux à demander la charité et moins il y en aura pour chacun. La famille de migrants avec ses gosses de l’autre côté de la rue me pique des clients, c’est évident. Je ne leur en veux pas, ils n’ont pas le choix.
J’ai choisi de faire le clodo, combien de temps vais-je tenir ? « … quand tu descendras du ciel ». J’ai quitté un ciel plutôt confortable et pris le train pour une ville quelconque, où j’étais sûr de ne pas croiser de connaissances. Je n’ai emporté aucun argent, très peu de linge de rechange, comme matériel de toilette un peigne, une brosse à dent, pas de rasage. Je m’en remets aux services municipaux pour me ramasser en cas d’urgence, je crois qu’ils ont des centres où on passe la nuit en dortoir, où on vous sert une soupe et une douche, enfin j’espère. Pour l’instant, ça peut aller. Sous ma couverture et avec mon ciré, je crois pouvoir tenir deux jours ici, le sol est dur mais j’ai toujours été bon dormeur, et tant qu’il ne pleut pas…
« Ho-holy night… » serine la sono. Ou encore « Mon beau sapin, O Tanenbaum ! ». Tout de même je suis tombé bien bas. Ou n’est-ce qu’un mauvais moment à passer, une sorte d’épreuve dans un concours de résistance, de survie ? Comme je l’ai dit, j’ai choisi pour Noël d’avoir ça ou d’en passer par là, pas de quoi fouetter un chat ni jouer au héros, j’en vois depuis mon poste tellement d’autres qui ne rentreront pas chez eux, qui sont scotchés ici sans corde de rappel ni ticket de retour. Je vis provisoirement sans argent, mais je conserve au fond de ma poche le fameux ticket. Même si « chez moi » et depuis le départ de Maud, je ne peux plus compter sur grand monde pour m’attendre.
Comme ma propre vie s’est recroquevillée ! Il n’y a pas que les jours d’hiver. Un beau matin j’ai compris avec effroi que le chemin était tracé, que désormais et jusqu’au bout je n’aurai plus été que ça… Un senior somme toute respectable, auquel on téléphone encore, que quelques-uns saluent dans la rue, ces rues au parcours étroitement fléché, où il ne fait pas bon regarder à côté. J’ai été pris du désir bizarre d’aller vers ces gens qu’on dévisage à peine, le temps de leur glisser une pièce distraitement. Non pour leur parler, cela viendra peut-être, mais pour entrer un moment dans leur condition : partager un bout de trottoir crasseux, les regards hostiles ou les rebuffades des passants qui sentent bien que quelque chose cloche dans le paysage, un soir pareil où la générosité coule à flot, où on ne sait plus à qui porter des cadeaux !
On appelle ça la cloche, c’est bien trouvé, et pour certains ça leur colle à la peau avec les puces du chien, les odeurs infectes, les brûlures d’estomac, les crachats. À quand remonte la dernière douche ? Comment font-ils pour chier ? J’en ai vu qui mangent dans les poubelles, ouvertement. Marie et Joseph du moins ont pu compter sur les bergers, sans parler des rois mages arrivés plus tard, mais dans quel équipage ! Les enfants raffolent de cette histoire, que racontent à leur manière naïve les santons de la crèche, c’est tout un programme chez les familles chrétiennes d’installer cette crèche sans y mettre tout de suite l’enfant Jésus, qui ne prendra place sur son petit paillis que le soir du 24, au son des cloches qui carillonnent la bonne nouvelle. Tandis que les jeûneurs, les gêneurs resteront dehors.
C’est assez facile de tomber, de rejoindre la terre, l’humus. De toucher le fond. L’homme que j’étais ne s’en croyait pas capable. Est-ce qu’on gagne par là en humanité ? Je me le demande ; je ne crois pas aux vertus de la mouise, la pauvreté ainsi entourée de richesse rendrait plutôt teigneux. Mais se dépouiller, faire un écart, une pause dans la course, pourquoi pas ?… D’ailleurs, la course à quoi ?
Merci mon petit ! Une dame a ouvert son sac et chargé son gamin de me faire l’aumône. Je dois avoir récolté depuis ce matin dans les douze-treize euros, je ne connais pas la moyenne pour un jour pareil. De quoi prendre un sandwich au bar voisin et profiter des toilettes, avant de revenir ici faire mon trou pour la nuit. Je ne sais pas comment mais j’ai déjà sommeil, je crois que je suis capable, pour la première fois de ma vie, de dormir dans la rue. Et de fredonner pour moi-même, avec Léo Ferré (l’anti-Tino) « Madame à minuit croyez-vous qu’on veille / Madame à minuit croyez-vous qu’on rie… », un poème où Luc Bérimont raconte le Noël cruel des paysans déracinés, des paumés, des corbeaux…
…
J’ai replié l’ordinateur, assez écrit pour aujourd’hui. J’ai bien observé, depuis ce bistrot où je demeure au chaud, le clodo du trottoir d’en face, et il m’a inspiré cette petite fable, « Conte de Noël ». Pauvre vieux, tu n’as pas de ticket de retour, ni la chance d’être tombé ici à l’essai, ou comme on dit pour voir. Et ta personne ne me fascine pas assez pour me donner envie de prendre ta place, comme dans ces nouvelles de Cortazar où le narrateur s’approche tellement près du poisson axolotl derrière la vitre de l’aquarium, ou de la vieille sur le pont, que les extrêmes se touchent et que les observateurs permutent ! Entre nous deux, ça restera chacun la sienne ; je vais te porter la monnaie de mes consommations et retourner auprès des enfants décorer le sapin, en attendant de placer à minuit le petit Jésus dans la crèche…
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