Je ne connais pas littérairement Gabriel Matzneff, je n’ai chez moi aucun de ses livres et ne l’ai jamais considéré comme un auteur de valeur ; mais il est difficile, ces jours-ci, d’échapper à son nom, comme il était courant, dans les années quatre-vingts, d’apercevoir son élégante silhouette sur les écrans d’Apostrophes où il est passé, je crois bien, cinq fois. On voit par ce rappel quel fin lettré fut Bernard Pivot, apparemment friand de ce « bon client » ; ne lui apportait-il pas ce piment de scandale sans lequel les présentations d’ouvrages sur le petit écran risquaient de lasser ?
Hélas, la personnalité de l’auteur des Moins de seize ans, du Dictionnaire de philosophie et d’un sulfureux Journal vient de connaître un retournement peu banal. Celui qu’encensait Mitterrand, que publiait Philippe Sollers copieusement chroniqué par Josyane Savigneau, le gourou d’une forme originale puisque osée, transgressive de libération sexuelle vient de basculer dans l’enfer de la réprobation. Il ne fait pas bon ces jours-ci être de ses amis ; et je n’ai encore vu personne prendre sa défense.
Au-delà du cas Matzneff, et de l’ouvrage assez remarquable de Vanessa Springora, Le Consentement, qui vient de lui porter un coup fatal, il semble intéressant de se demander comment ce qui était toléré voire loué autour de 1980-1990 a revêtu aujourd’hui un visage si odieux ; de prendre la mesure, autrement dit, du paysage très noir que nous cachaient les jeux de mains caressantes et la voix suave du collectionneur de vierges, ou (à Manille) de gamins de douze ans. Car le livre de Vanessa nous détaille les ravages d’une séduction précoce, la somme de lâchetés parentales, ou de distractions, qui la précipitèrent dès l’âge de quatorze ans entre les griffes du prédateur ; les efforts de celui-ci pour toujours lui parler la rhétorique éculée de l’amour, que tout son comportement ouvertement démentait ; et la conspiration d’un air du temps qui lui permettait d’émarger aux salons littéraires, aux séances de signature ou aux attentions de Bernard Pivot.
J’ai croisé Matzneff une fois, à la sortie de Radio Aligre dans le douzième arrondissement, où j’enregistrais sur Aragon et où lui prenait ma suite, pour je ne sais quel ouvrage. Philippe Vannini, l’animateur de cette dynamique antenne, ne m’a plus jamais invité depuis mes démêlés de 2012 avec Jean Ristat (client lui aussi de ce plateau). Les micros s’ouvrent ou se ferment selon d’obscures affinités, que le livre Le Consentement m’aide à débrouiller ; car il y eut, soutenant la carrière de Matzneff, toute une société tissée de complaisances, et d’envies refoulées ; et où des actions criminelles trouvaient l’absolution au nom de l’aura littéraire. Le livre lavait plus blanc, l’aveu de la publication fonctionnait dans ce petit monde comme alibi. Il n’est que de visionner l’émission d’Apostrophes qui tourne ces jours-ci sur les réseaux sociaux : que de gloussements, de rires complices accueillent les ébouriffants récits du quinquagénaire couvert non de femmes, mais de très jeunes filles qui se bousculeraient (à l’en croire) dans son lit sans lui laisser aucun répit ! Pivot plus ahuri que jamais fait celui qui n’en revient pas, mais qui salue au fond l’artiste d’un œil égrillard, avec un mélange tartuffe de réprobation et de concupiscence. C’est ce voyeurisme sans doute que Matzneff réveillait à la ronde, et qui faisait son succès de faux bonze toujours prêt à proposer aux adolescentes ses parties de zanzibar, avant de nous en faire profiter !
Il se présentait pour cela en porte-drapeau d’une croisade de libération du désir, de tous les désirs et donc d’abord de ceux, supposés enfouis et réprouvés, des très jeunes gens. Des jeunes débutantes, la « giovanne principiante » chantée par Leporello débitant l’air du catalogue de Don Giovanni. Comme si l’on pouvait, avec celles-ci, enchaîner les amours sans à tour de bras les flétrir, les massacrer…
Denise Bombardier
Sur le plateau d’Apostrophes dont je me souviens le mieux, il rencontra ce soir-là, tranchant avec le consensus habituel, la courageuse Denise Bombardier qui lui dit non seulement son fait, mais blâma le laxisme français, et la confusion générale qui permettait à un tel personnage de paraître et de faire à ce point figure. Quel embarras autour de Pivot, et quel tollé ! Je me souviens que ma femme Françoise, alors psychanalyste, approuva franchement Bombardier, pourtant bien seule, et que cela entraîna chez nous une soirée de discussions ; celles-ci n’étaient pas gagnées en faveur de la québécoise, que Sollers les jours suivants n’hésita pas à qualifier de « mal baisée ». Ô tempora, ô mores !…
Bombardier peut s’estimer aujourd’hui pleinement justifiée par le livre de Vanessa (le lui a-t-elle envoyé ?). Mais que pensent de ces émissions Pivot, et ses invités qui faisaient alors chorus ? Sont-ils dessillés, capables enfin de dénoncer ce qu’ils faisaient mine d’approuver ?
Le même Pivot raffolait, à juste titre cette fois, de Michel Tournier, un autre ogre auto-proclamé dans son chef d’œuvre, Le Roi des Aulnes (Goncourt 1970), sur lequel j’avais publié dans la revue Critique mon premier article, « Des métaphores à la phorie ». J’eus la chance de fréquenter Tournier à la suite de cette petite étude, dans son appartement d’Arles comme au presbytère de Choisel, où il se montrait très accueillant. C’est dans son jardin de curé qu’eut lieu devant moi une petite scène assez pénible, d’un jeune homme qui pouvait avoir l’âge adulte, et venait sur sa moto rançonner le grand écrivain, « qui lui devait bien ça ». Et Tournier de s’exécuter, en me prenant à témoin pour soupirer sur le charme des enfants qui passe si vite, et s’évanouit dans les pilosités, les mauvaises manières, l’appât du gain et le goût des grosses cylindrées… Je ne sais comment seraient reçues aujourd’hui quelques-unes des déclarations, indéniablement pédophiles elles aussi, qui parsèment son œuvre.
Vanessa Springora
Qui ne dit mot consent… La formule rappelée dans LeConsentement mérite d’être creusée, tant elle recèle de pièges, et de faux-fuyants. C’est au nom de relations « entre adultes consentants » que le producteur de cinéma Harvey Weinstein plaide en ce moment sa (très improbable) défense. Qu’implique en effet ce mot ? Une égalité, de jugement ou de maturité, entre deux sujets ; la commune et réciproque passation d’un contrat. C’est en arguant d’un tel consentement que l’entrepreneur capitaliste, par exemple, se justifiait d’extorquer au salarié sa force de travail, ce salarié serait-il âgé de dix ans, placé dans l’enfer des mines ou des fabriques par des parents eux-mêmes réduits en esclavage. Le consentement de la misère, de la terreur ou ici de l’emprise a bon dos ! Il ne peut faire loi dans les rapports de classe, de domination, d’intimidation, de manipulation ou d’hypnose… Et ne vaut pas davantage ici, quelles que soient les vantardises de Matzneff célébrant la libération du désir de petits Philippins dont il achète l’anus pour une somme dérisoire.
Vanessa Springora a très bien documenté, en chapitres successifs, la fascination, l’emprise, la déprise, l’empreinte puis sa libération par l’écriture d’un livre. Ce monde ou cet ordre du livre figurent en effet l’alpha et l’omega de son histoire : petite, elle est élevée dans la maison d’édition de sa mère, côtoie ces dieux pour d’autres inaccessibles, les gens-de-lettres comme autant d’Olympiens. Mais cette mère est bafouée, délaissée par le père de Vanessa, lui-même grand amateur de bibliothèques strictement rangées, de restaurants hors de prix et de poupées gonflables. La carence familiale explique assez comment l’intérêt manifesté pour la fillette par un Matzneff, auréolé auprès de la mère d’un charme certain, put fonctionner comme délégation de paternité. Et puis assez vite s’appliqua, devant le couple improbable ainsi formé, la formule étourdie que Louise de Vilmorin lança en réponse à l’enquête « Que pensez-vous du mariage des prêtres ? – Oh moi vous savez, du moment qu’ils s’aiment ! »…
Un amour pouvait-il se former dans de pareilles conditions d’insurmontables inégalités ? C’est pourtant la fable à laquelle se range la mère ; et que confirme encore une pathétique rencontre de Vanessa avec un Emil Cioran bien peu perspicace ! (Mais quel philosophe, en ces années déconstructives et désirantes, était capable de faire solidement barrage ?) Un individualisme forcené, ou libertaire, présidait donc à cette fiction d’une jeune fille capable de « consentir ».
L’affaire Matzneff fait symptôme d’une autre façon, en nous montrant ce que la figure de l’écrivain supposait d’exception : celui qui écrit est nécessairement, au moins potentiellement, au-dessus des lois, comme le rappelait jeudi 2 janvier un perspicace sociologue invité au micro de Guillaume Erner. La notion même de « coupure épistémologique » forgée par Bachelard déborde ici, pour faire de l’écrivain un être qui n’endosse ni la sensibilité, ni le sens commun ordinaires, nécessairement trompeurs. L’écrivain par définition se doit de rompre, d’où le succès et la figure « exemplaire » de G.M., libertin-libertaire de droite où la gauche pouvait se reconnaître, l’homme au-dessus des lois, tenu comme le lacanien de ne pas « transiger sur son désir »…
J’ai dit combien Matzneff me semblait étranger. Je crois en effet qu’un écrivain, au rebours de cette stature soi-disant exceptionnelle, est d’abord et foncièrement un être du commun, et qui défend ce commun, ce fond de sensibilité ou ce bon sens qui n’est que trop de toutes parts attaqué, menacé, raillé. J’aime le réalisme d’Aragon et son extraordinaire, sa touchante sensibilité (qu’on peut prendre pour de la sensiblerie), j’aime chez François Jullien le retour incessant au fonds, ou au foncier, comme j’aime chez Edgar Morin l’homme précisément attentif à l’air du temps, prospecteur de cet humus qui nous relie, et fait notre humanité. Un grand écrivain en d’autres termes m’apparaît comme une force de liaison, non de déliaison ou de fracassantes ruptures.
Comment un Gabriel Matzneff fut-il possible ? C’est le livre, disais-je, qui faisait l’autorité (bien illusoire) et l’ascendant sur quelques esprits d’un tel manipulateur ; c’est une époque ou une certaine conception de la littérature qui imposa aux plateaux de télé et aux prix littéraires (Renaudot 2013 !) ce personnage que j’associerais plutôt, pour ma part, aux Bains Deligny. C’est parce qu’elle lisait Eugénie Grandet (l’ingénue grandit !) que Vanessa Springora tomba sous son emprise : le charme passait, se cristallisait, se renforçait par la stature d’écrivain du prédateur, qui attrapait ses proies par le miel ou la glu de ses livres, avant de les y emprisonner en racontant quel « exceptionnel amour » tous deux venaient de vivre… Pour le pervers narcissique fort bien illustré dans la personnalité de G.M., l’admiration portée aux livres rejaillissait sur sa personne en lui apportant des proies propices à faire de nouveaux livres, la boucle du narcissisme se trouvant bouclée, ou une spirale ainsi amorcée. C’est par un livre enfin, Le Consentement, et les pouvoirs d’une parole que l’enfant, l’infans qui bredouille encore ne saurait tenir face au beau parleur, que Vanessa quitte le rôle de victime pour prendre ici pleinement celui de sujet. Le Consentement, ce récit éprouvant propre à nourrir notre indignation, devient ainsi le livre d’une catharsis, ou d’une épreuve durement surmontée par les moyens même du livre.
Et Gabriel ? Comment va-t-il nous jouer le coup suivant ? Pouvons-nous imaginer quelle est sa figure d’octogénaire blessé aujourd’hui, foudroyé dans son image ? Ce qu’il rumine, ce qu’il enfouit ? Je vois pour lui une issue, que je lui suggère s’il lit jamais ce billet. Un grand Narcisse ne peut se refaire que publiquement, sous le regard de la foule. Puisque lui-même nous a habitués à ses prédications de croyant orthodoxe, qu’il s’empare de ce rôle en le jouant à fond, celui du grand pécheur à la Dostoïevsky, qui a beaucoup fauté mais qui (dessillé par le livre de Vanessa qu’il remercie profondément) se repend, et du fond de son abîme tourne désormais son bâton de pèlerin vers quelque ermitage où toute tentation lui sera épargnée, où il connaîtra sa misère, et l’acceptera. Un renoncement public, une contrition sincère (s’il en est capable) seraient un épilogue décent à ce destin (ce festin ?) si funeste…
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