Voici donc la suite des documents manuscrits promis, confiés pour exposition à la Bibliothèque Municipale de Grenoble.
Tout d’abord ce billet de protestation, crayonné en bleu lors d’une séance du Comité National des Ecrivains à Paris en novembre 1944, qu’on imagine houleuse. Il est suivi de la lettre de démission d’Aragon, datée et signée, que je n’ai pas recopiée. On lit sur le billet :
« Monsieur le Président,
J’ai demandé que soit, avant d’engager le débat, posée une question préalable. Il n’y a pas été répondu.
Au cours du débat, l’argument fidélité à Pétain ayant été réintroduit notamment par M. Gabriel Marcel, je me retire de la séance, et n’y reviendrai que si satisfaction est donnée à une exigeance (sic) qui est celle non d’un écrivain mais d’un Français.
S’il en était autrement, je me considérerais comme exclu par le CNE de ses rangs et j’en saisirais l’opinion
Aragon »
Il arrivait à Aragon d’envoyer à la fois une lettre et un livre – la lettre tenant lieu de dédicace. C’est le cas avec cet envoi du Fou d’Elsa à ses amis Josephson du Connecticut (Hannah avait traduit en 1941 Les Voyageurs de l’impériale), sur la page de garde du Fou paru en octobre 1963 dans la grande édition blanche, que le manuscrit d’une écriture serrée recouvre entièrement. Le récit de la mort de Tristan Tzara permet de dater ce texte des derniers jours de 1963.
« Chère Hannah, cher Matty – on dirait que je ne sais vous écrire que sur les livres : j’ai le sentiment de m’être conduit avec vous comme un ours mal léché, je n’ai pas répondu à Matty qui voulait des photos, qui m’a envoyé son livre etc etc. C’est que trois ans j’ai écrit cette « Histoire parallèle » qui doit paraître en Mars, je crois, aux U.S.A., et que j’étais comme fou, et puis quand j’en ai eu fini, je n’en ai pas eu fini (parce qu’il y avait une édition illustrée où je devais surveiller le travail, faire les légendes…). Or, j’avais en 1959 commencé ce monstre-ci, auquel je devais travailler en cachette… et qui m’a dévoré à son tour jusqu’à ces jours-ci. Maintenant on a inventé de publier en 32 volumes (16 d’Elsa, 16 de moi) ce que les éditeurs diaboliques appellent nos Œuvres romanesques croisées, c’est-à-dire romans et nouvelles d’Elsa et de moi qui se vendent par souscription comme au XIXe siècle, et de telle façon (les tomes numérotés à la suite sans tenir compte si le livre est d’E. ou de L.) que dans les bibliothèques les gens ne puissent jamais plus nous séparer. Elsa appelle cela « notre cercueil », et nous sommes contents d’y dormir ensemble. Mais que devenez-vous ? Et les fils ? Et quand venez-vous ici ? Vos avions vont vite, et si vous voulez encore nous voir ils ont raison de le faire. Voilà que notre pauvre petit Tristan est parti. Je l’ai revu juste avant cette nuit de Noël où il s’est tout à fait endormi, il ne voyait plus, ne parlait plus, mais m’a cherché de la main près de son lit, d’une main maigre et aigüe comme celle qu’il y avait vous savez [dessin d’une main de colophon] dans les textes Dada. Je vous embrasse, Elsa aussi
Louis »
Sur un livre de poèmes de Yannis Ritsos, La Maison est à louer (EFR 1967), Aragon écrit à Jean-Louis Bory, la même année (sans date) :
« à Jean-Louis Bory, ce livre comme une preuve à l’appui du bien-fondé de notre commune démarche aux premières heures des événements d’Athènes. Mais ne faudrait-il pas unir (et avec d’autres) les signatures de notre appel afin d’obtenir, au moins, la mise en liberté surveillée du poète, hors de cet affreux camp de Leros où nul n’a accès, et où il est gravement malade, sans soins ? Ailleurs, on pourrait lui envoyer un médecin fiable.
A la semaine prochaine
Aragon »
Voici enfin une lettre stupéfiante, arrivée à Grenoble aux premiers jours de 1966 dans la boîte de Marie-Jo Thivel, qui me l’a vendue trente-cinq ans plus tard. Cette correspondante avait écrit à Aragon pour lui demander de préfacer un recueil des poèmes d’Alain Borne. Cette lettre a déjà paru, annotée par moi, dans le journal « Faites entrer l’infini » bien connu des aragoniens ; je la republie ici avec mes note d’alors.
L’archive que je confie à la Bibliothèque contient d’autres documents – une dédicace des Yeux d’Elsa « à Nusch, à Paul » pour fêter en 1943 leur réconciliation, une étonnante dédicace du Voyage de Hollande (1964) à Saint-John Perse qui venait d’avoir le Nobel, une lettre de réponses (assez précises) à l’enquête d’une étudiante anglaise sur les poètes de la Résistance – que je n’ai pas pris le temps de transcrire, et que les visiteurs découvriront.
(Aragon sur le vif, du 14 au 26 septembre à la Bibliothèque municipale d’études de Grenoble, en face du multiplex Pathé-Chavant).
Avocat à Montélimar et poète, Alain Borne avait publié en 1941 Neige et vingt poèmes ; c’est en réponse à ce livre, d’une inspiration peut-être trop éthérée, qu’Aragon avait écrit en août 1941 l’un des principaux (et des plus saisissants) poèmes des Yeux d’Elsa. Intitulé « Pour un chant (national) », ce texte avait valeur de programme et d’art poétique pour la Résistance, et il est probable qu’à la suite de cet échange les deux hommes s’étaient rencontrés, lors du séjour forcé des Aragon dans la Drôme.
Alain Borne décéda le 21 décembre 1962 dans un accident de voiture. Une partie de ses textes se trouve recueillie, en deux volumes (1980, 1981) aux éditions Curandera de Poët-Laval, et les éditions Voix d’encre poursuivent aujourd’hui cette publication. Marie-Jo Chauvet-Thivel, enseignante à Grenoble, avait été très liée à Alain Borne ; à la fin de 1964, elle écrivit une première fois à Aragon pour attirer son attention sur la mémoire du poète, et celui-ci lui répondit par un billet, posté le 27 avril 1965 : « Il y a dans un livre qui, j’espère, paraîtra cette année, quelques mots sur Alain. Pas du tout ce que vous attendez, mais comme une promesse publique, en tout cas. Je vous l’enverrai, ce livre, et cela vous paraîtra peut-être dément ».
Il s’agissait de La Mise à mort. Désireuse de pousser Aragon à en faire davantage, sa correspondante lui adressa en retour des textes d’Alain Borne, et s’attira la réponse suivante. Lettre superbe, orageuse, follement injuste dans sa retorse argumentation, mais lettre de vérité jetée par un écrivain au sommet de son oeuvre à une correspondante qui ne lui est rien et qu’il ne rencontrera jamais. Aragon peut se dire, en ces années, légitimement épuisé, et lui-même raconte dans La Mise à mort comment il lui arrive, à l’ouverture d’une maison de vacances, de s’étendre de tout son long sur le sol : « C’était une fatigue mortelle, il fallait bien se mettre sur le dos, toucher le sol (…), là sur la pierre, la poussière. C’était cela, le milieu, ne plus savoir ni ce qui vient avant, ni ce qui vient après, rien, rien que la fatigue entre les deux (…) le poids géant des jambes, les pieds bleus de veines… » (Folio, page 157).
Au moment de cette lettre, le procès de Siniavski et Daniel s’est ouvert en U.R.S.S., et Aragon va peser de tout son poids en faveur des accusés ; la réécriture des Communistes à laquelle il fait ici allusion alourdit certainement ce contexte moral, et on comprend qu’il se sente, en effet, harcelé de sollicitations inopportunes. Mais on devine aussi, à lire ces pages furieuses, que le nom du poète drômois a réveillé et touché en lui une zone très sensible. N’avait-il pas, dans Henri Matisse, roman, fait en passant la remarque que le roman de Matisse aurait pu tourner en celui d’Alain Borne ?
La lettre que m’a confiée son aimable destinataire constitue donc le fragment, émergé, de l’un des romans réprimés d’Aragon. Mais on y lit aussi un document de premier ordre sur la graphomanie d’un auteur capable d’écrire six pages à une inconnue pour s’excuser de n’avoir pas le temps de lui écrire !
« 1/1/66
Chère Madame,
J’ai sous les yeux vos deux dernières lettres (la première du 6 novembre, la seconde de ces jours-ci). Bien que je puisse comprendre votre impatience, et que, par exemple, il soit tout à fait possible que vous croyez que je garde tout cela que vous m’avez envoyé sans la moindre intention d’écrire jamais un mot sur Alain, peut-être faut-il que je vous explique comment vont les choses.
Croyez-moi ou ne me croyez pas. J’ai réuni tout ce que j’ai d’Alain, y compris les inédits que vous m’avez envoyés, à portée de ma main dans mon bureau dans l’intention de faire ce travail, un peu autrement qu’un travail. À mon grand regret, le temps ne m’en a jamais été donné, et peut-être que vous imaginez que c’est de ma part paresse, négligence, indifférence. Pourquoi pas, n’est-ce pas ? Seulement vous ne vous représentez pas ma vie, ce crime qui est le mien, d’être vivant, moi. Et vous savez je n’y tiens pas tant que tout ça, mais la multitude des gens qui ont des droits sur moi fera sûrement que le jour où je leur échapperai j’aurai à la dernière minute une bonne pensée pour eux, pour le tour que je leur jouerai en n’étant plus là, et il faudra qu’ils exigent de quelqu’un d’autre ce qu’ils exigeaient de moi. Aujourd’hui, par exemple, 1er janvier 1966, j’ai dû écrire 47 lettres (je dis lettres, pas des mots à la va-vite, ou des souhaits de bonne année, le monstre que je suis ne souhaite jamais rien à personne). Il y a les morts, et ils sont légion, les vivants et ça fait pas mal : il arrive que je parle de quelqu’un, J. S. Alexis par exemple à qui on a crevé les yeux dans sa prison avant de le tuer, et qui n’avait pas eu droit à trois lignes dans toute la presse mondiale[i]. Mais il m’arrive de ne pas y aller de ma messe de bout de l’an pour quelqu’un que j’aimais bien pourtant, de quelqu’un dont par exemple j’ai écrit à moi seul plus que tous les gens de France et de Navarre, mais alors par conséquent c’est une raison qu’on exige que je remette ça. Ce qui fait qu’à la fin il y a des hommes qui ont été mes amis et auxquels je ne puis penser sans une épouvantable fatigue. Peter Rhodes[ii] vous a été désagréable, Madame, je le regrette, mais personne depuis près de cinq mois qu’il était mort ne l’avait signalé, seulement signalé en France, et dans son pays c’est quelqu’un dont on ne parle pas. Des choses de ce genre-là, je n’y fais pas toujours face et je le regrette, mais même cela n’est pas toujours possible, bien que je dorme très peu, et que je travaille souvent à la lumière vers cinq ou six heures du matin, pour me coucher le soir suivant à deux ou trois heures. Ça ne fait rien, n’est-ce pas, puisque je suis vivant, ignoblement vivant.
Il faut aussi que vous sachiez, Madame, que je ressens le désappointement des autres, des autres qui sont comme vous et dont on ne compte pas le nombre sur les doigts, beaucoup, beaucoup, comme disent les sauvages, en agitant les mains. Que cela m’empêche de dormir. Mais qu’à chaque fois que ce que je m’apprêtais à faire du fond de mon cœur, de mon vieux cœur, usé, malade, qui se met facilement à battre à 150 ou 160, on vient me rappeler que je ne l’ai encore pas fait, que qu’est-ce que j’attends, et ainsi de suite, eh bien, imaginez-vous que cela m’empêche absolument de le faire, de le faire comme un pensum, parce que, moi, je ne peux rien faire comme un pensum. Et en tout cas pas quand il s’agit d’Alain Borne. Imaginez-vous.
Je sais que vous trouvez cette lettre odieuse, injuste, affreuse, tous les adjectifs que vous voudrez. Mais je n’y peux rien. J’en ai assez de faire mon devoir. Si vous voulez que j’écrive d’Alain comme un boy-scout qui fait sa B.A., c’est votre affaire, mais moi, non, je ne le ferai pas.
Quand je pense à l’ampleur que je voulais donner à une étude sérieuse des poèmes d’Alain, et comment je voulais donner au-delà de cela même signification générale à ce que j’écrirais… et que, peu à peu, après avoir laissé une fois, deux fois, trois fois le temps de reprendre ma respiration, d’oublier que ce n’était plus moi qui voulais écrire, mais que c’était quelqu’un qui l’exigeait de moi… quand je pense que peu à peu le sentiment me vient que je ne pourrai plus jamais penser que j’étais sur ce sujet-là parce que j’en ai l’envie, le désir, la passion, mais parce qu’on le veut de moi, je vous assure, Madame, que la tristesse que vous pourriez en avoir est sans mesure avec l’amertume que j’en ai.
Vous m’avez deux fois réclamé les textes qui vous appartiennent ; vous estimez, et sans doute avez-vous raison, que vous me les avez assez longuement confiés comme ça… très bien, il suffira d’une ligne de vous et je vous les renverrai. Si je ne le fais pas aujourd’hui c’est uniquement par respect de ce qui vous rend impatiente, parce que je pense tout de même qu’évidemment je ne compte pas à vos yeux, que pour vous ce n’est pas de moi qu’il s’agit, ce que je trouve normal. Le malheur est que quand il s’agit d’écrire, ce soit tout de même de moi que cela dépend, d’un moi nerveux, vicieux peut-être, en tout cas qui est hors d’état de faire une chose qu’on lui réclame.
Parce qu’on lui en réclame de toutes les couleurs, et que par exemple cette année c’est l’année Romain Rolland, paraît-il (il aurait cent ans) et on ne comprendrait pas que je ne fasse pas le discours en Sorbonne (2 mars prochain) à ce sujet, et que même ça, qui je vous assure exige bien deux mois de lectures (relectures, n’est-ce pas, ça semble facile) à ne rien faire que lire… même ça ne leur suffit pas, c’est un perpétuel harcellement [sic], semaine R.R. ici, semaine R.R. là – remarquez, je vais les envoyer tous promener[iii]. Il y a une femme que je respecte et dont le mari, il fut presque un ami, a été tué dans les camps de Staline, depuis deux ans un livre de celui-ci attend pour paraître en France une préface de moi, le livre est composé, l’imprimeur, l’éditeur protestent[iv]. Je suis pris dans une affaire bien « personnelle » cette fois, nos Œuvres croisées vous savez, avec Elsa (qui est malade, Madame, depuis six ans, au point que je tremble à toute minute du jour et de la nuit), dont 12 volumes, un travail monstrueux, ont paru en un an et demi, et nous avons déjà préparé les tomes 13-14 et 15-16, Elsa est sur les 17-18, moi sur les 19-20, nous devons avoir fini dans les quinze mois (32 volumes en tout), et j’ai réécrit de fond en comble[v] Les Voyageurs de l’impériale et je suis en train de réécrire Les Communistes (six vol. dans l’édition originale, quatre ici) en en enlevant huit personnages. Tout ça, naturellement ne compte pas, c’est affaire égoïste. Il y a toutes les choses dont moi seul, paraît-il, je puis parler. Celles que je n’énumère pas, devant vous, comme devant d’autres, je ne parlerais pas d’Alain Borne. Par décence. Comme il y a aussi, je le dis en passant, toutes les choses pour lesquelles je paye, je paye sans arrêt, et pour lesquelles je dois gagner l’argent qui sert à les payer, tant pis si j’en crève, mais si je ne le faisais pas, personne ne croirait que c’est par autre chose qu’avarice, alors je fais le nécessaire, et je suis là, comme un homme perpétuellement saigné, vous m’entendez, saigné. Mais je n’ai plus le droit de m’arrêter. Il y a des gens qui comptent sur moi, vous ne voudriez pas que, moi, je compte ! Oh, j’ai tort de vous dire ça, mais si vous saviez ce que j’en ai assez, assez. De toujours passer des examens, de rendre compte de mon emploi du temps, d’être jugé sur ce que j’écris et sur ce que je n’écris pas, de devoir être poli, avoir le sourire, écouter les gens, les recevoir, répondre à leurs lettres, envoyer des mots de recommandation pour des gens qui n’ont pas à manger ou qui ne peuvent pas se marier avec la femme qu’ils disent pour le moment qu’ils aiment, et j’en passe. Et lire leurs manuscrits, leurs vers ridicules, leurs romans confondants, leurs élucubrations insanes, et faire le gentil, et me rappeler qu’eux, ils trouvent ça bien, et que de quelqu’un comme moi un mot trop sévère ou trop juste peut les tuer, me rappeler que je dois me faire pardonner à la fois d’être ce que je suis et simplement d’être.
Voilà, Madame, la vérité. Cette chose intolérable. Mais je mens mal, et puis je n’en ai pas l’envie. Je ne fais rien ici pour vous plaire. Je vous dis ce qui est. Au-delà de cela, si vous le voulez, détestez-moi. Réclamez ces livres, ces papiers, je ne vous les ferai pas attendre. Il ne m’appartient pas de vous dire ceci est juste ou injuste. J’ai l’habitude d’être jugé, à vous de le faire, je ne suis pas à un jugement près. Je me suis montré à vous tel que je suis. Sans rien farder. Vous avez le droit d’aimer assez Alain pour me haïr. Je ne m’en plaindrai pas. Je suis au-delà des plaintes.
Votre très respectueux
Aragon »
[i] Jacques Stéphane Alexis, poète et romancier haïtien, auteur notamment du très beau Compère général Soleil (Gallimard), fut assassiné à la fin de 1965 ; Aragon lui consacra un article dans Les Lettres françaises du 16 décembre 1965 sous le titre « Le Poète assassiné ».
[ii] La mort de Peter Rhodes, survenue le 1er septembre 1965, venait de provoquer Aragon à écrire un article dans Les Lettres françaises du 30 décembre, « Peter mon ami », reproduit dans FEI n° 31.
[iii] Aragon s’exécutera néanmoins – ou faut-il dire se fendra (« Verbe atroce et pareil à la bouche sans dents… ») d’une conférence en Sorbonne, publiée dans Les Lettres françaises du 3 mars 1966.
[iv] Nous n’avons pu identifier de quel ouvrage il s’agit.
[v] Affirmation pour le moins exagérée. Cf notre « Note sur le texte » des Voyageurs de l’impériale, Œuvres romanesques complètes, bibliothèque de la Pléiade tome 2, pages 1396-1405.
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